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Témoignages : récriture de l’histoire

III.3. Ré-interprétation des survivantes

III.3.5. Entre deux mondes

Je voudrais traiter un témoignage qui trouble davantage la frontière entre histoire, récit, vérité, fiction, et témoignage : le langage du témoin Sun-Man Yun est le lieu de l’histoire en action. Même si tous les témoignages posent beaucoup de questions sur l’écriture de l’histoire, celui de Sun-Man Yun est un peu plus radical. J’ai déjà évoqué une des spécificités du langage de Yun et sa richesse expressive à travers la scène de la torture où un bras de Yun a été déformé. J’étudierai la structure de la narration de son témoignage qui se situe toujours « entre deux ».

Je rappelle néanmoins quelques éléments : Sun-Man Yun, qui a été d’abord mobilisée pour le travail forcé à l’âge de 13 ans, témoigne qu’elle n’a pas eu d’occasion d’apprendre le japonais, même si une Japonaise y était chargée de l’apprendre aux Coréennes : d’abord, les femmes n’en avaient pas le temps, et ensuite les Coréennes et les Japonaises, qui ont été également mobilisées pour le travail, étaient toujours séparées. Elle est néanmoins parvenue à comprendre un peu le japonais par les chansons ; en chantant, elle traduit celles qu’elle a mémorisées aux chercheuses.

Elle a été forcée de travailler, au début de sa déportation, dans une usine qui fabriquait des uniformes de l’armée japonaise. Elle a passé à peu près deux ans dans ce genre d’usine, et donne un témoignage assez précis de cette période. En revanche, ses témoignages dans l’ensemble ne délivrent pas beaucoup d’informations sur la vie dans la « maison de réconfort » militaire, sauf une scène de viol avec une explication détaillée et même théâtrale : « Malgré nos efforts265, elle n’en a pas parlé et y a résisté jusqu’à la fin (p. 201) ».

Elle paraissait avoir l’habitude de ce genre d’entretien, elle est d’ailleurs douée pour parler, ce n’est même pas nécessaire de poser des questions.  Ses paroles sont très précises, ont beaucoup de rythme et très intéressantes  nous ont immédiatement donné les images, et pour décrire la situation du viol, elle a occupé une chambre entière en utilisant son corps afin de représenter des mouvements (p. 199-200).

Sun-Man Yun a participé régulièrement aux manifestations organisées tous les mercredis par The Korea Council pendant les dix dernières années, ainsi qu’aux autres activités, par exemple elle a assuré l’entretien en tant qu’ancienne « femme de réconfort ». C’est pourquoi elle a l’air expérimenté ; elle a de plus impressionné les chercheuses par sa façon de témoigner.

Je voudrais d’abord souligner le côté oral lié à la structure de son récit ; elle n’hésite pas à s’inclure dans la représentation des mouvements et des sons nécessaires au cours de son témoignage. Son récit et sa façon de réciter sont comparables au Chang, une chanson traditionnelle coréenne, plutôt une sorte de logorrhée rythmique. Sun-Man Yun apparaît comme une récitante.

“ Moi je vais vous parler de comment je suis blessée. Si j’y repense, moi, j’étais vraiment très inébranlable. Je vais vous révéler l’histoire du viol. Si on veut, hein, ce truc pénètre, et enfonce profondément, mais si on ne veut pas ce truc ne peut pas enfoncer. Je vais vous apprendre tout ça (silence) (p. 180).

Elle demande l’attention des chercheuses avant de représenter la scène du viol, comme si elle se préparait à l’évoquer, mais aussi pour pouvoir se concentrer. Elle utilise presque tout l’espace de la chambre dans laquelle cet entretien a eu lieu pour représenter la scène du viol. Elle prend la parole en annonçant deux choses : d’abord à quel point elle a fortement résisté ; et ensuite qu’elle va apprendre aux chercheuses, de jeunes femmes, comment échapper au viol, situant son témoignage entre révélation et apprentissage.

