• Aucun résultat trouvé

L’aliénation entre négativité et

III. Aliénation et dépression

Cřest peut être ça quřon cherche à travers la vie, rien que cela, le plus grand chagrin possible pour devenir soi-même avant de mourir.

Céline, Voyage au bout de la nuit

Le sujet aliéné, par le fait de la dépossession de soi, manifeste une dépression qui se répercute sur son comportement et sur son langage. Il sombre ainsi dans le désespoir et développe un sentiment négatif qui frappe sa sensibilité en affectant ainsi sa représentation de soi et celle du monde. La mélancolie sřempare alors de la personne désespérée et la projette dans un monde dévitalisé et absurde, un état douloureux que Kristeva décrit comme suivant: « absente du sens des autres, étrangère, accidentelle au bonheur naïf, je tiens de ma déprime une lucidité suprême, métaphysique. Aux frontières de la vie et de la mort, jřai parfois le sentiment orgueilleux dřêtre le témoin du non-sens de lřEtre, de révéler lřabsurdité des liens et des êtres783

». La dépression se présente, à cet effet, comme lřunique expression dřun être englouti par la pression du désastre dřune absence (absence dřun être cher, absence de la vérité ou même absence de lřhumanité), et le projette dans un espace où « il nřy a de sens que du désespoir784 ». La perte et lřabsence sont ainsi au cœur de la manifestation dépressive ainsi que le remarque Kristeva :

781

MARX, K., L’idéologie allemande, Paris, Sociales, 1968, p.68.

782

ROSNER, M., « Aliénation, fétichisme, anomie », op. cit.

783

KRISTEVA, J., Soleil noir. Dépression et mélancolie, Paris, Gallimard, 1987, p.14

784

192

La disparition de cet être indispensable continue de me priver de la part la plus valable de moi-même : Je la vis comme une blessure ou une privation, pour découvrir, toutefois, que ma peine nřest que lřajournement de la haine ou du désir dřemprise que je nourris pour celui ou celle qui mřont trahie ou abandonnée. Ma dépression me signale que je ne sais pas perdre : peut-être nřai-je pas pu trouver une contrepartie valable à la perte ? Il sřensuit que toute perte entraîne la perte de mon être Ŕ et de lřEtre lui-même. Le déprimé est un athée radical et morose785.

Le déprimé développe ipso facto une philosophie particulière de la signifiance car « dans ses moments dubitatifs, le dépressif est philosophe 786» du sens et du non-sens de la vie. Cependant, ce monde du désespoir nřest pas totalement clos « car il trouve dans la perte et le manque une manière de célébration. (…) La détresse est parfois dans les parages et le désespoir sonne à la porte. Lřécrivain résiste et son cri sonne aussi comme un chant. A nous de lřécouter et de lui faire écho787

».

La dépression se manifeste davantage sur le plan scripturaire car « au lieu dřopérer comme un ŘŘ système de récompenseřř, le langage hyperactive au contraire le couple anxiété-punition, sřinsérant ainsi dans le ralentissement comportemental et idéique caractéristique de la dépression788», le langage est de la sorte un réacteur actif du processus de la dépression et contribue à sa mise en scène et à son développement jusquřà lřapogée. En effet, la dépression se manifeste à travers une forme de destruction formelle et sémique affectant lřidentité et le langage et recherchant une forme de créativité qui répond à la quête existentielle du sujet autofictionnel, une créativité qui émerge du fin fond de la souffrance telle que lřévoque Baudelaire : « Si le ciel et la mer sont noirs comme de lřencre, nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons789

».

Lřautofictionniste qui se met à nu dans son texte dévoile une âme tourmentée et submergée par sa souffrance intérieure « car sřil est vrai quřune personne esclave de ses humeurs, un être noyé dans sa tristesse, révèlent certaines fragilités psychiques ou idéatoires, il est tout aussi vrai quřune diversification des humeurs, une tristesse en palette,

785 Ibid., p.15. 786 Ibid., p.16. 787

KATTAN, N., préface à lřouvrage de MARCATO-FALZONI, F., Du mythe au roman. Une trilogie

ducharmienne, Montréal, VLB, 1992, p.9.

788

KRISTEVA, J., Soleil noir. Dépression et mélancolie, op. cit., p.19-20.

789

193

un raffinement dans le chagrin ou le deuil, sont la marque dřune humanité certes non pas triomphante, mais subtile, combative et créatrice790. »

Il est vrai que la dualité est présente chez chaque sujet, dualité sous-jacente aux conflits internes dont il souffre et quřil ne peut expressément avouer. Cependant, cette dualité du sujet est également un signe majeur dřune aliénation, grâce à laquelle, ces auteurs-narrateurs parviennent à la réappropriation de soi en aboutissant à un état de fusion où les deux forces qui tourmentent le sujet sřanéantissent :

Dans le flux et le reflux de nos passions et de nos agitations diverses (continuellement divisés que nous sommes en nous-mêmes, moi et mon double et le double de mon autre moi), il est un moment où tout sřapaise. Les contraires ne disparaissent pas, mais pour un instant se fondent. Cřest comme une suspension de lřâme : le temps ne pèse plus791

.

