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DES JEUNES DE QUARTIERS POPULAIRES « GHETTOÏSÉS » ?

1.2. Un « processus de ghettoïsation » en France ?

1.1.2. Pertinence de la notion de « ghetto » en France

Cette dimension historique de la notion de « ghetto » et la conception encore actuelle issue du o te te a i ai ali e te t le d at e F a e autou d’u e uestio ue l’o pou ait synthétiser ainsi : est-il pertinent de parler de « ghetto » pour désigner les quartiers p iph i ues d fa o is s f a çais ? “a s e e i e d tail su l’e se le des p opos des contributeurs à ce débat, qui a cours depuis les années 1990, nous exposerons les principaux points de désaccord, à travers les approches de Didier Lapeyronnie et Loïc Wacquant. Les évènements sociaux urbains au début des années 1990, souvent appelés émeutes urbaines, mais aussi révoltes urbaines, ont à nouveau mis sur le devant de la scène politique et so iale des ua tie s de p iph ie u ula t les diffi ult s so iales Ba u & D’O azio, 2015). Ces violences et révoltes ont fortement interrogé la sphère scientifique quant à l’e iste e d’u ph o e de « ghettoïsation » dans certains quartiers défavorisés. Le

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sociologue Didier Lapeyronnie est considéré comme un des principaux défenseurs de cette thèse (Lapeyronnie, 2008). En effet, si jusque-là l’utilisatio du te e « ghetto », désignant les quartiers afro-Américains, ne semblait pas pertinente pour désigner les quartiers de banlieues défavorisées françaises, à partir des années 1990, un débat émerge. Didier Lape o ie o se e u e olutio au sei de es ua tie s ui l’a e à pou sui e l’ tude, précédemment menée avec François Dubet (Dubet & Lapeyronnie, 1992). Pour Lapeyronnie, les a al ses p se t es da s l’ou age La galère : jeune en survie ne correspondent plus à la alit so iale de l’espa e u ai Du et, ; Lape o ie, . Ai si, au début des a es Lape o ie p opose a u e ou elle th o isatio de l’e p ie e ue da s ces quartiers populaires et parlera alors de « ghettoïsation ». Dès les premières lignes de l’ou age Ghetto urbain : ségrégation, violence, pauvreté en France aujou d’hui, il affirme son hoi d’a oi e ou s au te e de « ghetto » pour désigner les processus sociaux qui se d eloppe t d s les a es et ui so t e o e e a tio aujou d’hui Lape o ie, 2008).

Lapeyronnie observe une tendance de développement en France qui tend vers la réalité urbaine américaine, sans pour autant considérer que les situations des deux pays soient similaires. La théorie du « ghetto » p opos e pa le so iologue est ti e de l’a al se u’il mène au sein de quartiers périphériques d’u e ille o e e f a çaise et ’est pas généralisable à tous les contextes urbains (Lapeyronnie, 2008).

Le « ghetto » tel u’il est o eptualis i i o espo d à u e logi ue d’o ga isatio so iale et non à un espace urbain précis. En effet, tous les ha ita ts d’u e ua tie e agisse t pas essai e e t de la e a i e à ette logi ue. De fait, l’auteu pa le de « ghettos » au pluriel plutôt que de « ghetto » au singulier (Lapeyronnie, 2008).

Le fondement principal de la définition de Lapeyronnie est que le « ghetto » constitue un « o t e o de » i stitu à la fois pa l’e t ieu au « ghetto », mais également par des logiques sociales internes à celui- i. Cette dou le logi ue est esse tielle et ’est elle ui amène Lapeyronnie à user du terme « ghetto ». Lapeyronnie voit dans le processus de ségrégation urbaine française, un mode de distribution des populations non pas naturel, mais induit par des choix collectifs où la mise à distance entre les populations remplace les conflits entre les classes sociales. Ainsi, « les groupes sociaux se séparent les uns des autres et

a oisse t leu " apital so ial" pa la ise à l’ a t des at go ies les plus fai les »

Lape o ie, : . E effet, les ises à l’ a t so iale et eth o-raciale qui touchent particulièrement les populations de ces quartiers, se sont accentuées ces dernières décennies et ont participé au développement de ces formes de « ghettos ». Lapeyronnie fait tat d’u e dista e t s fo te e t e les lasses so iales et a jus u’à parler de « rupture » (Lapeyronnie, 2008).

