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La perte et l’absence/ ab-sens dans Autoportrait avec Grenade

II.5.a.1.L’écriture du laboratoire chez Delaume

I. La perte et l’absence/ ab-sens

I.2. La perte et l’absence/ ab-sens dans Autoportrait avec Grenade

Je suis jeune, riche et cultivé; et je suis malheureux, névrosé et seul244.

Fritz ZORN

A lřinstar de Dans ma maison sous terre, Autoportrait avec Grenade est un espace de la perte et de lřabsence. En effet, lřauteur-narrateur étale dans son récit sa souffrance causée par la perte et par lřabsence de ses proches, ses amours, ses idéaux, son pays et de sa santé. Il est donc installé au sein dřun univers de torture qui le pousse souvent au bord du délire.

Lřauteur-narrateur revient dans son récit sur la mort de plusieurs de ses proches : sa sœur, un ami dřenfance et ses grands-parents. Il décrit dřabord la mort de son grand-père paternel quřil nřa jamais connu mais dont le souvenir lui rappelle son pays natal : « Il est mort avant la fin de la guerre, paralysé sur un galetas, symbole de la vieille Algérie qui finissait dans le drame, la confusion et le sang245 ». Toutefois, la perte de sa sœur est lřun des évènements qui lřa beaucoup marqué, et dřailleurs il en parle dans son premier roman

Le chien d’Ulysse et en rouvre la plaie dans Autoportrait avec Grenade.

En outre, une autre perte dont lřauteur nřarrive pas à se remettre est celle de la paix et de la sérénité dans son pays natal, lřAlgérie ; cette dernière rongée, pendant tout une décennie par le terrorisme, devient un grand cimetière quřil faut fuir: « Les algériens décidèrent de sřentretuer. La guerre investit Cyrtha lřimmémoriale246

». La violence ensanglantant le pays affecte lřauteur-narrateur : « je souffrais de voir danser la déesse de la violence247

», et de ce fait il développe « une vision du monde pessimiste, sombre ; de la destinée humaine248 » et déplore sans cesse sa « vieille Algérie qui finissait dans le drame, la

243

Ibid., p.133.

244

ZORN, F., Mars, München, Kindler Verlag, 1977, trad. fr. Gallimard, 1979.

245 BACHI, S., Autoportrait avec Grenade, op. cit., p.35.

246 Ibid., p.94. 247 Ibid., p.129. 248 Ibid., p.129.

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confusion et le sang 249». Il quitte alors son pays pour la France à la recherche de nouveaux horizons et dřun nouvel espoir. Mais, une fois en France la déception est encore au rendez-vous puisque le mal être ne quitte pas lřauteur-narrateur même si sa carrière dřécrivain ne fait que prospérer, il sřautocritique alors en épousant la posture dřun psychanalyste :

Je ressemble à ces hommes décrits, décriés dans les ouvrages de psychanalyse. Ils ont réussi mais ils trouvent leur réussite insipide. Alors, ils se laissent sombrer, pleins de dégoût pour eux-mêmes et pour le monde. Sřils ont la santé, ils la bousillent, verre après verre. Sinon ils se laissent filer, gorgés dřhystéries, au bout de la nuit250.

Toutefois, au sein dřun exil volontaire, il ne peut sřempêcher de penser à son pays natal ravagé par le terrorisme et par des dirigeants malveillants : « Je déteste encore plus les militaires. Ils nous ont mis dans la merde. Ils ont fait de notre pays un vaste bordel où enfiler son prochain est une activité lucrative 251». Ainsi, rongé par une nostalgie insoutenable ; il convoque dans un espace de délire des personnages fictifs pour lui tenir compagnie et lřaider à maintenir sa mémoire éveillée. Lřauteur-narrateur perdu entre deux pays et deux cultures se lance alors dans une « quête dřancrage252

».

Une autre perte viendra accentuer le drame psychique de lřauteur-narrateur, celle de ses amours. Il évoque dřabord lřamour de sa jeunesse, Samira, qui lřa quitté puisque étant étudiant à lřépoque, il ne possédait pas une situation sociale favorable qui lui permetait de demander sa main :

- Je veux třépouser. Ne me quitte pas

(…) ma vie est en jeu. Je ne peux, je ne veux vivre sans elle. - Trop tard. Il est trop tard. Et puis tu nřas rien. Ni maison ni rien

Si. Jřai le monde. Le monde entier. Dans ma tête. Comment le lui dire ? Elle aurait dû le savoir.

- Que vais-je faire sans toi ? Je ne peux pas vivre sans toi. - Tire toi une balle

- …

- Ne mřappelle plus jamais !

Plus de pièce. La communication sřinterrompt. Je ne la reverrai plus. Il faut partir. Faire vite. Très vite253.

249

Ibid., p.35.

250

BACHI, S., Autoportrait avec Grenade, op. cit., p.44.

251

Ibid., p.102.

252

LAOUYEN, M., « Le texte autobiographique : une demeure à soi? », cité in MONTANDON, A. (dir.),

De soi à soi. L’écriture comme autohospitalité, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal,2004,

p. 126.

253

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La perte de son amour de jeunesse nřa pas quitté les pensées de lřauteur -narrateur : « je pense (…) à celle qui deviendra Samira dans mes romans et qui me hante aujourdřhui encore », et en pensant à lřenvisageable, sa souffrance sřaccentue davantage :

(…) je lřaimais. Plus que tout. (…) Je me suis senti triste. (…) dire quřelle doit voir les mêmes étoiles. Lřentrelacs des constellations. Cassiopée. Ganymède. Orion.

