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L’écriture autofictionnelle : côté choc et limites

II.1.L’autofictionnaliste et le lecteur ou le sujet-lecteur

II.3. L’écriture autofictionnelle : côté choc et limites

Il est vrai que le sujet autofictionnel jouit dřune liberté qui semble sans limites dans lřexhibition de sa vie privée jusquřà un point qui peut choquer certains lecteurs ; mais est ce quřil a vraiment cette aptitude de casser tous les tabous et de tout dévoiler sans aucune retenue ? Doubrovsky nous répond :

Il est vrai que cette écriture peut heurter des esprits facilement choquables. On peut raconter des histoires, mais il ne faut pas parler de soi. Il y a une limite quřil ne faut pas dépasser. Je citerai un exemple personnel. Mon livre Un amour de soi avait été présenté à un des grands éditeurs parisiens, il est passé entre les mains dřun lecteur professionnel. Cette personne mřa dit : "Ecoute, on nřa pas pu le prendre, non pas parce quřil est mauvais, mais tu comprends, tu appelles le héros de ton livre S. Doubrovsky. Si tu lřavais appelé Jacques ou Michel, on aurait pu, mais tu te racontes et tu racontes quand même des choses sur toi et sur les autres qui… On peut pas…" Ce côté choc, je crois quřil est absolument essentiel dans lřautofiction81.

Le côté choc de lřautofiction réside dřabord dans son pacte autofictionnel non conventionnel, car le lecteur est habitué à découvrir une multitude de visages derrière le narrateur fictionnel quřil ne peut saisir même sřil possède cette liberté de les juger positivement ou négativement, ce narrateur ou narrateur-personnage imaginaire évoluant dans un univers de fiction rassure le lecteur grâce à lřidée de distanciation. En effet, lřidée dřun monde imaginaire même sřil est plein dřhorreur ne peut offenser un quelconque lecteur, cette distanciation entre les deux mondes (réel et fictionnel) opère comme élément de réconfort, mais dès que le narrateur-personnage acquiert une identité réelle racontant des évènements également réels dans un monde textuel révélé au monde entier, le lecteur est sous le choc. Lřautofictionaliste se dénude devant tous ses lecteurs, affiche son intimité, ses moments de faiblesse, ses vices et tant de composantes de la vie du quotidien quřune personne se refuse parfois à se dévoiler à soi-même. Chloé Delaume affirme justement cette volonté de se débarrasser de tous les fards de la fiction car elle veut : « Sřécrire, non pas à nu, mais parfaitement à vif, sans le tissu soyeux de la fiction classique, sans les transferts, les masques et tous les ornements qui rendent plus confortables tant le pacte dřécriture que celui de lecture82

»; Annie Ernaux pense au contraire que lřautofiction permet dřanéantir toutes « censures intérieures » et encourage à « aller au plus loin

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DOUBROVSKY, S., cité in GRELL, I., « Le travail de la madeleine à lřenvers », op.cit.

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possible dans lřexposition du non-dit familial, sexuel et scolaire83

». Cřest donc cet aspect audacieux qui consiste à tout livrer sous sa véritable identité et dans la fraicheur dřun vécu bien saisissable qui octroie à lřautofiction son aspect choc. Toutefois, Nelly Arcan insiste sur le fait que la sexualité traitée dans une autofiction nřest pas représentée sur un mode provocateur ou pornographique mais plutôt littéraire :

Dans tout le discours sur la sexualité, il y a plusieurs niveaux. Il y a un niveau épidermique, ce qui me choque pour des raisons personnelles, de névroses personnelles. [..] il y a un niveau littéraire. Quand jřécris des livres, ce nřest pas une démonstration, ce nřest pas une explication, ce nřest pas un sens univoque84.

Toutefois, certains tabous se refuseraient à lřexposition autofictionnelle, Doubrovsky avoue justement ne pas pouvoir franchir certains tabous même sřil en a peu :

Dřabord il y a les lois du texte lui-même. Je crois avoir dit dans Laissé

pour conte : "Je nřai jamais écrit mes livres, mes livres sřécrivent à travers

moi." Alors, je garde un jugement de valeur : si cřest bon, je garde, si cřest mauvais, je jette. Mais il y a des livres qui mřacceptent et certains qui ne mřacceptent pas. Par exemple, dans Laissé pour conte, il y a une chose que je voulais raconter, et que je nřai racontée dans aucun de mes livres, je nřai pas pu. Cřétait en 1964, la visite que jřai faite à Auschwitz. Je nřai pas pu lřécrire. Il y a donc des tabous. Le livre nřen a pas voulu. Donc oui, il y a certaines choses dans ma vie, très peu, qui restent taboues (…) Dřautres choses ont pu lřêtre, mais relativement peu. Jřai peu de tabous85

.