J’attire l’attention sur son choix du mot « apprendre » ; elle est motivée et valorise sa résistance héroïque ; ce qu’elle voudrait apprendre aux chercheuses, c’est que, si on ne le veut

265 Il n’y a pas d’éléments qui permettent de savoir comment de tels efforts ont été entrepris. Par exemple, s’il s’agissait d’une insistance qui finit finalement par faire pleurer la survivante ou d’autres.

pas, « ce truc » ne peut pas pénétrer en elles266. Comme une vieille leçon donnée aux filles, elle l’affirme et en constitue une preuve avec son bras handicapé. D’un autre côté, elle se distingue d’autres femmes de réconfort, et insiste sur le fait qu’aucun soldat n’était satisfait avec elle dans sa chambre : « En sortant de ma chambre, ils ont demandé d’autres femmes, grandes, jolies, et qui ne résistent pas, ils les ont demandées (p. 182). » Elle insinue ainsi que les autres ont réconforté les soldats. Elle était différente, impénétrable et imbattable ; elle n’a jamais été une des femmes de réconfort militaire, mais une « résistante ». Elle intériorise la valeur de la chasteté et le discours nationaliste afin de se rendre justice, et elle s’identifie à une résistante contre le Japon. Son témoignage sur le camp du viol se cantonne définitivement à cette seule scène du viol raté pour se valoriser en tant que résistante.

Son témoignage sur l’expérience de la « femme de réconfort » est reconstruit, en gros, en deux parties : la résistance contre le Japon et la scène mythique qui lui permet de survivre. Pour la construction de son identité de résistante, elle a besoin de réitérer le fait que les soldats japonais n’ont pas réussi à la violer, mais l’ont torturée. D’autre part, elle s’appuie sur son lien du sang, étant descendante d’une famille résistante et indépendantiste. Son principal référent est son grand-père, qu’elle juge comme un personnage important dans la Résistance. Selon elle, elle a été requise et être « femme de réconfort » parce qu’elle était sa petite-fille. Mais elle n’a pas cédé, en digne descendante de ce lien du sang. Son récit d’une résistante héroïque est construit autour de la scène du viol d’une fille de la nation.

Nous avions l’impression qu’elle était en train de nous dire la phrase suivante : ‘ La vie de la femme de réconfort signifie étroitement le viol, et moi j’y ai résisté en tant que fille de la nation’(p. 201).

Sun-Man Yun construit son sujet par le biais d’un récit dans lequel elle joue à la fois une résistante et une jeune fille souffrante à la place de la nation, comme une figure emblématique de la nation perdue. Dans son récit, son bras déformé joue un rôle indispensable comme preuve indiscutable de sa résistance, ce qui lui permet également de se distinguer des autres survivantes. Dans le même sens, le témoin fait beaucoup d’efforts pour être reconnue comme descendante d’une personne qui a œuvré activement pour l’indépendance de la Corée, pour se rendre justice.

“ Je ne pourrais jamais oublier ça. J’ai monté au sommet de la coopération de pêcheur pour me tuer…

“ Il commence à faire le jour très lumineusement, en venant — venant —. Comme dit autrefois, eh déjà, je dormais à la montagne pendant des jours et des nuits,  .

266 Il y a un proverbe coréen culpabilisant qui souligne l’impossibilité de la « pénétration du pénis », si la femme résiste vraiment ou suffisamment : « On ne peut pas enfiler le trou d’une aiguille s’agitant ».

“ J’ai pleuré autant que je voulais, ensuite je voulais me jeter à l’eau, en m’asseyant comme ça, mettant mes jambes comme ça, j’ai pleuré, comme ça, je voulais entrer dans l’eau pour me noyer, à ce moment-là,

“ Une vache267 très noire de l’eau, à mes yeux, dans l’eau, une vache tellement noire,

mak268 bbeo—sak mot mimétique du mouvement ; cet idéophone signifie également une proximité considérable, il a surgi de l’eau, Keomeokso. Keomeokcso en surgissant

bbeo—sak,

“ Sun-Man ah en coréen, pour appeler il faut un suffixe comme ah, ya — Elle m’a appelée.

“ Quand cette Keomeokso a surgi de l’eau, j’étais donc effrayée au point que je suis tombée par terre sur mon derrière. 

