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Langue maternelle : une langue de l’écriture

Écriture d’une voix peuplée : Dictée (Theresa Hak Kyung Cha)

IV.4. Langue maternelle : une langue de l’écriture

En coréen, l’équivalent de la langue maternelle est Mogukeo : mo signifie la mère, guk signifie la nation : Moguk, matrie ou pays-mère, pays comme la mère. Ea signifie la langue. Mogukeo signifie donc la langue de la nation-mère : la nation et sa langue ne se distinguent pas dans la langue coréenne. La mère est ici une métaphore. Je voudrais déconstruire cette métaphore. Pour cela, j’ai tenté d’abord de mettre en valeur le langage des survivantes, en révélant le fait que la langue est elle-même porteuse de violence et de bien d’autres sentiments et pensées.

Le travail de Team de Témoignages montre que le rapport à la « langue maternelle » n’est pas homogène, même pour les Coréens, bien que la langue coréenne ne soit parlée que sur le territoire coréen. Les survivantes de Team de Témoignages, bien qu’elles n’en aient pas été clairement conscientes, ont montré d’une certaine manière l’histoire du conflit et des désaccords, et les disparités dans la langue coréenne, que les Coréens considèrent comme unique et pure, et qui par conséquent a servi à construire l’identité coréenne comme une évidence dans leurs témoignages. En ce sens, elles témoignent également du rapport non naturel entre la langue (coréenne ou japonaise), l’identité (coréenne ou japonaise) et l’appartenance à la nation.

Le concept de « langue maternelle » dans Dictée prend une autre dimension et une autre place dans l’écriture : l’auteur dénaturalise le rapport naturel entre la langue maternelle et

l’identité nationale tout en restant attaché à « sa langue maternelle ». En le dénaturalisant, la diseuse arrive à dire l’indicible ou le non-dit de l’histoire de la Corée et de la Corée du Sud justement à travers « la langue maternelle ». Dans cette écriture dé-naturalisante de l’histoire, la langue maternelle occupe le centre de l’écriture ; elle montre le rapport non naturel entre la langue et la nation par le biais de l’autre-langue-mère de substitution, et par la même elle s’approche d’une autre conception de la langue maternelle.

IV.4.1. Lettre à sa mère : portrait d’une jeune femme souffrante de la langue interdite

Dans Dictée, la diseuse écrit l’histoire de l’occupation et de la post-occupation entre 1960 et 1980 à travers l’histoire de sa mère, à qui elle s’adresse dans « CALLIOPE EPIC POETRY » et « MELPOMENE TRAGEDY » : le second texte est écrit sous forme de lettre. Dans le premier, elle raconte l’histoire de sa mère, Hyung Soon Huo, à partir de son journal intime335, dans lequel elle fait se rencontrer Clio, Jeanne d’Arc, Yu Guan Soon et sa mère ; elles portent le même statut symbolique. Rappelons que Jeanne d’Arc et Yu Guan Soon sont des figures féminines « nationales » ; l’écriture de l’histoire de Dictée est donc liée d’une manière très différente au « nationalisme », à l’amour d’une nation perdue, et à la mère à travers la « langue maternelle ». La « CALLIOPE EPIC POETRY » s’ouvre avec la photo de sa mère et se ferme avec la photo de sa grand-mère maternelle. La diseuse s’adresse à sa mère pour lui raconter l’histoire.

Mother, you are eighteen years old. You were born in Yong Jung, Manchuria and this is where you now live. You are not Chinese. You are Korean. But your family moved here to escape the Japanese occupation.  You live in a village where the other Koreans live. Same as you. Refugees. Immigrants. Exiles. Farthers away from the land that is not your own. Not your own any longer. You did not want to see. You cannot see anymore. What they do (Dictée, p. 45).

La mère de la diseuse est née à l’étranger, car sa famille avait fui l’occupation ; même si elle-même n’est pas née en Corée, elle en parle comme de son pays « natal » et d’« origine ». Cette histoire personnelle n’est pourtant pas si particulière, au contraire, elle ressemble à celle des autres exilés. Ils ont construit une sorte de petite communauté à l’étranger en quittant un pays qui n’était plus le leur. Cette jeune fille voit la douleur et la souffrance de la vie en Corée, qui n’est plus la Corée, et la douleur et la souffrance des exilés à travers la vie de ceux qui

335 Cela est noté dans la dernière page du texte : « Biographical material in CALLIOPE EPIC POETRY based on the jounals of hyung Soon Huo».

l’entourent, par exemple ses parents. La diseuse les voit à travers la jeune fille ; elle s’en approche pour montrer une histoire à la fois unique et commune ; une vie ne peut pas être universalisée, mais elle reste néanmoins en rapport avec celle des autres, par certaines ressemblances. « You » ne désigne donc pas seulement sa mère ; si c’est le cas du premier « You », les suivants se démultiplient et s’étendent aux autres.

La diseuse évoque l’histoire de l’occupation du point de vue de cette jeune fille, sa mère, lorsqu’elle habitait en Mandchourie, et témoigne ainis de cette époque ; par ce témoignage, le temps dans lequel vit la diseuse, donc l’avenir, entre dans le passé ; le passé et le présent se mêlent. Le passé ne peut qu’être dit et exister par rapport au présent, d’ailleurs le présent est en train de devenir le passé ; en quelque sorte, le temps ne peut pas être saisi comme le passé, le présent ou l’avenir ; il ll’est plutôt comme le passé-présent-avenir. Dans cette écriture, l’ordre chronologique en termes généraux n’est pas important. C’est l’ordre de la Mahuhm336

qui compte.

