• Aucun résultat trouvé

Hwangguk Sinmin Seosa 256 , une scène originaire de la souffrance

Témoignages : récriture de l’histoire

III.2. Le langage qui griffe

III.2.4. Hwangguk Sinmin Seosa 256 , une scène originaire de la souffrance

Le témoignage de Yun-Hong Jung est édité chronologiquement257. Elle a 81 ans au moment de l’entretien ; née en 1920 et mariée à l’âge de 15 ans, et a eu son premier enfant à l’âge de 18 ans ; elle a eu ainsi deux enfants avec son mari, qui souffrait de tuberculose, et qui est mort après avoir été mobilisé de force. Elle a ensuite été déportée, à l’âge de 22 ans. Pendant la période de la « maison de réconfort », elle a donné naissance à un autre enfant. Sa situation financière a toujours été difficile, et lors de l’entretien, elle a un sérieux problème d’argent.

Yun-Hong Jung dit qu’elle a pu comprendre le japonais pendant l’occupation ; selon elle, les Coréens de l’époque avaient des notions de japonais, étant donné que le japonais avait été la langue de la nation pendant une période. Elle se souvient d’une partie de Hwangguk Sinmin Seosa, parce qu’elle a dû le réciter au moment de la mobilisation forcée de son mari. Yun-Hong Jung a été mobilisée bien qu’elle soit mariée, parce que son mari était absent. La disparition de son mari est à l’origine de l’interprétation de ses expériences.

“ Parce que j’ai beaucoup de rancune, je m’en souviens très bien. Le train de l’aube, on est parti avec le train de l’aube, là eh bien, qu’est ce qu’on fait, on a fait des vœux en répétant Koukokkusinminnoseïsi warerawa Koukokkusinmin sur le quai, quand nos maris partaient. Ils sont partis en train de la gare de Séoul. On n’a pas expliqué de quoi s’agit-il. Parce qu’on a tous caché les jeunes, alors, hein, tous, mais on les a tous amenés hein (p. 154)258.

Le gouvernement du Japon a organisé une scène de patriotisme durant laquelle il a ordonné aux familles des déportés de réciter ce serment à haute voix ; ce type de discours,

256 Je rappelle que Hwangguk Sinmin Seosa est une sorte de serment de fidélité absolue à l’Empire japonais.

257 Selon le récit de chercheuses, c’est pour faire voir un certain vide de son témoignage : « Si on suivait son récit chronologiquement, on peut voir clairement certains vides dans sa vie. On peut ainsi comprendre qu’elle se souvient mieux de certaines parties de sa vie, et de celles qu’elle voulait oublier » (p. 166). Cette chercheuse juge que sa mémoire de la vie de « la maison du réconfort » n’est pas détaillée, du coup la chercheuse note qu’elle a dû l’interroger à plusieurs reprises. Je pense que cela dépend de ce qu’on voulait entendre par « l’expérience de la maison du réconfort », parce que Yun-Hong Jung fournit suffisamment d’éléments pour son texte de témoignage selon la structure qu’elle a construit pour l’interprétation.

258 Dans le texte, les mots et les phrases de la langue étrangère sont écrits en italiques sans les avoir traduits. Les chercheuses les ont transcrits en lettres comme elles ont pu les entendre. Dans cette citation, cette partie japonaise signifie : Hwangguk sinmin seosa. Nous sommes hwangguksinmin (le peuple fidèle de l’empire japonais). Je suis hwanggukinmin.

encourageant les notables coréens à accepter cette forme de déportation, était courant. Après son départ, elle n’a pas pu revoir son mari et n’a été informée de son sort que deux ans après. Le moment de son départ l’a beaucoup marquée : depuis sa vie est brisée : la déportation, la souffrance et l’impossibilité d’avoir une compensation financière suite à la perte de son mari.

Or, l’importance de cet événement ne se manifeste pas clairement dans le texte oral du témoignage, mais elle se dévoile par le biais d’un autre fait récent, qui n’a pas été repris dans le texte. C’est une histoire d’argent : elle a prêté une partie de sa compensation à quelqu’un sans avoir pris les précautions nécessaires, et cette personne a définitivement nié ce fait. Cela a aggravé sa situation précaire, et est devenu sa préoccupation principale au moment de l’entretien ; elle le raconte à plusieurs reprises tout au long de son témoignage ; cette histoire prend de plus en plus de place, et finit par devenir le centre du récit. Cette espèce de trahison est en effet liée à une autre histoire d’argent, qui remonte à sa déportation : la famille de son mari l’a accusée d’avoir reçu la compensation de son mari et d’avoir tout dépensé pour elle toute seule. En réalité, elle n’a pas pu la recevoir, et c’est parce qu’il était absent qu’elle a été déportée.

