• Aucun résultat trouvé

Témoignages : récriture de l’histoire

III.3. Ré-interprétation des survivantes

III.3.4. La première histoire d’amour

Bok-Dong Kim, qui est née en 1915, est déportée à l’âge de 19 ans en Manchourie ; au moment de l’entretien, elle a 86 ans. Après la libération, vers 30 ans, elle s’est mariée, mais son mariage n’a pas duré. Elle a donc vécu avec une nièce.

Pendant qu’on prend les photos, j’ai pensé qu’il y a en gros deux expressions sur son visage : souriante et grimaçante. Si on lui demande « souriez, s’il vous plaît », en prenant des photos d’elle, elle le fait. Sitôt après, elle revient à son habitude donc à la grimace. Également, elle parle bien avec passion des choses qu’elle aime ou de celles elle voulait parler, en revanche elle évite ce dont elle n’a pas envie comme l’histoire de Manchourie. Par conséquent, la conversation avec elle était d’une part très animée et amusante, d’autre part très difficile et pénible. Parce qu’on a dû l’interroger sur la vie en Manchourie avec insistance. Elle a fini par pleurer (p. 219).

Bok-dong Kim ne s’est confiée à personne, sauf récemment à sa nièce qui habite avec elle. C’est celle-ci qui l’a convaincue de se déclarer à la mairie comme ancienne « femme de

réconfort » pour toucher la pension262. Si elle n’avait pas eu besoin de cet argent, Bok-Dong Kim l’aurait pas fait. Cette déclaration l’a conduite aux entretiens avec les chercheuses, par conséquent elle n’est pas de très bonne humeur lorsqu’elles se rencontrent. Elle se plaint souvent : pourquoi son entourage et des personnes rient si souvent et si bruyamment ? Elle parle de bien des choses dont elle voulait parler, et témoigne du travail forcé, l’énorme quantité de lessivage en hiver, et de son trajet de rentrée en Corée avec assez de détails. Mais en dehors de cela, elle ne veut pas se rappeler ou parler de la « maison de réconfort » ; son texte de témoignage est un des plus courts ; les chercheuses ont dû insister jusqu’à la contrarier pour l’entendre263.

Son texte commence par la phrase suivante : « Je ne veux en parler à personne, par honte » (p. 207). En insistant, les chercheuses ont pu saisir un nom japonais qui construit le témoignage en tant que « femme de réconfort ».

Bok-dong Kim a raconté ses expériences à travers une personne qui s’appelle Yoshimoto ; elle les a racontées, comme si elle racontait un souvenir lointain au lieu d’un souvenir douloureux (p. 220).

Les chercheuses ont des doutes sur la nature de cette relation et ont même soupçonné la véracité ce soi-disant premier amour, parce qu’elles n’ont pas pu véritablement comprendre la relation entre Yoshimoto et Bok-Dong Kim. Elle se souvient de l’expérience comme elle le veut, c’est du moins ce que les chercheuses laissent entendre. Après la manifestation de son embarras vis-à-vis de l’entretien, le texte de son témoignage commence par le nom Yoshimoto, et raconte quasiment une histoire d’amour, avec une certaine ambiguïté.

“ J’ai un peu aimé Yoshimoto. Gentil. À l’époque, il avait, d’après ce que je savais, plus de trente ans. Presque quarante ans, gentil et bien gentil, honnête.

“ Yoshimoto sang, cet homme est un haut officier. Hein, comme ça (en désignant sur ses épaules) les trois étoiles. Alors, quelques choses ressemblant à l’étoile ont été sur ses épaules. Un, deux, trois, ici aussi (en désignant le chapeau) les trois. Et il portait quelque chose de rouge. Il a paru le plus haut dans cette armée, hein.

“ Alors, bien, moi, il m’a apporté des nourritures, comme du pain, comme ça, il m’a beaucoup aimée. Il m’a trouvée très jolie, hein, il m’a considérée très mignonne.

“ Si Yoshimoto venait, et il m’appelait « Aïchan », là, devant la porte, il a fallu répondre ‘haï ’. On me demandait. Si je ne le faisais pas, on me reprochait.

“ ‘Haï !’, en lui répondant, j’ai couru vers lui, il a pris mes mains dans ses mains avec beaucoup d’émotion douce. Là, je ne savais pas de quoi s’agit-il. J’étais idiote, quand j’étais petite.

262 Elle n’est pas la seule avec cette motivation. La pension est très mince, mais pour les survivantes, cela reste une aide considérable, car elles n’ont pas de revenus.

