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L’aliénation entre négativité et

IV. Les lieux de manifestation de l’aliénation

IV.1. Le vel aliénant chez Delaume et Bachi

Dans les deux œuvres autofictionnelles, Dans ma maison sous terre et Autoportrait avec

Grenade, les auteurs-narrateurs sont confrontés à ce que Lacan appelle « le choix

écorné » : lřécriture ou la vie chez Delaume et lřécriture ou la mort chez Bachi. Les deux autofictionnalistes opposent ainsi deux composantes qui ne sont pas communément placéées sous cet angle dřopposition.

Lřaliénation de la narratrice de Dans ma maison sous terre se manifeste par la confrontation de lřécriture et de la vie, une opposition quřelle annonce ainsi dans son texte :

Cřest mon premier dilemme, lřécriture ou la vie, elles se retrouvent distinctes jusquřà la confrontation. Poursuivre ma démarche, conserver ses principes, quitte à mettre en péril ma propre santé mentale. Voilà ce que je devrais faire. Parce que jřaffirme mřécrire, mais je me vis aussi. Je ne raconte pas dřhistoires, je les expérimente toujours de lřintérieur. Lřécriture ou la vie, ça me semble impossible, impossible de trancher, cřest annuler le pacte. Vécu mis en fiction, mais jamais inventé. Pas par souci de précision, pas par manque dřimagination. Pour que la langue soit celle des vrais battements de cœur795

.

La narratrice se retrouve donc tiraillée entre la vie et lřécriture, et son choix ne sera évidemment quř« écorné », car en choisissant la vie, elle en perdra le goût puisque lřécriture est le moyen qui lui permet de sřaccrocher à la vie, et en choisissant lřécriture elle perd les deux, cřest pratiquement la même situation que décrit lřexemple de « la vie ou la bourse »chez Lacan :

Schéma 1 : le vel aliénant dans Dans ma maison sous terre

795

DELAUME, Ch., Dans ma maison sous terre, op. cit., p.186.

Lřécriture La vie Le

non

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La vie et lřécriture ne se sont pas toujours présentées dans une relation dřengloutissement chez Delaume, mais cřest en apprenant la véritable identité de son père quřelle commence à les envisager dans ce cadre inéluctable :

Sřécrire est difficile quand on ignore de quoi est constitué le Moi qui réside en mon corps. Néanmoins. Jusquřici cřétait simple, quel que soit lřexercice. La vie et lřécriture ne sřentredévoraient pas, elles se nourrissaient mutuellement. Je mřécrivais tranquillement, dans mes livres ou en creux de la fiction collective. Avec des mots, des gestes, des actions, même, parfois. Puisque lřautofiction, cřest la seule discipline qui permet de ne jamais se voir écrit par dřautres. Jusquřici cřétait simple, et puis796

.

Lřécriture est certes un acte de vie, mais chez Delaume, elle est surtout alimentée par le désir de mort car, selon elle, lřécriture sera plus vivace si lřauteure arrive à « mettre les mains dans la mort797». Lřécriture se substituerait alors à lřespace de la mort dans le choix inconscient de Chloé « la vie ou la mort », lřacte scripturaire est donc corolaire de pulsion de mort. En effet, lřécriture autofictionnelle est un moyen de mettre en exécution tous les maux de lřauteure qui sont majoritairement liés à son traumatisme dřenfance. Par ailleurs, le dilemme de Chloé « lřécriture ou la vie » rappelle lřœuvre de Jorge Semprun L’Écriture

ou la vie798, où lřauteure y explique le pouvoir exorciseur de lřécriture qui lui permet de « vivre sa mort » et de pouvoir renaître à travers lřexpérience scripturale. Tout comme Semprun, Delaume considère que lřécriture, notamment autofictionnelle, pourrait être un espace où elle peut se purifier de lřhorreur dřun crime familial qui a tant pesé sur son existence.

Cependant, la narratrice arrive à contre cœur à trancher même si elle met sa santé psychique en péril et elle préfère la vie à lřécriture :

Je perds toute légitimité. Lřécriture ou la vie. La vie, pas lřécriture. Accepter quřil y ait une limite, valider la notion de limite. Faire le deuil de lřimmersion totale. Ne jamais assister aux thanatopraxies, ne jamais vivre lřinstant décrit. Alors, pourquoi, pourquoi le décrire ? Parce que je refuse de mřen amputer799

. Je ne ferai pas de roman capable de la tuer. La vie ou lřécriture, jřai trop choisi la vie. […] Mais je ne peux supporter que des liens nous rattachent, que certains

796

DELAUME, Ch., « Sřécrire mode dřemploi », op. cit., p.16-17.

797DELAUME, Ch., Dans ma maison sous terre, op. cit., p. 189.