“ Quand j’étais chez mes parents, une personne est venue pour dire que l’argent était arrivé du Japon pour mon mari. On m’a dit que l’on me donnerait l’argent pour la mort de mon mari. À moi seule, pas aux autres. J’y suis donc allée. Un Coréen, un Japonais, ils sont venus comme ça, les deux. Ma mère s’est occupée [de mes enfants]. J’ai donc pensé que je pourrais vivre avec les enfants, si on me donnait cet argent, moi et les enfants, nous pourrions nous faire vivre … (p. 155)

Elle a suivi cette personne, parce qu’elle la croyait, et pensant que c’était nécessaire pour obtenir la compensation liée à la disparition de son mari. Elle s’est ainsi retrouvée à la rivière de Mokdan, à la frontière chinoise.

“ Là, c’était Donganseong. On a dit que Donganseong. Là, on a dit que l’armée

Eng-aï-cho. Tout le monde le savait. Je ne sais toujours pas s’il agissait d’un nom du chef. […] Il

y avait des constructions provisoires, là où on a mis des femmes. […] Il y avait déjà les femmes. Là où on a dormi. Les hommes, les Japonais, les Coréens, ils ont porté le couteau, et sont venus et entrés, alors, je l’ai su là, finalement. “ En me donnant une chambre et un vêtement, non coréen, mais némaki et dessous seulement une culotte (p. 156).

Elle a peu a peu compris la situation à travers la langue japonaise. Le némaki est un vêtement que l’on porte pour dormir, donc une chemise de nuit : elle précise d’ailleurs qu’il s’agissait d’un vêtement non coréen. Au moment de se changer, donc de quitter le vêtement coréen qu’elle portait pour passer ce vêtement japonais, elle comprend le changement radical que cela signifie dans sa vie et son identité. À partir de ce moment, elle n’a plus de nom, ni de

vêtement, ni de famille, mais elle doit porter un vêtement qui lui indique la seule raison pour laquelle elle est là. Ce moment du bouleversement a été marqué par ce mot japonais, némaki.

Ses regrets et ses rancunes sont ranimés par les histoires d’argent, conséquences de la trahison d’une personne en qui elle avait confiance. Elle avait déjà été trahie une première fois, quand, pensant recouvrer la compensation consécutive à la mort de son mari, elle s’était retrouvée « femme de réconfort » ; la famille de son mari l’a accusée à tort. À cause de cette histoire, les liens avec les autres enfants qu’elle avait eu de son mari ont été coupés. Elle se sent néanmoins coupable parce qu’elle est tombée enceinte à la « maison de réconfort », et qu’on l’a finalement relâchée pour cette raison. L’enfant né pendant sa captivité représente donc à la fois la honte et la culpabilité, mais aussi sa seule famille et la grâce, car c’est grâce à sa grossesse qu’elle a pu quitter la « maison de réconfort ».

III.2.5. « Hayakku », sans fin

Gap-Sun Choi dit que la mémoire entre 15 ans et 30 ans lui revient vivement, quand elle s’allonge pour dormir, et que quand elle a fini de retracer son parcours jusqu’à la libération, le soleil se lève. Elle vit encore dans la mémoire. Elle est née en 1919 dans une famille très pauvre d’agriculteurs en fermage, où la récolte était insuffisante pour nourrir la famille ; elle avait toujours faim, et rêvait de manger du riz blanc jusqu’à être rassasiée. Elle témoigne de sa pauvreté. Elle a été très souvent frappée à mort par ses parents, par exemple quand elle a volé trois cuillers de riz chez sa voisine pendant qu’elle s’occupait de son enfant. Elle n’a pas pu résister ; elle n’avait que 6 ans. Un jour, quand elle avait 15 ans, une personne est venue chez elle :

“ Moi, quand j’ai été capturée, j’avais sans doute 16 ans, hein, ma taille serait la même quand j’avais 16 ans et maintenant. [Maman a dit que] « cet enfant, partez avec elle ». Alors, Yoshi259. En le disant, il m’a regardé de la tête aux pieds, ah comme ça regardant mon visage attentivement, hehehehehe {le son de rire} en riant comme ça on m’a dit de partir ensemble.

“ ‘Veux-tu me suivre ?’ Il m’a dit qu’on me donnerait du bon riz et des bons vêtements. “ ‘Si on me donne du riz blanc beaucoup, je vous suivrai, donnez-moi du riz blanc’. Je l’ai donc suivi (p. 121-122).

