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Ambiguïté entre femmes, féminisme et nationalisme

Construction et reconstruction du « nous »

I.2. Femme en tant que sujet, « nous »

I.2.2. Ambiguïté entre femmes, féminisme et nationalisme

Pendant l’occupation japonaise, lors de la Deuxième Guerre mondiale, le gouvernement japonais réquisitionne des jeunes femmes pour les obliger à un service sexuel forcé auprès de l’armée. La plupart des victimes sont des femmes asiatiques, notamment des Coréennes111. Le gouvernement japonais leur attribue le nom de « femmes de réconfort militaire », une façon de définir l’esclavage sexuel.

Comment les féministes du Japon ont-elles réagi aux réquisitions forcées des jeunes filles et après la libération de la Corée ? Il faut tenir compte du rapport compliqué entre femme, féminisme et Nation pour réfléchir cette question. Oueno Chizk, sociologue et féministe japonaise, analyse, dans son livre Nationalism and Gender112, les limites du féminisme dans le cadre de la formation de la nation moderne. Pendant la guerre, le féminisme au Japon se scinde en deux : l’intégration à l’homme et la ségrégation. La position de l’intégration au statut de l’homme choisit la participation à la guerre, d’un point de vue égalitariste, ayant pour but d’être comme l’homme un citoyen de premier ordre ; la participation à la guerre est dès lors considérée comme une occasion d’avoir enfin les mêmes droits que l’homme. La position prônant la ségrégation souligne quant à elle la différence entre femmes et hommes, et refuse de participer à la guerre, même si cela oblige à maintenir le rôle attribué à la femme.

Malgré leurs efforts, les féministes intégrationnistes ayant collaboré avec passion à la guerre, comme les hommes, pour l’égalité des droits, sont restées des citoyennes de deuxième ordre : soit elles n’ont été que des prostituées, au même titre que d’autres « femmes de réconfort », soit des mères qui procréent des fils et les envoient à la bataille pour la Nation. Leurs efforts pour être citoyennes et obtenir des droits égaux à ceux des hommes n’ont pas été pris en compte comme elles le souhaitaient. Répondre à la demande de l’État-nation ne fait pas aboutir les attentes des femmes.

Dans l’histoire contemporaine de la Corée du Sud, après la libération, il existe une histoire quasi similaire à la première participation des femmes à l’espace public, celle des Japonaises pendant la guerre : Saemaeul-Undong (nouveau village movement). Il s’agit d’une

111 On suppose que cent mille femmes coréennes ont été désignées de force comme « femmes de réconfort militaire » pendant l’occupation du Japon. Pour l’introduction générale de cette histoire, voir Christine Levy, « Femme de réconfort » de l’armée impériale japonaise : enjeux politiques et genre de la mémoire »,consultable sur http://www.massviolence.org/IMG/article_PDF/Femmes-de-reconfort-de-l-armee-imperiale-japonaise-enjeux.pdf

112 Oueno Chizko, Nationalism and Gender, trad. du Japonais par Leesun Lee, Séoul : Édition Bakjongchul, 1999.

politique de modernisation violente dans laquelle des femmes sont appelées pour la première fois comme citoyennes, afin d’accélérer le développement économique ; le gouvernement, qui a voulu occidentaliser le mode de vie, en suivant la politique du Japon sous l’occupation, a besoin de leur participation. Par exemple, le gouvernement, qui voulait limiter les taux de fécondité, persuade les femmes de se faire stériliser ; pour reconstruire les maisons traditionnelles coréennes ou procéder au réaménagement des villages à la manière occidentale, le gouvernement mobilise les femmes au foyer. Malgré certains résultats, la place des femmes dans l’espace public disparaît. Le rapport entre « féminisme » et État est ambigu et souvent problématique113.

Le rapport entre Nation et/ou État, féminisme et femmes n’est pas toujours lisible ; d’ailleurs leur intérêt est souvent différent. Mais pour cette raison, les possibilités d’association entre les intérêts de l’État, de la Nation et ceux des femmes peuvent être variées, et même inattendues : par exemple, la présence des femmes dans les domaines de la culture et de la politique sous l’occupation était nouvelle, et cela n’a pas pu être lu dans le point de vue nationalisme. C’est pourquoi la complicité entre État et femme, ou un certain féminisme, doit être lue et examinée selon plusieurs axes. La modernisation ou un certain vide de l’ordre aurait pu créer une certaine potentialité sociale pour des femmes, mais ce genre d’histoire a été effacé au lieu d’être analysé. Et ce genre d’expérience est très ambigu, c’est pourquoi il faut prendre en compte le contexte et analyser le discours nationaliste qui empêche l’émergence d’une subjectivation de la femme pour rendre compte d’une subjectivation des femmes sous l’occupation.