Lřécriture autofictionnelle semble décider donc de ce qui est tabou et de ce qui ne lřest pas, sans prendre en compte pour autant le consentement de son créateur. Doubrovsky nous montre ainsi la puissance de lřécriture autofictionnelle qui pourrait être imprévisible tantôt libertine sans limites ni foi, et tantôt concervant des silences mystérieux. La machinerie autofictionnelle aurait-elle donc des limites ? Doubrovsky lřexplique ainsi :

Disons que mes seules limites me sont dictées par les relations à autrui(…) Les limites sont celles qui concernent dřautrui. Dans quelle mesure a-t -on le d roit d e le fai re, j e ne sai s pa s l e s li mi t e s pré c i se s. L orsquř on pa rl e de soi , lorsquřon se met en fiction ou en récit dřune manière générale, on inclut forcément les autres. Rousseau ne voulait pas que ses Confessions soient publiées de son vivant. La plus grande partie des Mémoires de Chateaubriand a été publiée après sa mort. Dans mon cas, non seulement SD nřest pas mort, mais les gens sur lesquels on écrit, soi-même et autrui, sont des gens vivants. Se pose donc le problème de transgression de la vie privée. Cřest un problème juridique, moral, éthique. Peut-on parler de soi avec toutes ses bassesses, en montrant les côtés répugnants, brutaux, sordides que lřon peut avoir soi-même lorsque cela implique lřAutre ?86

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ERNAUX, A., « Vers un je transpersonnel », RITM, Université Paris X, n°6, 1994, p. 220.

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ARCAN, N., citée in MARTINEAU, R.,« Les francs-tireurs », entrevue, Télé Québec, 29 septembre 2009, cité in « Le sexe », disponiblr sur : http://www.nellyarcan.com/pages/theme-sexe.php (consulté le

13.05.2014).

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DOUBROVSKY, S., cité in GRELL, I., « Le travail de la madeleine à lřenvers », op.cit.

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Les limites de lřautofiction se dessinent alors par rapport à autrui, les autofictionnalistes se retrouvent donc confrontés à des problèmes dřordre moral et juridique. En effet, plusieurs écrivains dřautofictions (nous citons à titre dřexemple Christine Angot) se sont retrouvés devant les tribunaux à cause dřentrave à la vie privée de leurs proches ou diffamation ; cřest ce qui constitue lřaspect le plus choquant de lřautofiction : ce nřest pas seulement le fait quřun auteur exhibe sa vie privée dans un texte qui effraie le lecteur mais cřest surtout la possibilité quřil se retrouve lui-même ou un proche, exposé en spectacle dans cette réalité fictionnelle dépouillée de masques et dřornement. Doubrovsky pense néanmoins que cet aspect choc de lřautofiction est non pas un trait caractéristique mais plutôt un élément indispensable pour lřécriture autofictionnelle car selon lui « il faut avoir le courage, si lřon écrit, de révéler sa propre vérité et aussi celle des autres parce quřon ne vit pas seul sur une île. Il ne peut pas y avoir simplement autofiction, il y a aussi lřhétérofiction87

». Nelly Arcan, dans la même ligne de pensée que celle de Doubrovsky, juge que cette surexposition de lřintime dans lřécriture autofictionnelle émane dřune volonté de démasquer un monde cruel, de livrer son vrai visage :

Ce qui est important pour moi cřest de refléter le monde dřaujourdřhui, et si on trouve mes livres provocateurs, cřest que, probablement, le monde dans lequel on vit est très provocateur, à certains égards. On vit dans un monde très hygiénique, très Řpoliticaly correctř, très propre. Mais il est par ailleurs extrêmement violent, déshumanisant aussi, à certains égards. Dans le commerce des corps par exemple, dans la manière de survaloriser lřimage par rapport au reste. Et dans ma manière dřécrire, je provoque, mais ce nřest pas une provocation qui vise à choquer les gens, mais plutôt à leur montrer dans quel monde on vit88.

Le but dřune autofiction est donc dřaccentuer lřaspect « choc », non pas pour provoquer mais plutôt pour instaurer avec lřautre un mode de partage, dřune colère et dřune révolte contre un monde hypocrite réifié et déshumanisé et cela avec toujours un esprit « dřhétérofiction ».

87

Ibid.

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