Elle insiste sur le riz blanc : à l’époque, pour la plupart des gens du peuple, le riz blanc n’est pas accessible, sauf lors de très grandes occasions annuelles. Puisque cet homme lui a

259 Je le souligne.

promis de la nourriture et des vêtements, elle le suit sans avoir le moindre soupçon, comme sa mère. L’enfant est un poids lourd dans une famille pauvre. Le visiteur a prononcé un mot japonais, Yoshi, qui peut dans ce contexte signifier « très bien », quand la mère de l’enfant a donné son accord pour qu’il l’emmener.

Au début, elle est plutôt insouciante, se nourrissant de riz blanc à volonté, logée chez les Japonais jusqu’à ce qu’ils arrivent à la rivière de Mokdan, et qu’ils partent en Manchourie. Entre temps, elle constate que l’on emmène tous les jours des filles comme elle. Une fois arrivée à destination, elle est cantonnée dans une pièce dans un immeuble provisoire construit en toile. C’était l’hiver.

“ Si on parlait de la façon d’ici, les soldats de première classe, ces gens-là, hein, dès 9 h du matin, on les a reçus. Les soldats, hein, devant les portes des femmes, jju-uk, le premier, là, makkaeng, (en désignant les genoux) jusque là il y avait quelque chose emballé, les soldats l’ont emballé jusqu’à là, les milieux l’ont défait, en attendant, là, là, ici (en désignant vers la braguette) le premier l’a ouvert. Autrefois, les soldats portaient des linges sur cette partie. Alors, ainsi ils faisaient la queue, vite vite, sort vite, « hayakku,

hayakku, hayakku », il ont crié en demandant de sortir vite aux autres (p. 124-125).

Elle décrit la scène dans laquelle les soldats attendent avec impatience devant les portes des femmes en se déshabillant précipitamment. La queue était si longue que cela lui donnait l’impression de ne jamais cesser ; ce sentiment est représenté par un mot mimétique jju-uk. Ce mot figure la queue comme une ligne élastique très tendue. L’adverbe, répété, hayakku hayakku hayakku a été gravé dans sa mémoire, comme beaucoup d’autres d’ailleurs ; elle le prononce avec un rythme rapide. Cette expression signifie « vite » : les soldats la criaient à leurs collègues en faisant la queue devant la porte de la chambre. Ils n’avaient même pas le temps d’arranger leurs vêtements en sortant et en entrant. Pour elle, ces moments paraissaient interminables. Je cite un autre témoignage concernant ce moment de hayakku.

“ Là, entourés d’une clôture en fils de fer, les soldats, les soldats japonais, il y en a eu plein, comme la porcherie d’aujourd’hui, on nous a mises dedans, chacune dans une chambre. On nous à mises toutes en ce lieu. Si on était là, alors là, dehors, les soldats font une longue queue. Des soldats japonais sont comme ça rentrés, puis sortis et rentrés. Tantôt qu’ils sortaient, tantôt qu’ils rentraient, encore rentrés, et encore. Pendant une journée, comme ça, moi j’étais morte. Au début, j’étais morte, si je restais ainsi, je ne savais pas qu’ils faisaient quelles saloperies. 

“ Comme ça, après avoir passé un bon moment, tout est détruit, momddungi-ga

momddungi signifie le corps dans son dialecte (p. 36).

Hwa-Sun Kim décrit ce « moment d’éternité », hayakku selon l’expression de Gap-Sun Choi, comme la mort. Elle était dissociée de son corps pendant que son corps était maltraité. Son corps était chosifié.

Déportée en Chine, elle se souvient également de quelques mots des soldats russes et chinois. Gap-Sun Choi est restée dans la « maison de réconfort » en Mandchourie entre 1933 et 1945. Au moment de la libération de la Corée, comme la plupart des femmes, on ne l’en a pas informée. Les soldats se sont enfuis, on a mis le feu partout.

“ Ainsi j’ai vraiment beaucoup souffert jusque vers 17 ans, beaucoup de peine. Alors, vers 18 ans, depuis ces moments-là, j’ai pu m’adapter un peu mieux, j’ai pu supporter le grand, et le petit, hein, comme ça, ça a pu aller, là, quand j’avais 26 ans, la libération est venue, hein, brusquement, les Japonais ne sont plus venus, personne, rien. […]

“ Personne n’est rentré avec moi. Personne. Nous nous sommes toutes dispersées là, ici. Certaines ont suivi les Chinois, ou certaines ont suivi les Russes, ou encore, certaines ont été capturées et tuées par les Russes, les Russes hein, en disant, « madame dawaï madame

dawaï » sont venus, hein, mak{mot mimique qui imite le mouvement du déplacement

violent des soldats}, n’importe qui, les jolies, les laides, n’importe où, dans un champ de maïs, dans un champs de poids, mak traîner mak faire, les Russe sont bizarres, grand, trop mal. (p. 129-130)