En réponse à ce phénomène externe, les populations concernées développent des logiques sociales et plus généralement des modes de vie et des structures institutionnelles propres. E effet, pou l’auteu , le « ghetto », loi de ’ t e u’u ph o e u ai i duit pa

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l’e t ieu , est gale e t « une construction politique, sociale et culturelle » (Lapeyronnie, : . L’isole e t i pos pa les g oupes do i a ts à e tai s g oupes de populatio o duit à l’ ta lisse e t d’u « o t e o de », f uit d’u e adaptatio so iale des ha ita ts aux contraintes qui leur sont imposées. En ce sens, le « ghetto » est à la fois une « cage » et u « o o » puis u’il i stitue u e t e-soi protecteur pour les populations qui y appartiennent. De fait, le « ghetto » possède :

« Une logique propre, logique sociale et morale qui non seulement le différencie

du reste de la société, mais imprègne aussi lourdement la vie de ses habitants et conditionne étroitement leurs interprétations du monde social, leurs sensations et leurs identités, comme leurs conduites privées et publiques » (Lapeyronnie,

2008 : 25)

Ce « contre-monde » se construit autour de mode de fonctionnement spécifique : l’i te o aissa e e t e les ha ita ts, les « e brouilles » qui découlent de cette interconnaissance ; enfin, les rapports hommes/femmes et la forte domination masculine. La forte interconnaissance entre les habitants au sein des quartiers constitue une opposition importante avec le monde des dominants où l’a o at, gul pa l’i atte tio i ile, constitue la norme. Au contraire, dans les quartiers « ghettoïsés », l’i te o aissa e permet une visibilité des individus extérieurs au « ghetto » (considérés comme une menace) et garantie ainsi la sécurité des membres du « ghetto » puis ue l’e t e-soi protecteur est assu . Toutefois, si ette i te o aissa e est essai e au ai tie de l’e t e-soi protecteur que permet la logique de « ghetto », elle engendre un certain nombre de conflits. En effet, da s u o te te d’i te o aissa e, toute attei te à l’i age d’u e pe so e, à sa putatio , et . doit t e pa e puis ue la ise à dista e ’est pas possi le. De fait, es conflits, désignés par Lapeyronnie comme « u o de d’e ouilles pe a e tes », ont une

fonction intégratrice très importante (Lapeyronnie, 2008).

La troisième dimension caractéristique de la logique de « ghetto » observée par Lapeyronnie est le rapport de domination masculine. La domination ethno-a iale do t fo t l’o jet les habitants de ces quartiers touche plus spécifiquement les hommes. En effet, si les femmes la subissent également, la mise en avant de leur féminité facilite, dans le monde extérieur au « ghetto » leur soustraction aux discriminations raciales. Lapeyronnie évoque à titre d’e e ple la fa ilit u’o t les fe es d’o igi e i ig e à e t e e oite de uit contrairement aux hommes. Toutefois, au sein des quartiers, la mise à distance des logiques discriminatoires par les femmes est vue comme une trahison. En réactio à ela, s’ ta lit u contrôle important des femmes qui limite la mise en visibilité de leur féminité. Les rôles sociaux et surtout familiaux sont ainsi fortement investis (Lapeyronnie, 2008).

79 1.1.3. Les disse sio s à l’o igi e du d at

Si les données de ter ai et les o lusio s de l’ tude de Didie Lape o ie e so t gu e ises e uestio , l’usage du te e « ghettoïsation » pou d sig e l’ olutio so iale de e tai s ua tie s populai es de p iph ie, lui, d a ge. C’est autou des diff e es e t e situatio a i ai e, d ites pa Loï Wa ua t, et situatio f a çaise ue le d at s’est construit. Didier Lapeyronnie propose donc une théorisation de la notion de « ghetto » dans le contexte français qui diffère en partie de la réalité sociale que recouvre le terme aux États-Unis.

Wacquant et Lapeyronnie incarnent les figures clés des deux « camps » de ce débat autour de la pe ti e e de l’id e de « ghettoïsation » de certains espaces (sociaux et territoriaux) en France. Alors que Wacquant considère que la réalité urbaine française des quartiers en diffi ult el e da a tage de « l’a ti-ghetto » que du « ghetto », Lapeyronnie quant à lui, y oit le d eloppe e t d’u o t e o de. Da s les deu as, la th o isatio de la otio de « ghetto » proposée, que nous avons présenté précédemment constitue un type idéal. Les deu auteu s o st uise t leu o ept autou de la e dou le logi ue : elle d’u e formation externe et interne du « ghetto ». Rappelo s i i pou plus de la t , u’a e le terme « ghetto », Wacquant fait référence uniquement aux quartiers afro-Américains tandis que Lapeyronnie parle des quartiers populaires défavorisés français. Toutefois, dans les deux contextes, la même logique est évoquée. Simplement, pour Loïc Wacquant, la situation française el e de e u’il o e « la marginalité urbaine avancée » et non de la « ghettoïsation » (Wacquant, 2005 ; Wacquant, 2012).