263 Cet aspect révèle une des difficultés de ce genre de recherche que j’ai déjà tenté d’évoquer précédemment. Écouter, ou mener ce genre de recherche ne doit pas constituer une sorte de pression qui est en effet difficile à éviter. Sauf que les chercheuses ont rencontré des difficultés, les chercheuses n’évoquent pas le fait que la survivante a pleuré, ni quel rôle cela a joué dans l’interprétation de la survivante ou des chercheuses.

“ Yoshimoto, qui m’a bien aimée, venait toujours avec quelque chose, comme du pain ou quelque chose de rare, comme Mojji, de telles choses, je les ai connues à l’époque. Il n’y en a plus comme ce Mojji que j’ai mangé à cette époque. Il m’a acheté des choses comme

Mojji pour moi, pour me faire manger.

“ Il m’a demandé si j’avais soif, si je le pense maintenant, en japonais cette question est

mishinomitaï, as-tu envie de boire, si je dis oui, il m’a apporté de l’eau, en pleine nuit,

Yoshimoto.

“ Si je m’en rappelle, je ris, même si j’étais endormie, ça, c’était peut-être le premier amour. Je me rappelle, de temps en temps. Si solitude, parce qu’il m’a aimée, moi aussi, je l’ai un peu aimé. (p. 207-208)

Bok-Dong Kim commence par la description de Yoshimoto : quelqu’un de bien et de haut statut qui s’occupait d’elle avec amour. Elle affirme qu’elle l’a « un peu » aimé et qu’il était très gentil. Leur relation était un sujet d’amusement pour les collègues de Yoshimoto. Elle raconte cela avec émotion, comme si elle évoquait de bons souvenirs. Je voudrais attirer l’attention sur la façon de l’appeler : pour désigner Yoshimoto, Bok-Dong Kim utilise le mot japonais sang dans son témoignage : l’équivalent de « monsieur » en français. Et, selon la description de la survivante, Yoshimoto appelait Bok-Dong Kim Aï-chan: chan est utilisé, normalement, pour appeler une personne jeune (ou inférieure à soi), autrement dit, on ne l’emploie pas pour des personnes plus âgées (ou supérieures). Mais cela ne signifie pas forcément un rapport hiérarchisé, cela représente plutôt un rapport non formel ou intime avec de l’affection264 dans son récit de premier amour. Dans l’emploi de l’appellation, Bok-Dong Kim révèle comment elle concevait le rapport qu’elle a eu avec Yoshimoto, qu’elle considère comme un protecteur, sachant que sang est utilisé pour quelqu’un de plus âgé, supérieur ou fort, donc qui peut porter une certaine affection et protection.

Le mojji, qui est une sorte de gâteau traditionnel japonais fabriqué avec du riz glutineux, représente le sentiment que cet homme lui a transféré, le goût unique qu’elle n’a pas pu retrouver, ainsi que son premier amour perdu. Elle juge que son mari n’était pas suffisamment gentil et aimant avec elle, comme l’était Yoshimoto. Elle utilise le verbe « se rappeler » pour dire son histoire à l’époque : elle n’avait pas compris son sentiment à elle ni celui de cet homme et elle s’en est finalement rendu compte après tant d’années. Ainsi, elle compare son mari à Yoshimoto, et juge qu’elle était plus heureuse avec ce dernier.

Or, il y a des éléments troublants dans cette version de l’histoire d’amour, du moins telle qu’elle la raconte. Quand elle travaillait dans une usine, un Coréen et un Japonais lui ont

264 Akira Mizubayashi appelle sa chienne Mélodie, Mélodie chan avec beaucoup d’affection pour elle. « Ne-e, ne-e, Mélodie-chan, nande sonnani kanashii kao shiten-no ? (Alors, ma petite Mélodie, pourquoi tu as l’air si triste ?) » Akira Mizubayashi, Une langue venue d’ailleurs, Paris : Gallimard, 2011, p. 258. Quand il parle à sa chienne dans la langue japonaise, il lui arrive très souvent de s’adresser à Mélodie comme l’enfant qui parle à son amie. Akira Mizubayashi dit que cette nuance et ce rythme particulièrs ne peuvent pas être traduits en français ainsi que ce petit mot « chan ».

proposé de travailler à Séoul. Elle ne voulait pas les suivre, mais ils l’ont persuadée en disant que ses parents avaient déjà donné leur accord ; quand un camion est arrivé, ils l’ont fait monter dans ce camion contre son gré. Dans le camion, elle s’est rappelée la discussion de ses parents qui s’inquiétaient du fait que les Japonais capturaient des jeunes filles. Elle s’est mise à pleurer ; d’autres filles montaient dans ce camion, comme elle, chaque fois qu’il s’arrêtait. Ils les a conduites en Manchourie. Là où elle a rencontré Yoshimoto.

