• Aucun résultat trouvé

Témoignages : récriture de l’histoire

III.2. Le langage qui griffe

III.2.3. Naufrage, la peur de mort

Chang-Yeon Kim, qui a 76 ans au moment de l’entretien, née en 1925, ouvre son témoignage par des ressentiments ; cette motivation est ambiguë, car elle a d’abord hésité à témoigner. Elle a finalement changé d’avis concernant la publication de son nom et sa photo.

“ Ça ne peut pas être enterré. Après avoir vécu ça, mon cœur ne va pas bien. Ma jeunesse a été sacrifiée. “ Quand j’étais jeune, ça a été supportable. Mais avec l’âge cela se manifeste, la colère. Quand j’étais jeune, ces moments-là, j’étais très en colère, mais par la suite, j’ai un peu oublié. Alors, demandez tout ce que vous voulez savoir (p. 55).

Elle affirme que l’expérience lui revient avec une grande colère ; quand elle était jeune, en vivant, elle s’est efforcée d’oublier, mais sans jamais y parvenir ; la mémoire se revivifie tous les jours, avec plus de vivacité, plus de ressentiment. Par conséquent, elle éprouve de

plus en plus la nécessité et l’envie d’en parler. En même temps elle a toujours peur. Elle a donc du mal à évoquer sa vie. Si les autres textes de témoignages sont construits par rapport à la vie en cours, son texte à elle est coupé de sa vie actuelle. Elle ne mentionne que le strict nécessaire, dont le moment où elle est allée déclarer à la mairie son statut de d’ancienne « femme de réconfort » : sa vie après ses 34 ans n’est pas abordée dans le témoignage. Elle a une certaine idée de l’« expérience de la femme de réconfort » et ne s’épanche pas au-delà de cette définition.

Chang-Yeon Kim a été vendue par son beau-père à une maison close, qui l’a à son tour revendue aux Japonais, quand elle avait 16 ans ; ainsi elle a été déportée à Namyanggun-do (les îles du Pacifique étaient alors un territoire sous mandat de la Société des nations et de l’Empire du Japon). Elle s’est mariée deux fois, mais cela n’a pas duré, suite à la révélation de sa condition de victime ; et cette révélation lui a valu une très mauvaise réputation et beaucoup de rumeurs, et qui ont occasionné beaucoup de souffrance.

Elle dispose d’une certaine sensibilité de la langue et d’une vraie richesse d’expression, malgré qu’elle n’ait jamais été scolarisée ; par conséquent, elle n’a pas su lire durant la plus grande partie de sa vie. Cependant son langage est très riche : Chang-Yeon Kim est surnommée Titanic Halmeoni par les chercheuses, qui ont toutes été impressionnées par sa description de la scène du naufrage. Elle affirme de plus qu’elle a toujours essayé de comprendre les langues étrangères. Quand elle était dans les îles du Pacifique, elle a essayé de comprendre la langue indienne : « J’ai écouté très attentivement des conversations entres les noirs, ‘eoeoï ! mankkaïya ?’, cela veut “dire toi, où vas-tu ?” Alors son correspondant lui répond, ‘eoeoï ! Junju mangaiya’ : ‘Là, je vais’ (p. 59). »

Pendant le trajet vers la « maison de réconfort », elle a manqué de mourir. Dans la description de son expérience de rescapée, elle emploie surtout des termes japonais, alors qu’elle n’a jamais appris cette langue. Elle s’en souvient très bien, notamment avec le traumatisme du naufrage, qui l’a le plus marquée parmi toutes ses expériences en tant que « femme de réconfort ». Ses mots étrangers sont en partie incorrects, mais elle les restitue tels qu’ils ont été gravés dans son cœur. Elle décrit la scène du naufrage :

“ Le Gyolaï est le sous-marin en japonais. Si le Gyolaï est ajalu, comment s’en sortir ou comment réagir, sinon eh bien, il faut venir à yoshibalo (p. 56).

Le Gyolaï signifie la torpille, et non le sous-marin. Elle raconte ensuite que le commandant et des membres de l’équipage du bateau se sont donnés la mort, supportant mal la responsabilité de ce trajet difficile : « Ils sont montés sur le pont du bateau ensuite ils ont

tous sauté en disant ‘Dennyeonghekaï dansei’255 (p. 56). » On suppose que cette phrase en japonais est une phrase cérémonielle avant de se donner la mort.

“ Là- bas, il y avait de l’eau, si bien que le bateau sombre dans l’eau, l’eau se rapproche du bateau. Donc, ça, on le met sur les côtés, la viande entière déshydratée, les Japonais la mettent dans la soupe, comme ça comme ça, (comme la forme du droit) ttakttak on la coupe, comme ça on le met sur les côtés. Si on entre dans l’eau, pour la manger.

“ Moi, parce que j’étais malade, je m’étais laissée distancer à l’arrière. Alors là, un soldat a sorti un très long couteau devant moi, ‘Orinasaï, oriniasaï’. Descends, m’a t-il ordonné. Moi, ‘Je mourrai dans le bateau, je ne peux pas descendre’, mais il m’a menacée avec ce couteau, je n’ai pu y résister (p. 57).

Je les retraduis :

“ Quand on est sur le point du naufrage, on porte la viande déshydratée, que les Japonais utilisent beaucoup pour cuisiner en petits morceaux, sur les côtés pour se nourrir au cas où on tomberait dans l’eau.

“ Quand on est arrivé, parce que j’étais très malade, je n’ai pas pu me déplacer. Un officier m’a menacée avec un couteau en m’ordonnant, ‘Descends !’ Même si je n’avais pas de forces, j’aurais dû essayer, sinon il m’aurait tuée. (p. 57)

Au moment où elle était à bout de force dans le bateau, les gestes des soldats lui ont permis de comprendre les expressions japonaises. Ces moments, Chang-Yeon Kim n’a pas pu les oublier. Dans son évocation du naufrage, elle revient souvent sur les détails relatifs à la nourriture : par exemple, elle se rappelle qu’un Sentokki, un petit avion en japonais, leur a largué des mikkang, des clémentines.

Elle arrive finalement au Japon pour rejoindre les îles du Pacifique – un nouveau voyage en bateau – ou elle retrouvera la guerre, quand l’armée des États-Unis les atteindra.

“ Alors, les Américains Sentokki yoki ogata hentta ogata henta, alors comme ça, ils sont venus avec des bombes énormes. Le ciel était tout noir. Jjukjjukjjukjjuk (p. 61).

Cette phrase décrit peut-être l’alerte qui précède le bombardement des chasseurs. Elle évoque le ciel noir avec un idéophone, Jjukjjukjjukjjuk, que l’on peut employer pour décrire une longue ligne : les chasseurs étaient si nombreux qu’ils formaient une longue ligne dans le ciel. Elle exprime ses sentiments, surtout la peur, avec les onomatopées et les phrases en japonais qu’elle garde gravées en elle.

255 Les langues étrangères sont en italique dans le texte original. Les chercheuses ne les ont pas traduit. Je ne les traduis donc pas.