798SEMPRUN, J., L’Écriture ou la vie, Paris, Gallimard, 1994.

799

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dřentre vous osent encore me poursuivre pour me passer la corde qui me relie au manège. Je refuse de trotter en votre compagnie800.

A lřinstar de Dans ma maison sous terre, « un choix écorné » sřimpose à lřauteur-narrateur dřAutoportrait avec Grenade, en gardant au cœur de la confrontation lřécriture comme élément commun. En effet, dans Autoportrait avec Grenade, le personnage auto-diégétique, à lřinstar de celui de Delaume, se retrouve face au même choix difficile : « écrire ou mourir ». Ainsi, lřauteur-narrateur se voit obligé dřécrire un roman de voyage, mais cette thématique lui échappe, et son récit sřempare de sa vie et de sa douleur. Ecrire sur la ville espagnole Grenade lui est alors devenu une perspective impossible, mais son éditeur fait pression sur lui et le pousse à faire un choix décisif :

- Je nřarrive pas à écrire ton livre sur Grenade, je nřy arrive pas. - Laisse-toi aller. Laisse filer.

- Cřest ma vie qui file. Il tapote sur le bureau.

- Tu nřas plus le choix. Cřest écrire ou mourir. Il ne fallait pas commencer801 . Lřauteur-narrateur peine donc à écrire à cause de sa maladie et de son malaise intérieur. Il sřagit dřun état de stagnation que connaissent de nombreux écrivains traversant parfois des périodes difficile dans leur vie. La situation de Salim nous rappelle celle du personnage du mini-récit « Un vaudeville lucratif » montrant sa lassitude face à son métier dřécrivain :

Écrire est devenu un acte si douloureux, que je n'écris plus [...]. La lecture me semble un supplice presque égal, tous ces mots, tous ces caractères d'imprimerie, qui cherchent à pénétrer votre conscience pour troubler votre fragile paix intérieure en y déposant des histoires abracadabrantes, ou lisses comme le quotidien802.

Son aliénation émerge alors sous forme dřun dilemme exceptionnel que Lacan traite de

vel aliénant ou de « choix écorné ». Le vel, représenté dans Autoportrait avec Grenade,

pourrait être schématisée ainsi :

Schéma 2 : Le vel aliénant dans Autoportrait avec Grenade

800

Ibid., p.204.

801

BACHI, S., Autoportrait avec Grenade, op. cit., p.50.

802

JAUFFRET, R., Microfictions, Paris, Gallimard, 2007, p. 375-376.

Mourir Ecrire Le non sens

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Salim est donc contraint de choisir entre lřécriture comme acte de survie ou la mort. A cette étape, une explication entre les deux vels, celui de Bachi et de Delaume, sřimpose : Chez Delaume, lřauteure-narratrice devait choisir entre la vie et lřécriture quřelle présente comme deux univers différents, tandis que Bachi fait allusion au même dilemme delaumien mais en nuançant le vel, cřest-à-dire que lřauteur narrateur devrait choisir entre lřécriture (pour pouvoir survivre) ou renoncer à celle-ci et mourir.

Le protagoniste d’Autoportrait avec Grenade, avant de trancher et de donner son verdict, décide dřabord dřexpérimenter la mort dans lřécriture en donnant lřexplication suivante de son projet :

Ecrire à en perdre haleine, à en perdre la vie. Détruire tout le reste. Patrie, famille, espérance. Tout détruire pour réduire le monde en mots. Des mots, des mots, des morts. Immense champ de cadavres. Fosses communes où sřentassent nos illusions803.

Lřauteur-narrateur montre quřil est capable de contourner ce choix et de faire coexister les deux éléments opposés faisant partie du dilemme. La mort prendra alors vie à travers lřécriture et anéantira tout sur son passage, à commencer par les choses les plus chères chez lřauteur-narrateur : « la famille, la patrie et les espérances ». Tout comme Delaume, Bachi pense que lřécriture est capable de tuer, dřaccueillir la mort et dřen faire sa demeure. Or, à lřopposé de Delaume cherchant à tuer lřautre (sa grand-mère) à travers lřécriture, chez Bachi lřécriture serait un instrument dřautodestruction, de suicide prémédité.

Cependant, selon Lacan, le sujet face à un tel choix difficile (lřécriture ou la mort) préférerait se passer des deux, et nous retrouvons ce rejet chez lřauteur-narrateur : « Au fond je nřétais pas concerné ni par lřécriture ni par la vie 804

». Salim finit par trancher et il choisit, comme Delaume, la vie : « Aujourdřhui, jřépouse la vie 805».

Le vel aliénant chez Delaume comme chez Bachi témoigne des tensions extrêmes que vivent les auteurs-narrateurs face à leur génie créateur perturbé par la crise identitaire et existentielle.

