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Écriture d’une voix peuplée : Dictée (Theresa Hak Kyung Cha)

IV.2. Pour venir à l’écriture

IV.2.1. Une femme venue de loin

Après la phrase de Sappho, deux dictées suivent : l’une est écrite en français et l’autre en anglais, sans ponctuation, mais seulement des indications dans le texte. Ces deux langues se complètent et diffèrent dans l’écriture par la structure de la langue.

Aller à la ligne C’était le premier jour point Elle venait de loin point ce soir au dîner virgule les familles demanderaient virgule ouvre les guillemets Ça c’est bien passé le premier jour point d’interrogation ferme les guillemets au moins virgule dire le moins possible virgule la réponse serait virgule ouvre les guillemets Il n’y a q’une chose point ferme les guillemets ouvre les guillemets Il y a quelqu’une point loin point ferme les guillemets

Open paragraph I was the first day period She had come from a far period tonight at dinner comma the families would ask comma open quotation marks How was the first day interrogation mark close quotation marks at least to say the least of it possible comma the answer would be open quotation marks there is but one thing period There is someone period From a far period close quotation marks298

Cette dictée paraît décrire une scène de dîner familial où l’on discute de sujets quotidiens. Par exemple, si c’est le premier jour d’un enfant de la famille dans une nouvelle école : « ça s’est bien passé le premier jour ? ». Une fille (ou une femme) interrogée paraît hésiter à répondre pendant un moment, elle répond finalement pour « au moins, dire le moins possible » : « Il n’y a qu’une chose », « Il y a quelqu’une. Loin. » ; le genre se révèle dans le français. La personne a choisi elle-même l’adverbe « loin » pour décrire sa position, avant de raconter ses sentiments et ses histoires. En ce qui concerne venir de « loin », il y a plusieurs possibilités d’interprétation, par rapport au pays natal, à la langue, ou même, à sa propre

298 Theresa Hak Kyung Cha, Dictée, University of California Press, 2001, p. 1. Désormais, cet ouvrage est désigné seulement par les pages entre parenthèses, avec le titre de l’ouvrage. Une chose est écrit en italique dans le texte. Une autre précision : dans le texte, il y a les deux blancs entre d’autres mots et les noms de ponctuations.

famille299. L’adverbe « loin », accentué par le point, signifie, au moins, la double distance : la distance de son pays natal, de sa langue, de sa culture dans lesquels elle a vécu et celle d’un autre pays, d’une autre langue et d’une autre culture auxquels elle doit s’adapter. Il s’agit donc d’une triple distance, géographique, physique et psychologique.

Rien n’indique exactement si cette scène a lieu dans la propre famille de l’auteur. Il est possible de l’imaginer autrement : une simple voyageuse, ou une exilée qui est rentrée chez l’hôte où elle loge, sans doute temporairement, pour dîner, et la famille de l’hôte lui demande d’exprimer dans leur langue son impression sur sa nouvelle journée. Cette conversation est déplacée pour cette femme ; cette simple question révèle sa position, parce qu’elle demande en effet une longue explication, pour plusieurs raisons, et qui relèvent de sa situation d’immigrée, d’exilée ou de voyageuse. Cette question posée à la jeune fille (ou à la femme) la renvoie à son être étranger dans une nouvelle situation300.

Hyun Yi Kang interprète cette scène dans laquelle un sujet féminin exilé parle mal la langue du pays d’exil dans la famille d’accueil comme une situation qui renforce la différence de ce sujet féminin et la renvoie à sa précarité en tant qu’exilée301. En ce sens, même si ce sujet féminin maîtrise bien la langue du pays où elle a demandé l’exil, elle aurait des difficultés à s’exprimer. La question ne concerne pas que la langue, mais les différences que porte ce sujet féminin la renvoient néanmoins à son étrangeté renforcée par le fait d’être femme, parce qu’être une femme est déjà une sorte d’étrangeté dans la société masculine.

Au moment d’une première rencontre ou d’une première réception, des questions souvent déjà formalisées s’imposent. Ces questions sont également imprégnées d’un certain état d’esprit ou certaines idées ou encore de telles règles ou tels rituels. En effet, l’hospitalité est souvent codifiée, et les arrivants doivent s’y soumettre pour enfin être accueillis. Peut-on accueillir l’étranger chez soi sans l’interroger ? Autrement dit, peut-on songer à l’hospitalité

299 Je trouve que le sentiment de l’étrangeté dans « sa propre famille » censé être un abri n’est pas difficile à imaginer. De plus, ce n’est pas une situation rare. Par exemple, Franz Kafka évoque son étrangeté par rapport à sa propre famille, comme dans la réunion familiale où le sentiment d’étrangeté s’empare de lui puis, il ne disparaît plus : un exemple, Journal, dans Œuvre complète, Paris : Gallimard, 1984, p. 20.

300 Dans Le Dialogue, un court texte pourtant difficile à résumer, François Cheng raconte son aventure humaine et linguistique de jeune Chinois de 19 ans débarquant à Paris après la Deuxième Guerre mondiale, ignorant tout de la langue française. François Cheng exprime la douleur des exilés ou des immigrés qui ne comprennent pas la langue du pays d’adoption : « une souffrance plus "muette", plus humiliante » (François Cheng, Le Dialogue, Paris : Desclée de Brouwer, 2002, p. 28). ; « L’exilé éprouve la douleur de tous ceux qui sont privés de langage et se rend compte combien le langage confère la légitimité d’être » Ibid., p. 29). Il y a un vécu d’étouffement, d’enfermement, de souffrance, car les émotions ne peuvent être exprimées suffisamment nuancées.

