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L’écriture autofictionnelle : une écriture sur l’écriture

II.1.L’autofictionnaliste et le lecteur ou le sujet-lecteur

II.4. L’écriture autofictionnelle : une écriture sur l’écriture

Dans les trois œuvres Dans ma maison sous terre, Folle et Autoportrait avec Grenade, les personnages principaux qui sont des narrateurs autodiégétiques portent les mêmes noms que ceux des auteurs, légitimant de ce fait le protocole nominal de lřautofiction basé sur la triade : auteur = narrateur= personnage principal. De plus, sur la première de couverture des œuvres de Delaume et Arcan est mentionné roman, et récit en ce qui concerne celle de Bachi. Le pacte autofictionnel est à cet effet scellé en conciliant pacte autobiographique et pacte fictionnel.

En outre, la spécificité des trois œuvres est quřelles engagent un discours métatextuel où lřécriture sřaffiche comme une écriture sur lřécriture. En dřautres termes, les trois auteurs multiplient dans leurs textes les métalepses et y étalent des explications et des réflexions sur leur propre protocole dřécriture et leur conception du genre autofictionnel.

En effet, Bachi délivre dans Autoportrait avec Grenade un discours métatextuel où il revient sur la spécificité de son entreprise dřécriture, sa propre théorisation de lřacte dřécriture et sa conception dřécrivain :

Jřai une saloperie qui court dans mes veines depuis ma naissance. Une malformation du globule rouge. A lřancienne, mes amis, mes lecteurs par défaut. Il faut tout vous dire, nřest-ce pas ? Lřexercice le demande. Le genre autobiographique pourri. Lřautofiction. Toute cette connerie à la Dickens comme le dit malicieusement Holden Caulfield, le héros de LřAttrape-cœur. Je rejoins la cohorte des grands malades graphomanes : Proust, Camus, Baudelaire, Gide. Le talent en moins89.

Lřauteur de La Kahéna parle donc ouvertement du pacte quřil tisse avec ses lecteurs : un pacte autobiographique ou plutôt autofictionnel qui lřoblige à dire la vérité et à sřexpliquer au sujet de sa maladie. Il explicite même sa vision théorique concernant le genre romanesque : « (…) le parfait objet romanesque doit tenir seul, fonctionner seul, comme une orange mécanique. Tic-tac, tic-tac…Nul besoin de savoir ce qui se trame dans les soubassements intercrâniens du scribe90 ». Contrarié par le pacte de vérité, lřauteur-narrateur préfère succomber à la magie de la fiction qui ne peut pourtant sřempêcher de

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BACHI, S., Autoprtrait avec Grenade, op.cit., p.29.

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sřinspirer du réel : « Je suis un écrivain. Je fais mon miel de ma vie, de nos vies, de vos vies91».

En outre, lřauteur-narrateur explique que son récit nřest pas un roman de voyage : « je nřai pas écrit ce livre sur Grenade. Jřécris un livre sur moi avec Grenade en toile de fond92». En effet, Bachi change dřitinéraire pour sa fiction, car au lieu de lřancrer dans la ville espagnole Grenade, il choisit de consacrer les trois quarts du texte à son autoportrait. Bachi utilise, toutefois, une technique de lřautoportrait bien propre à lui :

Autoportrait ? Mise en pièces programmée et insincère de soi. Je me flagelle en espérant susciter la pitié. Une belle perversion. Je suis malade, vous éprouvez de la compassion pour moi. Je suis malheureux, vous versez quelques larmes de plus. Mes parents meurent, le cycle naturel en somme, parce que je lřécris, prend valeur dřexemple. Cřest à vomir, non ?93

Bachi fait donc appel au procédé de la métalepse pour interpeller ses lecteurs et leur

expliquer sa logique scripturale : il insiste dřabord sur lřaspect délibéré de son choix avec le terme « programmation », ensuite sur la fictionnalité des faits quřil insère dans son œuvre (« insincère de soi »). Il explique également lřobjectif dřune telle programmation qui est celle dřémouvoir ses lecteurs et dans un geste contradictoire, il sřauto-critique mais en cherchant toujours à avoir lřapprobation de ses lecteurs en utilisant la forme interrogative : « Cřest à vomir, non ? ».