Lřéclatement dont souffre lřautofictionnaliste, qui dépouille sa vie intime dans le

dessein dřen faire le pivot dřune production littéraire opulente, est le reflet, en effet, de lřambivalence de ses propres sentiments. Etant un sujet dépressif à la suite dřun long processus dřaliénation, lřautofictionnaliste prospecte, dans son passé pétri de douleurs, le début, quand-bien-même houleux, de son projet scriptural. La souffrance, telle lřaliénation, se veut en ce sens, au lieu dřune source de destruction du sujet scripteur, un moyen efficient pour se réapproprier son moi et atteindre donc sa plénitude en tant que sujet fêlé :

Nous sommes ici devant un paradoxe énigmatique : si la perte, le deuil, lřabsence déclenchent lřacte imaginaire et le nourrissent en permanence autant quřils le menacent et lřabîment, il est remarquable aussi que cřest de désavouer ce chagrin mobilisateur que sřérige le fétiche de lřœuvre792

.

Le sujet autofictionnel est essentiellement un sujet dépressif dont le morcellement identitaire correspond à lřabsence dřunité dans un monde soumis à la force du chaos : « Dans un monde absurde et éclaté, la conscience elle-même se morcelle tout en cherchant en vain à recouvrer sa plénitude et son unité793 ».

Les sujets autofictionnalistes sont souvent aliénés et manifestent une dépression exprimant leur mal être. Ces personnages dépressifs qui paradent dans chaque oeuvre sont

790

KRISTEVA, J., Soleil noir. Dépression et mélancolie, op. cit., p.32.

791

PAZ, O., L’arc et la lyre, traduit de lřespagnol par MUNIER R., Paris Gallimard, 1965, p.26.

792

KRISTEVA, J., Soleil noir. Dépression et mélancolie, op. cit., p.18.

793DOMMERGES, P., « Lřaliénation dans le roman maghrébin contemporain », art. en ligne : http://www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1974_num_18_1_1290 (consulté le 14.02.2012).

194

donc une incarnation du corps textuel autofictionnel, corps textuel qui subit les mêmes bouleversements et une « aliénation » de par les différentes acrobaties de la langue, à lřinstar du dédoublement qui laisse voir un corps/cœur fêlé étant donné quř : « on admet communément, dřailleurs, quřun des signes accompagnateurs de la dépression nerveuse, ou des maladies dřordre psychologique, peut être le sentiment de division ou de dédoublement entre lřêtre regardant et lřêtre regardé794

». Ce faisant, ces auteurs autofictionnels nous présentent des personnages aliénés et dépressifs dont le corps/cœur aliéné et dépressif sont transfigurés par la force des mots constituant le corps textuel de leurs textes.

En somme, toutes les définitions données de lřaliénation, relevant de divers domaines, sřaccordent sur le fait que la dynamique de lřaliénation est alimentée par lřidée dřun sujet « coincé » entre deux contraires et participant lui-même à son propre « évanouissement » et à sa propre dépossession. Afin dřapprocher ce phénomène au sein de notre corpus autofictionnel, nous signalons dřabord que lřautofiction est essentiellement un espace de réconciliation des contrastes commençant par son pacte oxymorique liant deux pactes contraires et par la grande part donnée à lřécriture associative de lřinconscient. Il semblerait donc que lřaliénation trouvera une place privilégiée au sein de lřanalyse de cet espace hybride. Deux conceptions de lřaliénation nous semblent convenir le mieux à lřapproche de notre corpus autofictionnel : dřabord celle de Marx basée sur la dépossession identitaire, ensuite celle de Lacan centrée sur la structuration de lřinconscient comme langage.

Nous avons remarqué que lřaliénation se manifeste à différents niveaux et lieux chez nos trois autofictionnalistes. Nous retrouvons dřabord la conception lacanienne du vel aliénant chez Delaume et Bachi et nous notons lřabsence dřune telle réflexion chez Arcan. Par ailleurs, la conception marxiste de lřaliénation est au cœur des trois textes autofictionnels. Le corps comme lieu commun dřaliénation se manifeste chez Bachi et Delaume ; mais lřaliénation sřinscrit également dans des lieux particuliers chez chacun des autofictionnalistes : Arcan (lřamour et la sexualité), Bachi (La patrie) et Delaume (lřidentité).

794

UNWIN, T., op. cit., p. 10, cité in WISSLER, E., La littérature face à elle-même : l’écriture spéculaire de

195