“  ‘ Il faut rentrer dans ton pays natal (en sanglotant) à tout prix.’ Ta mère, ton grand-père, ton grand-père, quoi qu’ils soient morts ou non, il faut même mendier si c’est nécessaire pour rentrer au pays natal, toi tu as survécu même là-bas la « maison de réconfort », jusqu’à présent, il ne faut pas se noyer. » En ce disant, elle m’a empêché de me tuer, quoi qu’il arrive, il faut regagner le pays natal (p. 171-172).

Quand elle a voulu se suicider, après la libération, elle est d’abord monté à la montagne pour pouvoir d’abord pleurer de tout son soûl. Au moment où de se jeter dans l’eau, une vache noire, Keomeokso269, surgit, l’amadoua et la maintint en vie ; elle lui indiqua le chemin à prendre comme dans un récit ou un mythe héroïque, cette vache noire joue un rôle mystérieux à ce moment entre la vie et la mort.

Et cet élément mythique n’est pas le seul dans son genre dans son témoignage ; chaque fois qu’elle s’est retrouvée entre vie et mort, il resurgit. Il existe ainsi une force mystérieuse et une certaine structure du récit mythique traditionnel dans son témoignage. Cela représente les forces qui ont aidé Sun-Man Yun quand elle était au fond du gouffre, comme le monsieur qu’elle a rencontré tout à fait par hasard et qui l’a aidée à quitter le Japon. Deux femmes moines l’ont sauvée et l’ont guérie quand elle souffrait d’une maladie psychique. Sun-Man Yun dit qu’elle voulait être Mudang (médium) après la mort de son mari, et pendant un certain temps, « elle était devenue folle » (p. 194). Elle a donc erré à travers tout le pays, pendant des années, et a guéri de sa maladie mentale durant les quelques années qu’elle a passées au temple des femmes moines. Cette période, vers sa quarantaine, a été importante pour qu’elle puisse tourner la page. Elle n’a, à l’époque, pas encore construit « son récit » confié aux chercheuses. Nous ne pouvons pas exactement savoir quand elle a commencé à construire son récit avec des éléments mystiques, mais à l’époque où elle souffrait d’une crise psychique, ils n’étaient pas présents.

267 Je l’ai traduit au féminin, en coréen il n’existe pas de sexe dans la grammaire.

268 On peut voir un autre emploi des petits mots comme mak qui a été utilisé pour décrire le soir de la vengeance de la part des Chinois en Chine dans le témoignage de Chang-Yeon Kim.

269 En coréen so signifie vache ou bœuf ; kamahda est un verbe désignant la couleur noire dans son dialecte ; si j’essaie de traduire, ce serait être noir. Pour faire l’adjectif, on supprime da dans le verbe.

Ses souvenirs d’enfance alimentent ses récits : elle se souvient profondément des paroles de son arrière-grand-père, taoïste, qui lui a dit que, si on croit au Do, donc le sens et la morale du ciel, le Japon – le mal – s’effondrait. Elle explique que si elle a rencontré les personnes qui l’ont sauvée, c’est grâce aux ancêtres qui ont cru au sens et à la morale du ciel. La structure de son récit est liée à sa famille et l’y enracine, un élément indispensable pour l’identité d’une résistante et la subjectivation dans son récit : celui-ci ne lui sert pas seulement à oublier ou à nier ses expériences, au contraire, il s’agit d’une interprétation affirmative qui lui permet de survivre. La scène de la rencontre avec Keomeokso peut être un récit ou un rêve270 dans lequel elle s’affronte au désir de mort et de vie. Elle croit son histoire ; et cela lui permet de vivre. En un autre sens, ce qu’elle raconte représente, pour elle, au moins, sa vérité. Son témoignage incite à réfléchir à la crédibilité de ses paroles, qui est liée à la question de comment écouter et interpréter son témoignage.

Dans ce témoignage, ce qui est important est le rôle de son récit ; s’il peut être reconnu par les autres – ici, les chercheuses qui l’écoutent –, il peut être plus crédible pour Sun-Man Yun ; ainsi, il peut apporter plus de confiance en elle. Ce récit écrit dans sa tête durant sa vie a joué un rôle décisif, et la confronte au jugement des autres.