Cette explication de la part de lřauteur-narrateur semble être une forme dřhonnêteté mais qui sřinscrit quand même dans lřeffet de lřillusion de réel que cherche tout type dřécriture de soi : « Tout est là, (…) lřoriginalité et le paradoxe du genre résident dans ce Řřchercher à faire croireřř, dans cette volonté de suggestion quřil accomplit toujours au nom de la vérité, mais au seul profit de lřillusion94». Dřailleurs lřauteur-narrateur, dans une entrevue avec son éditeur, évoque cet aspect mensonger de la réalité fictionnelle :

- Mais personne ne lira ton livre. Les gens ne lisent pas les romans. Cřest connu.

- Seul toi et moi savons que cřest un roman. Tu me suis ? Ceux qui crachent sur le roman sont les premiers à en vendre. Je vous parle de ma vie. Je vous lřoffre en pâture. Autofiction ? De la mauvaise foi, plutôt. Avec, au final, un mauvais roman. On nřen sort pas95

. 91 Ibid., p.61. 92 Ibid., p.138. 93 Ibid., p.160. 94

MARTHE, R., Roman des origines et origines du roman, (1° Ed. Bernard Grasset, 1972), Paris, Gallimard, Coll. Tel, 1993, p. 33.

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En outre, en proposant à son éditeur dřintégrer des lettres dřélèves quřil a reçues et qui lui reprochaient lřindécence de manquer un rendez-vous avec eux, lřéditeur lřincite à renforcer son écrit autofictionnel avec ce genre de détails donnant davantage lřeffet du réel :

-Nřhésite pas alors. Tout ce qui peut te salir, te rendre hideux, infâme est bon pour nous.

-Un autoportrait.

- Dans la meilleure tradition du genre96.

Lřauteur-narrateur explique également dans son récit que lřécriture autofictionnelle est une expérience qui transforme lřexistence et qui efface parfois les frontières entre fiction et réalité : « Je me suis aperçu quřen me prenant pour sujet dřécriture, je devenais un personnage. Forcément de lřautobiographie au roman, la frontière est ténue 97

». Il ajoute aussi que les personnages fictifs lui rendant visite dans sa chambre dřhôtel et avec lesquels il sřentretient chaque soir dans un espace de délire, sont lřeffet de lřimaginaire dont le mécanisme est le même que celui du protocole littéraire :

Comme cřest étrange. Ces visites nocturnes et répétées me distraient de ma douleur. Elles me permettent de ne plus y penser. Le seuil. Une fois dépassé, les rêves et les délires, sans logique, informes, sřéchappent comme les fusées dřun feu dřartifice. Comme si la cervelle au bord de lřexplosion, secrétait ses propres défenses en sřéchappant vers lřimaginaire. La littérature agit de même. Devant les situations les plus tragiques, devant lřinnombrable, elle élit le songe. Sa décharge dřendorphines destinées à apaiser la souffrance98

.

Lřauteur-narrateur donne davantage de détails sur le fonctionnement de sa machinerie autofictionnelle :

Je me suis épuisé, dans mes romans à me masquer entrelaçant les destins de mes personnages, donnant à chacun une once de ma vie, une étincelle dřincroyance, la monnaie de mon incrédulité. ( …) Nul besoin de savoir ce qui se trame dans les soubassements intercrâniens je ne donne jamais mon avis. Tout le monde a des opinions (…) les personnages sřaffrontent seuls, perdus comme un enfant sur un trottoir qui cherche sa mère du regard, ne la trouve pas, et se met à hurler99.