301 « Re-membering Home », Collectif (1997), Dangerous Women : Gender and Korean Nationalisme, Routledge, traduit par Park, Eun-mi, Séoul : Edition Samin, 2001, p. 327-328.

comme à un principe absolu en dehors de certains concepts du droit ? Si on reçoit un étranger chez soi, avec la loi de l’hospitalité sans condition, les règles d’accueil ou de l’hospitalité doivent être modifiées pour répondre à la loi de l’hospitalité sans condition. C’est cette loi qui nous conduit à améliorer les règles juridiques actuelles vers la loi de l’hospitalité. Derrida pose la question suivante : « L’hospitalité consiste-t-elle à interroger l’arrivant ? », dans De l’hospitalité, et cette question revient aussi dans un entretien. Voici sa réponse :

L’hospitalité consiste à tout faire pour s’adresser à l’autre, à lui accorder, voire à lui demander son nom tout en évitant que cette question ne devienne une « condition », une inquisition policière, un fichage ou un simple contrôle des frontières.

La question qui se pose au seuil des deux frontières relève déjà de l’essence de la politique.

L’étranger est d’abord étranger à la langue du droit dans laquelle sont formulés le droit d’hospitalité, le droit d’asile, ses limites, ses normes, sa police. Il doit demander l’hospitalité dans une langue qui, par définition, n’est pas la sienne. […] C’est peut-être la première violence subie par l’étranger : avoir à faire valoir ses droits dans une langue qu’il ne parle pas. Suspendre cette violence, c’est presque impossible, une tâche interminable en tout cas. Raison de plus pour travailler d’urgence à transformer les choses. Un immense et redoutable devoir de traduction s’impose […]. Cela passe par une transformation du droit, des langues du droit302.

L’hospitalité absolue ne demande même pas que l’arrivant donne son nom, mais qu’on lui ouvre sa maison, l’y laisse venir sans conditions requises.

L’hospitalité absolue exige que j’ouvre mon chez-moi et que je donne non seulement à l’étranger (pourvu d’un nom de famille, d’un statut social d’étranger, etc.) mais à l’autre absolu, inconnu, anonyme, et que je lui donne lieu, que je le laisse venir, que je le laisse arriver, et avoir lieu dans le lieu que je lui offre, sans lui demander ni réciprocité (l’entrée dans un pacte) ni même son nom. La loi de l’hospitalité absolue commande de rompre avec l’hospitalité de droit ; non qu’elle la condamne ou s’y oppose, et elle peut au contraire la mettre et la tenir dans un mouvement incessant de progrès ; mais elle lui est aussi étrangement hétérogène que la justice est hétérogène au droit dont elle est pourtant si proche, et en vérité indissociable303.

Marc Crépon, inspiré par cette idée, analyse la condition de l’hospitalité. Son point de départ est le rapport entre le naufragé et le rivage : il évoque les naufragés qui arrivent sur le rivage, et s’arrête sur le cas de Gulliver dans les Voyages de Gulliver de Swift. Gulliver n’est pas un étranger anodin ; en revanche, c’est un étranger de l’étranger, distingué d’abord au niveau de l’apparence non dissimulable, parce qu’il arrive toujours comme le géant ou le nain ou encore l’homme. Cette étrangeté excède la loi pour l’étranger qui permet de l’accueillir.

302 Jacques Derrida, « Le principe d’hospitalité (Le Monde, 2 décembre 1997. Propos recueillis par Dominique Dhombres) », Papier Machine, Paris : Galilée, 2001. p. 275.

Il est celui pour lequel il n’y a pas de loi. Il n’a pas non plus de nom, ou du moins, il est à ce point différent qu’on ne songe pas à lui demander comment il s’appelle, ou qu’on l’affuble d’un nom qui ne renvoie à aucune identité déterminée (dans laquelle il puisse se reconnaître), aucun pays, aucune famille304.

Puisqu’il dépasse les lois de l’hospitalité, celles-ci doivent être reconsidérées à cause de la relation créée par cet arrivant inédit. Autrement dit, ce naufragé exige en quelque sorte une nouvelle loi ; ce n’est pas lui qui doit se soumettre à la loi ; il demande même de revoir les conditions de l’hospitalité ; cette situation singulière ne serait sans doute pas si unique. La première scène de la Dictée n’est pas une situation singulière, elle touche pourtant, au fond, la même condition. Elle se trouve dans une situation où son identité est mise à l’épreuve avec peu de possibilités de s’exprimer. Avec une telle question, la parole ne lui est pas donnée, et cette femme éprouve le besoin d’une nouvelle approche de la langue. La langue ne se distingue pas des lois ; les lois se manifestent et s’ordonnent à travers cet instrument. Cette première scène de la Dictée figure donc la condition de son écriture dans la situation où l’écriture commence ; cette arrivante face à son hôte veut prendre la parole. Cela doit passer par l’apprentissage de la langue de l’hôte afin de parvenir à l’hospitalité au-delà de cette langue.

Cette première scène annonce l’arrivée d’une femme, étrangère par rapport aux dispositifs identitaires que sont la langue, la nationalité et la famille, pour écrire autrement sa propre histoire ou un autre mythe de l’« origine ».