Hwal-Lan Kim (ce prénom signifie Hélène selon un idéogramme chinois), issue d’une famille très modeste, se convertit à la foi chrétienne sous l’occupation ; elle saisit ainsi l’occasion d’étudier et réussit à être la première femme docteur, et en même temps qu’elle devient une femme moderne et féministe. L’occupation peut donc aussi être une occasion de se former une autre subjectivité, notamment pour les personnes qui n’ont pas de chance au départ, comme Kim. Elle contribue par la suite à l’accessibilité à l’éducation pour les jeunes filles pauvres, persuadée d’améliorer la condition des femmes par l’éducation, laquelle permet de penser, de parler et de travailler, en rendant ainsi possible l’accès à une vie indépendante.

Dans ce but, Kim aurait été plus ou moins obligée de négocier avec le gouvernement colonisateur et d’entretenir de bonnes relations avec des personnages influents. En tant que

113 Pour approfondir ce point, on peut voir le mémoire de Master, Jang-Mi Yu, Etudes sur l’expérience

des femmes qui ont participé au mouvement du développement du gouvernement : autour des supérieurs de Saemaeul-undong, Université d’Ewha, 2001.

femme colonisée, elle voulait apporter le maximum d’aide aux Coréennes, pour cette raison, elle aurait collaboré et participé à certains des crimes du Japon114, comme un certain nombre de Coréens du reste. Effectivement, il existe une certaine ambivalence de la colonisation japonaise, que l’on ne peut pas uniquement interpréter négativement selon la logique binaire selon laquelle la Corée est victime et le Japon est mauvais115. Si Hwal-Lan Kim avait si mauvaise réputation, c’est d’abord parce qu’elle était une femme, et que les Coréens n’en ont pas vu jusque là dans l’espace public, et parce qu’elle avait prononcé des discours incitant les jeunes Coréens à intégrer l’armée du Japon. Cet acte est impensable pour une femme-mère de la Nation. Les différentes expériences des femmes sont passées sous silence, celle de Kim comme celles des survivantes du crime nommé « femme de réconfort ».

Chizko insiste sur le fait que « nous », les femmes en tant que féministes, doivent penser et agir en dehors de la nationalité, pour que le féminisme soit un projet réalisable. La participation des femmes à l’appel de la Nation, qui n’est pas neutre, n’est pas nécessairement favorable à l’amélioration de la condition des femmes. Dans la dimension du nationalisme, il est difficile d’apporter soutien et solidarité en dehors de la nationalité et des intérêts nationaux. Les survivantes du crime dit « femme de réconfort », trahies par deux États, ont voulu renoncer à leur nationalité116. Penser et agir en dehors de la nationalité serait une prémisse du féminisme, qui répondrait à la transnationalité de l’expérience des femmes. Je souligne qu’il ne s’agit pas forcément de l’universalité de l’expérience des femmes, mais d’un pouvoir politique et du sexe de la Nation. Pour le démasquer, il faut agir et penser en dehors

114 Je voudrais rappeler la Mutinerie de Jae-Soo Lee au début du XXe siècle. Il s’agit d’un conflit entre les habitants catholiques et les habitants non-catholiques dans l'île de Jeju ; les habitants catholiques n’ont pas été identifiés comme Coréens. En effet, le concept de la « religion » au sens moderne surtout, monothéiste et occidental n’a pas existé, avant le contact avec l’Occident au XIXe siècle, ni l’identité personnelle. La personne n’existait que dans le réseau, mais n’existait pas en tant qu’individu. Kim était chrétienne ; ce qui lui a donné une identité en tant qu’individu et femme, ce qui était tout à fait nouveau à cette époque. Autrement dit, je pense qu’elle a été sans doute identifié tout d’abord comme une femme chrétienne, mais ni une Coréenne, ni une Japonaise ; une femme moderne ayant pris conscience de la condition féminine, qui s’est décidée à se consacrer à la cause des femmes. C’est une des possibilités de l’interprétation, sans vouloir justifier l’acte de Kim.

115 Voir. Alain Delissen, « Le premier XXe siècle : les ambivalences de la colonisation japonaise », AA.CC., L’Asie orientale et méridionale aux XIXe et XXe siècle. Chine Corée, Japon, Asie du

Sud-Est, Inde, PUF, 1999, p. 117-196.

116 Quand Chizko a appris que les survivantes du camp du viol collectif voulaient renoncer à la nationalité coréenne en raison de leur forte déception par rapport à leur nation, elle a écrit qu’elle les trouvait très radicales non seulement en terme de radicalité mais aussi de fondement, dans une correspondance avec une féministe coréenne Joo-Han, Hee-Geong (anthropologue, professeur de sociologie), Joo-Han, Hee-Geong & Oueno Chizko, Parler à la frontière, Séoul : L’arbre de la pensée, 2004.

de la frontière nationale. Selon des contextes et des nécessités, « nous » les femmes en tant que sujet peut alors se former.