A lřinstar de Bachi, les réflexions sur le genre autofictionnel et le protocole de lřécriture envahissent Dans ma maison sous terre. Lřauteure-narratrice rejoint la conception de Doubrovsky et explique sa conception de lřautofiction : « vécu mis en fiction mais jamais

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BACHI, S., Autoprtrait avec Grenade, op.cit., p.114.

97 Ibid., p.112. 98 Ibid., p.81. 99 Ibid., p.36.

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inventé. Pas par souci de précision, pas par manque dřimagination. Pour que la langue soit celle des vrais battements de cœur100

». Toutefois, elle introduit un nouveau critère qui distinguera sa pratique scripturale et affichera lřoriginalité de son raisonnement :

Je dis : autofiction mais expérimentale. Que lřécriture provoque des faits, des événements. Que la consignation implique la création de vraies situations, que rien ne soit écrit sřil nřa été ressenti, sous une forme ou une autre. Etre monnaie vivante ou avatar virtuel. Internée à Sainte Anne. Pratiquant un rituel pour rentrer en contact avec le spectre de Boris Vian. Mettre vingt-deux mois durant mon cerveau en disponibilité. Me rendre des semaines durant sur la tombe de ma mère. Cřest un choix, une approche, un vrai positionnement101

.

Lřauteure-narratrice définit donc son écriture en tant quř « autofiction expérimentale » où le vécu est examiné dans une sorte de laboratoire et où les évènements sont provoqués et testés. Dřailleurs, lřécriture est une sorte de programmation chez elle et chaque chapitre doit soumettre un aspect de son vécu à lřobservation : « Il me faut un chapitre sur ce que deviennent les corps quand on les dit défunts. Parce quřon les déshabille, les nettoie, désinfecte, on ôte toute trace, tout remugle de leur vie102. Pour que les vivants puissent y projeter leur adieu103 ». Le résultat escompté est alors scruté avec impatience comme un chercheur qui tente de démontrer une théorie : « Théophile est nerveux. Il faut dire que nous sommes page 201, le livre tire à sa fin. Pour lřinstant aucune trace dřun quelconque pardon104 ».

Tout comme Bachi, Delaume expose dans son texte des conversations entre lřauteure-narratrice et son éditeur pour ainsi mettre le lecteur au courant du cheminement du protocole de lřécriture où lřéditeur a toujours son mot à dire :

MOI

Et là ça devait être le passage où je raconte comment je vis la thanatopraxie, à quoi me renvoie chaque phase du protocole. Ça devait provoquer des choses en moi, je comptais beaucoup là-dessus, mais ma psychiatre veut même pas que jřaille dans une morgue.

MON EDITEUR

Tu pourrais appeler ce chapitre Je ne serais jamais Emile Zola105.

100 DELAUME, Ch., Dans ma maison sous terre, op. cit., p.186.

101 Ibid., p.186. 102 Ibid., p.187. 103 Ibid., p.187. 104 Ibid., p.201. 105 Ibid., p.190.

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Lřauteure-narratrice parle même de la bourse dont elle a bénéficié pour écrire son roman : Je fais de la littérature bourgeoise. Jřai eu une bourse conséquente pour mener

ce projet à bien, et je ne suis pas foutue de mřastreindre au cahier des charges que je mřétais fixé moi-même, sous prétexte quřil est trop dangereux. La vertèbre manquante, on la comble dřun moulage, pourquoi insistent-ils tous dans mon entourage, ce nřest pas nécessaire tu peux bien inventer106.

Lřauteure-narratrice explique aussi les motivations de son écriture, écrire est dřabord, pour elle, une réaction contre lřavis de sa grand-mère antipathique:

Ma grand-mère ne me considère pas comme une écrivaine, mais comme une paumée qui est publiée, je dois lui démontrer quřelle a tort en faisant un roman qui lui charcute le cœur. (…) Il faut donc trouver une thérapie adaptée qui mêle revanche et guérison. A noter que les psychotiques ne peuvent suivre dřanalyse, et quřil est très urgent de trouver une solution107

.