Selon Loïc Wacquant le « ghetto » américain et les banlieues, notamment françaises, sont des réalités sociales qui se disti gue t a a t tout pa le ôle ue joue l’État da s la ise à l’ a t de es espa es u ai s. Au États-U is, la el gatio spatiale de e u’il o e la « Ceinture Noire » se fait avant tout sur le critère racial, et dans une moindre mesure selon la classe sociale. Cette relégation urbaine des quartiers caractérisés par une forte homogénéité so iale les populatio s oi es est agg a e pa l’État. L’a plifi atio de e ph o e urbain constitue le facteur principal de différenciation entre les situations françaises et tatsu ie es. E effet, e F a e, la el gatio s’effe tue a a t tout selo u e logi ue de mise à distance des classes sociales défavorisées, accentuée par le facteur racial. Toutefois, les quartiers relégués se caractérisent par une hétérogénéité importante des populations (de pa leu o igi e g og aphi ue et da s u e oi d e esu e so iale . “u tout, l’État f a çais, loi d’a a do e es ua tie s, e u e a tio pu li ue i te e tio iste fo te. De fait, selo Loï Wa ua t, l’a tio de l’État f a çais att ue le ph o e de el gatio u ai e (Wacquant, 2006).

Ce débat sur la pertinence de l'usage au terme « ghetto » pour désigner les quartiers en difficultés en France autour des positions de Wacquant et Lapeyronnie est en partie un faux débat puisque les auteurs ne s'opposent que partiellement (Kokoreff, 2009). En effet, pour

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les deux sociologues, il existe bien une double logique de construction des espaces en diffi ult ghetto/espa e a gi alis . Mais ils ’o se e t pas es logiques à partir du même point de référence. Pour Lapeyronnie, l'aggravation de la pauvreté, de la violence et de la discrimination subies par les habitants engendrent des logiques sociales qui tendent à rappeler celles des « ghettos » noirs américains. Cependant, cette évolution ne signifie pas que les quartiers des deux pays sont similaires (Lapeyronnie, 2008). Pour Wacquant, la référence est justement étasunienne, cela fait ressortir l'interventionnisme de l'État français, l'hétérogénéité ethnique des quartiers français et le plus faible taux de délinquance ce qui tend à invalider l'usage du terme « ghetto » (Wacquant, 2006 ; Wacquant, 2012). Par ailleurs, il ne faut pas négliger le fait que les deux chercheurs se positionnent dans des perspectives d'études différentes puisque pour Wacquant, il s'agit d'une comparaison internationale tandis que pour Lapeyronnie, le travail de recherche est effectué à une échelle beaucoup plus restreinte (une ville moyenne française) et les données sont de nature diverse. Les données ne datent également pas de la même époque (Kokoreff, 2009). Toutefois, repositionner les termes de ce débat et les différentes acceptions de la notion de « ghetto » est nécessaire pour comprendre les enjeux de cette controverse. En effet, au-delà de la sphère scientifique, le débat touche également la sphère politique et médiatique (Kokoreff, 2009). Cependant, si dans la conception proposée par Lapeyronnie, la théorisation du « ghetto » peut fai e se s, l’utilisatio du te e e ta t ue tel, de par les différentes réalités sociales auxquelles il fait référence, peut avoir des conséquences politiques et sociales fortes comme la victimisation des classes populaires et un certain mépris des énergies collectives locales, notamment associatives, mobilisables dans ces quartiers populaires (Charmes, 2009).

Au-delà du débat, le constat est clair et partagé sur ce phénomène français de ségrégation forte à caractère social et ethno-racial. Les logiques analysées par Lapeyronnie ne se mettent pas en place dans d’aut es ua tie s, ais o stitue t au o t ai e u e a e tuatio spatiale de la ise à l’ a t so iale des g oupes so iau les plus d fa o is s Lape o ie, . Les logi ues de « ghettoïsatio » d’aujou d’hui p e e t pla e da s les es ua tie s pauvres les a lieues « ouges » u’hie . “i les a al ses p se t es pa Didie Lape o ie o t e t que si les groupes sociaux peuvent se mettre à distance, sociale et spatiale par des phénomènes de stigmatisation, les effets de la ségrégation urbaine e s’ duise t pas, comme nous allons à présent le voir.

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2. LES CONSÉQUENCES URBAINES ET SOCIALES