Dire quřelle aura des enfants. Des enfants avec un autre que moi.

(…) Jřaimais sa peau. Sa peau dřambre. Le son de sa voix. Sa démarche chaloupée, Cheveux cascadants254.

Dřailleurs lřun de ses personnages, Seyf, lui fait remarquer que le jugement négatif quřil porte souvent, dans ses écrits, sur les militaires est en rapport avec son histoire dřamour : « Eh bien, reprit-il, je me suis longtemps demandé, si le fait quřelle ne soit mariée avec un capitaine de la sécurité militaire nřexpliquerait pas ta haine de lřarmée255

. »

Néanmoins, lřamour de jeunesse nřest pas le seul amour perdu par lřauteur-narrateur mais aussi celui de sa femme qui, elle aussi, lřa quitté pour des raisons quřil nřa pas voulu dévoiler. A lřhôpital de Grenade, il se rappelle alors de sa dernière conversation téléphonique :

- Je peux appeler ma femme ?

- Les portables sont interdits dans lřenceinte de lřhôpital. Jřallume mon portable et téléphone.

- Je vais bien. Ne riez pas

- Je suis aux urgences de lřhôpital de Grenade.

- Tu sais je ne pourrais pas venir. Enfin cřest sûr. Jřai un cours jeudi matin. Silence. Il nřy a plus rien à dire256

.

Mais il évoque sa rupture avec sa femme quand son éditeur fait pression sur lui pour quřil intègre des éléments de sa vie intime dans son récit :

- Parle-nous de ta femme, par exemple. - Elle mřa plaqué.

- Pourquoi.

- Oui, mais pourquoi ? - Ça ne regarde personne257.

254

BACHI, S., Autoportrait avec Grenade, op. cit., p.53-55.

255 Ibid., p.104. 256 Ibid., p.70. 257 Ibid., p.161.

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Lřaccumulation des échecs en amour transforme la vision de lřauteur-narrateur qui considère désormais que « lřamour est une illusion, un mirage 258», seule lřabsence est au cœur de son existence : « Misère. Où es-tu ? Où te caches-tu ? Papapersonne ne répond plus. Personne au bout du fil. Plus de mille ans dřabsence. Plus de mille ans 259

». La vie sentimentale de lřauteur-narrateur souffre en conséquence de béance et de vide ; la solitude et le désespoir sont alors ses seuls compagnons : « Je me sens seul. Je désespère260 ».

Dans Autoportrait avec Grenade la perte/absence est aussi celle causée par le décès dřêtres proches, lřauteur-narrateur évoque ainsi le décès de son grand-père, de son ami dřenfance et notamment celle de sa petite sœur qui lřa marqué à jamais : « Je pense à ma sœur dont jřai finalement décrit la mort dans Le Chien d’Ulysse. La sœur dřAli Khan, mon frère en imagination261 ». Amené, même à contre cœur, à puiser dans son vécu pour écrire son autofiction, «que mes parents me pardonnent. Je suis un écrivain. Je fais mon miel de ma vie, de nos vies, de vos vies 262», lřauteur-narrateur souhaite cependant que le passage de la description de la mort de sa sœur ne soit pas lu par ses parents : « Faites mon dieu que ce texte ne tombe jamais entre leurs mains. Faites mon Dieu que jamais il ne leur échoie263

Le désespoir sřempare de lřauteur-narrateur puisquřil se sent abandonné par tous les êtres qui lui sont chers, un abandon causé par leur absence insaisissable (la mort) où par la rupture des liens dřamour et/ ou dřamitié entre eux : « Tout part à vau-lřeau autour de moi. Tout. Le monde sřécroule. Mes parents se séparent. Ma femme me quitte. Mes amis ne me parlent plus264. »

En outre, la maladie rare dont lřauteur-narrateur souffre, est aussi à la source de lřabsence du sentiment de repos et de bien-être chez lui. Effectivement, souffrant dř « une malformation du globule rouge 265» lui causant dřintenses douleurs, lřauteur-narrateur devient alors la proie dřune torture impitoyable : « la douleur était si intense que je

258

BACHI, S., Autoportrait avec Grenade, op. cit., p.165.

259 Ibid., p.74. 260 Ibid., p.43. 261 ,Ibid., p.61. 262 Ibid., p.61. 263 Ibid., p.55. 264 Ibid., p.43. 265 Ibid., p.29.

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mřarrachais lřâme en beuglant comme un damné266», ces douleurs lřentraînent souvent dans un délire où le langage est complètement déconstruit : « Nous. Je. Je nřai plus de repos267 ».

La mélancolie et la douleur physique se présentent ainsi comme un lourd fardeau qui épuise lřauteur-narrateur : « Une ombre subsistait, à lřimage de la lassitude du portefaix que le fardeau épuise, encombre, et qui erre dans les rues dřune ville inconnue, trébuchant, incertain de lřadresse où doit être déposée la charge qui rompt son dos et lřécrase 268

».

Autoportrait avec Grenade est ainsi un espace de perte et dřabsence qui donne le ton à

une écriture de souffrance et de désespoir, creusant sans cesse dans le trou qui se situe à lřintérieur de la béance psychique et du manque de lřAutre (sujet, objet concret ou abstrait).