L’armée de Russie, venue pour libérer la Corée, a également violé ces femmes, comme l’ont fait les soldats des États-Unis ; ils les ont attaquées et violées en les appelant « madame dawaï, madame dawaï ». Les soldats russes ont souvent violé jusqu’à la mort des victimes qu’ils ont ensuite laissées dans les champs. Les corps ont été mangés par des chiens et des cochons. Les Chinois, quant à eux, ont tué ou menacé de tuer ceux qui étaient soupçonnés d’avoir collaboré avec le Japon, y compris les femmes des « maisons de réconfort ». Elle se souvient des phrases en chinois prononcées à ces moments-là, telle qu’elle les a saisies : « ‘Wanggwa chaoni ssaengladae chingha chise ho myuola ssilladae ching’260, ‘Toi, tu es venu chez moi, tu t’es moquée de nous, et tu t’es servie de nous, donc il faut mourir, c’est la libération’ » (p. 130). La survivante n’a pas eu l’occasion de vérifier le sens des phrases qu’elle avait entendues, mais ces sons ne l’ont jamais quittée. Elle a vu et souffert durant tous ces changements, Japonais, Chinois, Russes ; tous, pour elle et pour les femmes qui se sont trouvées dans cette situation, ont été des agresseurs.

Ces mots et expressions étrangères témoignent du temps que les survivantes ont vécu. La violence passe par des langues étrangères, qui ont marqué l’expérience des survivantes ; la langue elle-même représente une violence qui les a plongées dans une incompréhension absolue, plus étouffante que le silence. Ce silence du silence violent est tatoué sur le corps des survivantes.

260 Les chercheuses l’ont noté lorsqu’elles ont transcrit ces mots, comme elles les ont entendus. Et j’ai fait de même.

III.3. Ré-interprétation des survivantes

III.3.1. Seumire : un nouveau nom pour la vie

La « culpabilité » et la « honte » de Beop-Sun, qui résultent du fait qu’elle faisait partie des femmes de réconfort, remonte jusqu’à sa naissance. Elle regrette non seulement d’être née, mais elle ne ressens pas sa naissance comme légitime, et même toute son existence. Elle dit qu’elle n’a pas osé raconter son expérience même à sa mère ; elle l’affirme plusieurs fois. Elle ne pouvait et ne voulait pas le dire, surtout à sa mère, par rapport à son histoire de naissance. Or, elle a déclaré à la mairie qu’elle fait partie des anciennes femmes de réconfort pour des raisons financières261, et ainsi elle a fait la connaissance d’une autre victime. Elles sont proches l’une de l’autre, mais elle est toujours un peu tendue à cause de la peur d’une révélation inattendue aux voisins. Pour cette raison, elle se réjouit de la visite des chercheuses qui lui donnent l’occasion de partager son passé et ses ressentiments. Il s’agit d’abord de la liberté d’en parler sans un regard qui juge, et également d’une sorte de reconstruction de soi. En en témoignant, elle ajoute ses réflexions sur son expérience et sur elle-même : par exemple, elle (s’)explique pourquoi sa vie s’est déroulée et construite ainsi. Cela constitue une sorte de fierté pour elle, ainsi elle porte un autre regard sur elle-même et se reconstruit petit à petit. Son histoire du changement de nom témoigne de son envie de justifier sa naissance ou plutôt sa renaissance.

Elle cherche à se renommer pour sortir de son expérience et pour enfin mieux vivre. Son nom est en effet une sorte d’idéophone pour une expression coréenne signifiant « faire ou provoquer le beopseok ». Le beopseok signifie quelque chose qui dérange la quiétude ou l’ordre normal de la vie quotidienne, comme le bruit, le tapage, le vacarme, l’agitation, le boucan, tout ce qui sort de la normalité. Quand sa mère s’est trouvée enceinte d’elle, il y avait à peine cent jours qu’elle venait d’accoucher d’un fils très attendu, après six filles. Par conséquent, sa mère était très faible, d’autant qu’elle avait risqué sa vie durant cette grossesse. Elle voulait donc avorter, mais n’a pu y parvenir malgré tous ses efforts. Pour ainsi dire, la mère de Beap-Sun « a fait beaucoup de beopseok » pour l’éliminer. Ainsi Beap-Sun est née

261 Elle n’est pas la seule pour cette motivation. La pension est très mince, mais pour les survivantes, cela reste une aide considérable, car elles n’ont pas de revenus.