But your MAH-UHM, spirit has not left. Never shall have and never shall will. Not now. Not even now. It is burned into your ever-present memory. Memory less. Because it is not in the past. It cannot be. Not in the least of all pasts. It burns. Fire alight enflame (Dcitée, p. 45).

La Mah-uhme est un mot coréen qui signifie en même temps le cœur, l’âme, l’esprit. Je dirais le corps du cœur. On l’utilise pour exprimer une chose à laquelle on tient vraiment et qui nous touche profondément jusqu’au cœur : par exemple, « Mahuhme est souffrante » – le cœur souffre comme si on était malade. Le passé qui tient à la Mahuhme ne devient pas un souvenir empaillé, au contraire, il reste comme présent physiquement et psychologiquement. La Mahuhme est en effet un autre nom de la mémoire et des larmes, de douleur ou de joie. À cette époque, que gardait la jeune fille qui deviendra la mère de la diseuse dans sa Mahuhme ? L’histoire de la famille, comme celle de beaucoup d’autres Coréens exilés, le mal du pays natal, l’amour pour la langue coréenne, donc sans doute un certain patriotisme.

You carry at center the mark of the red above and the mark of blue below, heaven and earth, tai-geuk ; t’ai chi. It is the mark. The mark of belonging. Mark of cause. Mark of retreival. By birth. By death. By blood. You carry the mark in your chest, in your MAH-UHM, in your MAH-MAH-UHM, in your spirit-heart.

You sing.

Standing in a shadow, Bong Sun flower / […]

In truth this would be the anthem. The national song forbidden to be sung. Birth less. And orphan. They take from you your tongue. They take from you the choral hymn (Dictée, p. 46).

La jeune fille porte la marque de « tai-geuk », qui symbolise la Corée qui n’existe plus ; la marque est gravée dans son cœur comme la signature de son âme coréenne, une nationalité in existante ; elle la porte aussi comme une marque de son espoir de voir la Corée libérée. Elle porte l’amour interdit pour son pays natal dont elle est privée.

Benedict Anderson défend le nationalisme-patriotisme en le distinguant du racisme. C’est l’amour qui fait la différence entre les deux :

À une époque où les intellectuels cosmopolites et progressistes (surtout en Europe ?) insistent si volontiers sur le caractère quasi pathologique du nationalisme, son enracinement dans la peur et la haine de l’Autre, et ses affinités avec le racisme, il est utile de nous rappeler que les nations inspirent l’amour, et un amour qui va souvent jusqu’au sacrifice337.

Le patriotisme en tant qu’« amour de la patrie » n’est pas lié au racisme, au contraire, il en est loin. Il semble pourtant qu’ils sont souvent associés l’un à l’autre. Peut-on dire que « le nationalisme » japonais porte la haine contre la Corée ? Quant au nationalisme coréen, n’adhère-t-il pas à la haine contre le Japon, qui a rendu cette jeune fille orpheline de sa patrie, ou plutôt, en termes coréens, de sa Moguk (matrie), comme tant d’autres338 ?

« Japan has become the sign » (Dictée, p. 32) : cette phrase résume l’histoire de l’occupation pour les Coréens ; le Japon ne peut plus être un nom de pays ou un mot comme les autres à cause de l’histoire de l’occupation ; il soulève des émotions intenses. C’est un signe à la fois particulier et universel pour les Coréens ; chacun entretient sa façon un rapport particulier avec lui. Apprendre les mots ne signifie pas comprendre leur sens commun, car chaque mot a sa propre histoire dans la vie des uns et des autres, mais aussi dans l’histoire, et dans la culture que l’on construit ensemble ; cela fait partie de la difficulté de s’exprimer et d’écrire dans une langue étrangère, mais aussi dans la langue dite maternelle. L’apprentissage de la langue exige de chacun un ancrage historique à la fois particulier et universel des mots ; il demande de rentrer dans une logique de la langue avec ses particularités.

337 Benedict Anderson (1983), traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, L’imaginaire

national. Réflexion sur l’origine et l’essor du nationalisme, La découverte, 1996, p. 145.

338 Le patriotisme de la colonie est incité par le colonisateur, pour se libérer, celle-ci s’appuie sur la nation : « La société coloniale ne peut intégrer les [indigènes] sans se détruire ; il faudra donc qu’ils retrouvent leur unité contre elle. Ces exclus revendiqueront leur exclusion sous le nom de personnalité nationale : c’est le colonialisme qui crée le patriotisme des colonisés. Maintenus par un système oppressif au niveau de la bête, on ne leur donne aucun droit, pas même celui de vivre, et leur condition empire chaque jour : quand un peuple n’a d’autre ressource que de choisir son genre de mort, quand il n’a reçu de ses oppresseurs qu’un seul cadeau, le désespoir, qu’est-ce qui lui reste à perdre ? C’est son malheur qui deviendra son courage ; cet éternel refus que la colonisation lui oppose, il en fera le refus absolu de la colonisation. » Jean-Paul Sartre, Préface au Portrait du colonisé d’Albert Memmi.