Tout d’abord, c’est la force de vie qui se remarque dans son témoignage […] Sa force de vie témoigne également la force de vie des femmes qui a gardé cette terre et les gens, pendant les cent dernières années tachées de la misère de la colonie et da la guerre. Mais il existe un autre niveau dans la vie de Sun-Man Yun. Il semble qu’une force mythique ou une certaine structure narrative existe dans sa vie. Cela est souvent représenté par une certaine force qui aide Sun-Man Yun qui était au bout de gouffre (p. 200).

Dans leur récit, les chercheuses disent que Yun a été comprise et acceptée dans son rôle et son statut. Elles tentent de valoriser la force des femmes qui ont fait vivre leur entourage dans le désastre. Savoir si son récit, avec tous ses éléments qui paraissent « mythiques », est vrai ou non n’est pas sans doute une question cruciale. Ce qui est important, c’est que son récit soit accepté tel qu’il est.

Le langage crée un monde dans la mesure où il s’agit d’un lieu où les expériences du sujet parlant se révèlent et se concrétisent par le récit. Yun est entrée dans le monde qu’elle a rencontré. Ces deux mondes sont liés l’un à l’autre à travers Yun, qui les dirige ; ces deux mondes se mêlent et se complètent. Son monde du récit est un monde codifié à sa façon selon

270 Mentir signifie vouloir tromper avec l’intention de nuire (Cf. Derrida, Histoire du mensonge, Paris : Galilée, p. 9-24), en conséquence Yun ne ment pas. Les éléments, qui semblent fictifs, dans le témoignage de Yun ne nuisent ni à elle ni aux chercheuses ou à d’autres : cela peut être une fiction : « Rousseau propose toute une taxinomie des mensonges (l’imposture, la fraude, la calomnie, qui reste la pire). Il rappelle qu’un "mensonge" qui ne nuit ni à soi ni à l’autrui, un mensonge innocent ne mérite pas le nom de "mensonge" ; c’est, dit-il, une "fiction". » Ibid., p. 16-17.

son langage et sa langue toujours en rapport avec sa réalité ; son monde de tous les jours est intégré à son monde du témoignage-récit. Ses deux mondes sont les soutiens indispensables à Sun-Man Yun pour continuer à vivre. Le témoignage de Sun-Man Yun semble se situer entre toutes ces dimensions : entre témoignage et fiction, entre récit de vie d’ethnologique et littéraire ou mythique.

Se heurtent, sans cesse, son envie d’être reconnue comme une victime légitime et de se battre pour être reconnue comme telle, et son angoisse de se révéler comme « femme de réconfort ». Elle refuse de publier sa photo, craignant que sa famille ne soit au courant de son passé, mais par ailleurs, elle tient à publier ses témoignages sous ses nom et prénom. Elle se montre méprisante vis-à-vis des « femmes de réconfort, » desquelles elle se distingue ; elle participe avec passion aux manifestations du mercredi en tant qu’ancienne « femme de réconfort ». Elle hésite entre l’idéologie de la chasteté, le discours nationaliste, la valeur traditionnelle et ses propres envies de se faire reconnaître en tant que victime de crime de guerre et se valoriser.

Sun-Man Yun a choisi les éléments mythiques pour dissoudre les contradictions qu’elle n’a pas pu résoudre ; ayant perdu la « pureté par l’ennemi », elle aurait dû se suicider, pourtant elle a choisi le contraire. Comme elle l’affirme, elle était plutôt débrouillarde dans les difficultés ; au fond, elle voulait vivre. C’est pourquoi elle a eu besoin des éléments mythiques pour se battre contre l’idéologie de la chasteté, le discours nationaliste, et la valeur traditionnelle, qu’elle a intériorisés autant qu’elle s’en est servie, pour survivre. En un autre sens, je pense que le témoignage-récit de Sun-Man Yun est révélateur de la situation des survivantes, entre le discours qui les efface et le discours à venir, l’envie de l’oublier et de s’en libérer, l’intimidation des langages et la force des langages, le passé et le présent, le présent et l’avenir, l’Histoire et l’histoire, toujours entre deux.

Chapitre IV.