803 BACHI, S., Autoportrait avec Grenade, op. cit., p.50.

804

Ibid., p.160.

805

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IV.2. Aliénation et dépossession

La conception marxiste de lřaliénation insiste sur lřaspect de dépossession comme élément majeur de lřaliénation du sujet. Nous tenterons à travers nos trois œuvres autofictionnelles de comprendre le processus de lřaliénation chez les trois auteurs-narrateurs et son effet sur le mécanisme de leur écriture.

IV.2.1. Aliénation et corporalité

Notre corpus est le lieu dřune aliénation où le corps est investi comme révélateur dřun sens profond, celui de la souffrance des auteurs-narrateurs. Cette souffrance causée par lřaliénation donne à voir des sujets désespérés et dépressifs qui font de leur corps une source fiable à travers laquelle ils expriment leur dépression qui : « est une figure du corps806».Ce corps mis en scène dans le roman autofictionnel est sous-jacent au corps de lřécriture où lřhybridité se manifeste à plus dřun titre. En effet, « le corps est dřabord un corps textuel, un corps soumis à la suprématie du verbe […]807

». Le corps dans les deux œuvres autofictionnelles Folle et Autoportrait avec Grenade est lřun des éléments qui accentuent lřaliénation des auteurs-narrateurs.

IV.2.1.a. Corps et douleur dans Autoportrait avec Grenade

Une vie ne vaut rien, mais rien ne vaut une vie. Malraux808

Le corps dans Autoportrait avec Grenade est le lieu où lřaliénation du personnage-narrateur se donne à voir dřune façon violente. En effet, lřauteur-personnage-narrateur se voit dépossédé de son corps à cause dřune maladie rare qui le tue à feu doux : « Jřai une saloperie qui court dans mes veines depuis ma naissance. Une malformation du globule rouge809 » c'est-à-dire quřil est « en hémolyse. Hémolyse est le mot scientifique pour dire

806

FEDIDA, P. L’Absence, op. cit., p. 112.

807

CHEBEL, M., Le Corps dans la tradition au Maghreb, Paris, PUF, 1984, p. 151.

808

Malraux cité in BACHI, S., Autoportrait avec Grenade, op. cit., p.64.

809

200

que mes globules rouges entament un suicide collectif ». La douleur devient alors le quotidien de Salim, une douleur qui le traine souvent aux bords de lřagonie :

La douleur est effroyable. Jřai lřimpression quřune main joue avec mes organes, les pétrissant, les malaxant. Mon ventre est tendu comme un tambour chauffé à blanc. Dřaprès lřOMS, les douleurs des drépanocytaires sont classés stade trois sur une échelle de trois degrés. Une forme dřagonie. Et qui se répète assez souvent810.

Ce faisant, le corps de Salim se présente comme un lourd fardeau, livré sans cesse à une douleur atroce :

Mon corps sřenflamme. Je crie. Hurle. Tant pis. Tant pis pour les autres. Ça fait du bien je me souviens…oui je me souviens dřune nuit, dans une clinique, à Cyrtha. La douleur était si intense que je mřarrachais lřâme en beuglant comme un damné811.

Les scènes de souffrance se répètent tout au long du texte et deviennent le mouvement même de la narration : « Lřambulance file dans la nuit. Mon père me tient par la main. Je vomis. Liquide noirâtre, épais, compact. Je suffoque. Je vais mourir. Je le lui dis812 » ou encore : « Je suffoque. Mon cœur sřemballe. Je vais mourir. Je vais mourir 813 », pour ne citer que celles-ci. Seul un calmant très fort comme « la morphine » pourrait alors libérer le narrateur autodiégétique de son corps souffrant :

Par bonheur un ami médecin, mřa administré une ampoule pleine de morphine. Je connus le ciel après lřenfer. Jřeusse pu mourir content, cette nuit-là. Je flottais. Dans une bulle. Je n’ai plus de corps. Libéré de lřattraction terrestre. Ethéré. Je n’ai, plus de corps814.

Lřexpression « je nřai plus de corps », mise en italique dans le dessein de la mettre en exergue, témoigne de la délivrance que ressent Bachi une fois que la douleur sřestompe. La répétition de lřexpression révèle, cependant, un discours délirant exprimant un état quasiment inconscient de lřauteur-narrateur. Il affirme même que son corps sřest transformé en une prison qui torture inlassablement son âme et dont il cherche à se délivrer :

Mon corps est une prison. Mon corps est une prison. Impossible de sřen

délivrer. Mes os sont de fer et dřacier. Ils tranchent dans la chair. A vif ce sont des couteaux. De fines lames de rasoir. Effilées. Je suis un pantin, désarticulé. 810 Ibid., p.65. 811 Ibid., p.73. 812 Ibid., p.55. 813 Ibid., p.63. 814