Ensuite, lřécriture est selon elle une occasion pour insister sur le pouvoir de la littérature qui « est devenu le territoire du commerce et du divertissement. Rappeler quřelle est et avant tout, une arme semble nécessaire en ce moment108 ».

Ecrire sur lřécriture est aussi au cœur de Folle. En effet, lřauteure-narratrice évoque dans son texte le quotidien dřune écrivaine, ses craintes, ses moments de stress et dřinhibition. Elle évoque son statut dřécrivain publié lors de sa rencontre avec son amant : « tu savais que dans le passé jřétais une pute, tu savais aussi que jřavais écrit un livre qui sřétait vendu et pour ça, tu as cru que jřavais de lřambition109

». Elle parle aussi de sa maîtrise quřelle prépare en lettres françaises modernes et son rapport avec la langue :

A ce moment de ma vie je ne faisais rien, je rédigeais un mémoire de maisitrise qui affolait ma directrice parce quřelle constatait mes problèmes de syntaxe où sřécroulait ma démonstration théorique sur la folie du président Schreber, ce magistrat allemand qui avait rédigé le procès verbal de son délire. Pour elle le dérèglement de la langue allait de pair avec des problèmes dřordre mental, cřétait une lacanienne. Elle seule savait que sur le marché de la publication jřétais un imposteur110

.

Lřauteure-narratrice partage sa passion dřécriture avec son amant journaliste qui voulait devenir écrivain aussi, elle parle alors des tics de leurs écritures :

106 Ibid., p.190-191. 107 Ibid., p.117. 108 Ibid., p.118. 109

ARCAN, N., Folle, op. cit., p.18.

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Pour écrire, on se rendait chaque jour dans nos cafés préférés, toi sur le Plateau et moi dans le Quartier latin (…) on a convenu que, pour écrire avec efficacité, on devait le faire là où lřon restait seuls tout en étant entouré de gens. Pour écrire il fallait pouvoir penser tout haut sans être entendu de lřêtre aimé, il fallait pouvoir se prendre la tête dans les mains en maudissant les mots de ne pas se laisser prendre et marteler la table de ses doigts sans tenir compte de lřénervement des voisins de table111

.

Elle compare même leurs conceptions de lřécriture et met en exergue la profondeur de son acte créateur :

On avait chacun notre conception de lřécriture. Pour toi écrire voulait dire surprendre tout le monde par des idées nouvelles sur des sujets tabous et pour moi, cřest prendre le temps de ne plus être attendue (…) toi tu écrivais autrement, tu avais du charme. Tu étais du côté des supers héros, des types sympas, des tombeurs et des filles mouillées, écrire était écrire vers le haut. Contrairement à moi, écrire devait dissiper tout malaise chez le lecteur qui devait se sentir chez lui et consentir aux tombeurs et aux filles mouillées, écrire voulait dire compenser, cřétait se venger de sa médiocrité, cřétait se rattraper en héroïsme112.

Nous constatons que lřécriture chez lřauteure-narratrice est un acte bien réfléchi mais angoissant, voire douloureux.

En somme, les autofictions contemporaines, notamment les autofictions constituant notre corpus, mettent en scène une nouvelle stratégie de communication avec le lecteur. En effet, les autofictionnalistes multiplient les métalepses et mettent en exergue, à bon escient, leurs mécanismes de lřécriture, leurs tics, leurs angoisses et donnent même des détails sur lřinstitution de la publication, représentée par lřéditeur et son rapport avec leur écriture. Lřautofiction contemporaine serait alors une réflexion ouverte sur la machinerie scripturale dans toutes ses facettes. Lřobjectif semble être lřimplication dřun lecteur-sujet et la dynamisation de son rôle en lui offrant toutes les clés de lřacte de création. Cela rejoint également le souci de lřautofiction de faire de lřécriture une réalité et même un évènement contribuant à la construction dřun sens dialogique partagé entre le scripteur et le lecteur-sujet. 111 Ibid., p.165. 112 Ibid., p.168.

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