“ Là, je ne sais où, j’y suis arrivée et étais assise tranquillement. Un officier s’est approché de moi et m’a fait un compliment, il m’a dit que j’étais la plus jolie. Alors, je lui ai posé la question, « Si je suis jolie, on me renvoie à la maison ? », il m’a répondu, « Non, si tu es jolie, on ne te laisse pas du tout rentrer à la maison ». C’était Yoshimoto (p. 216).

Cette première rencontre est racontée comme un bon souvenir ; pour Bok-Dong Kim, Yoshimoto est l’élément qui lui a permis de construire son histoire d’amour ; par conséquent, il représente également la racine de ses expériences reconstruites. Pourtant, semble-t-il, elle n’a pas eu de relation stable et exclusive avec lui comme elle veut le décrire. Elle raconte que pendant son absence, des soldats ne la laissaient pas tranquille. Elle l’a rapporté à Yoshimoto, qui a seulement souri. Autrement dit, cet homme ne l’a pas, pour ainsi dire, protégée, et elle a été obligée de « recevoir » les autres soldats. Selon son expression, il s’agit d’une permission occasionnelle : « Donc, j’ai autorisé plus tard une fois, comme ça, à quelqu’un de doux... (en détournant le visage) » (p. 208). Cette soi-disant permission est distinguée du rapport avec Yoshimoto, et elle souligne le fait qu’elle l’a autorisé seulement aux personnes gentilles ; elle insinue ainsi qu’elle a eu la possibilité de choisir et qu’elle a été protégée, contrairement aux autres femmes, parce qu’elle était aimée de Yoshimoto.

“ Yoshimoto m’a touchée, mon corps a été touché. Mais, peut-être, y’a eu un enfant. J’ai contacté plusieurs fois avec lui. Alors, des soldats n’ont pas osé me toucher. Parce que Yoshimoto, un homme de haut m’a aimée, comme ça, fortement. Les soldats sont venus pour rien, et sont partis comme ça. J’ai été aussi violée (en détournant le visage) contre ma volonté… les soldats, que je n’ai pas aimés, m’ont fait chier, j’y ai résisté, pleuré mais finalement été violée (p. 209).

Elle dit en même temps qu’elle a été souvent violée. Chaque fois qu’elle évoque le viol, elle détourne sa tête. Elle a eu un enfant de Yoshimoto, mais on l’a forcée à avorter. Après l’avortement, selon elle, Yoshimoto l’a renvoyé chez elle parce qu’elle était faible.

Elle a retrouvé sa famille, et plus tard s’est mariée, puis elle a dû quitter son mari étant donné qu’elle était stérile. Elle met l’accent sur le fait qu’elle a fait beaucoup d’efforts pour avoir un enfant, mais que rien n’a fonctionné. Après son divorce forcé, elle a éprouvé des difficultés à vivre. Toutes les souffrances et les difficultés qu’elle a endurées dans sa vie la

renvoient à l’échec de son histoire d’amour. Elle croit que l’enfant qu’elle a porté et perdu était un « fils » d’Yoshimoto. Si elle avait pu garder cet enfant, elle n’aurait pas eu besoin de se marier et de divorcer. L’expérience de la victime est grave, parce qu’elle a gâché son bonheur d’être femme, et donc d’avoir un fils et un mari ; en ce sens, cette expérience est des plus traumatiques. À partir de sa mémoire douloureuse, la victime a ainsi construit sa propre interprétation.

L’amour que Yoshimoto lui a porté et la perte de cet amour se croisent avec la perte de l’enfant et la stérilité. Elle voudrait les récupérer dans sa prochaine vie, pour avoir le bonheur d’être femme. En tant que bouddhiste, elle croit sincèrement à la réincarnation ; elle l’a prépare donc soigneusement : il s’agit de mourir tranquillement en suivant toutes les cérémonies nécessaires après la mort pour pouvoir renaître, ce qui lui permettrait d’avoir la vie d’une femme normale avec un mari aimant et un fils. Sa vie quotidienne s’organise dans ce but ; elle est un peu obsédée par tous les rituels et la prévoyance pour préparer sa mort qui lui permettrait de renaître enfin pour avoir la vie qu’elle voulait, et non pas sa vie actuelle. Elle se prépare à mourir pour renaître ; c’est sa raison de vivre.