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Le problème de l’indemnisation d’une chance perdue se pose selon la doc­

trine française lorsqu’une « ‹ situation, par définition avantageuse pour la fu­

ture victime, comportait un aléa et lorsque, par le fait du défendeur, cet aléa a disparu, emportant les chances qu’avait le demandeur de conserver une situation bénéfique ou de la voir se réaliser ›. Les juges indemnisent alors ‹ la réalisation désormais impossible d’un événement heureux mais aléatoire › »83. Par exemple, si un avocat négligent n’interjette pas un recours en temps utile, il est impossible de déterminer si le procès aurait été gagné. D’une part, l’ave­

nir est déjà tracé : le procès ne sera jamais plaidé ; d’autre part, des facteurs ex­

térieurs essentiels auraient joué dans le futur : incertitudes de la justice pour le procès notamment. Mais il est certain que le client a perdu quelque chose : c’est parce que le recours n’a pas été déposé dans les délais, que le justiciable n’a pas pu faire valoir ses droits. Le fait imputable au responsable a donc privé la victime de la chance d’atteindre un résultat meilleur84.

Dans de telles circonstances, le préjudice est fonction de la probabilité qu’avait le lésé d’obtenir un profit ou d’éviter un désavantage pécuniaire.

Compte tenu de l’aléa qui entoure le résultat, la perte n’a pas pour objet l’issue favorable, mais bien la probabilité d’obtenir cette issue favorable. Ainsi conçue, la perte d’une chance relève de la qualification du dommage, et non de l’évaluation de la causalité : le fait générateur de la responsabilité ne

79 ATF 99 II 176, 181 ; Böckli, Aktienrecht, 2134 N 418.

80 BSK OR II-Widmer / Banz, art. 759 N 1.

81 Meier-Hayoz / Forstmoser, § 16 N 385.

82 BSK OR II-Widmer / Banz, art. 759 N 3-6.

83 Müller, La perte d’une chance, 48 N 34.

84 Müller, La perte d’une chance, 47 N 32 s.

La causalité aujourd’hui fait pas perdre le résultat possible, mais une certaine probabilité d’obtenir ce résultat8.

Pour le droit suisse, la question se pose de savoir si la théorie de la perte d’une chance peut ou doit être reprise. La réponse du Tribunal fédéral est négative. Dans un arrêt récent, le Tribunal fédéral est arrivé à la conclusion

« que la réception en droit suisse de la théorie de la perte d’une chance dé­

veloppée notamment par la jurisprudence française est, à tout le moins, pro­

blématique »86. Il est clair que cet arrêt ne ferme pas définitivement la porte helvétique à ce concept français mais les chances pour une réception de la perte d’une chance en droit suisse ont considérablement diminué.

VI. Conclusions

La causalité en tant que condition fondamentale de la responsabilité civile revêt une complexité dogmatique et pratique qui est souvent sous­estimée. A première vue, cette complexité semble essentiellement provenir de l’incerti­

tude inhérente à un critère aussi indéfini et générique qu’est celui du « cours ordinaire des choses et l’expérience générale de la vie » appliqué par la doctrine et la jurisprudence dans le cadre de la causalité adéquate afin d’imputer à une personne déterminée un dommage survenu. Il n’est donc pas surprenant que le débat juridique, tant du point de vue de la pratique que de celui de la théo­

rie, porte surtout sur cet aspect de la causalité.

Or, une analyse plus approfondie, amène à la conclusion que la vraie pro­

blématique de la causalité réside dans la causalité naturelle. L’approche em­

pruntée aux sciences naturelles pour établir un rapport de cause à effet entre le comportement d’une personne et un préjudice subi par une autre personne est, dans une large mesure, inappropriée aux besoins du droit. La société, que le droit entend organiser et guider par des règles de conduites, constitue un ensemble complexe qui ne suit pas les règles rigides des sciences naturelles.

Les personnes physiques et morales ne sont pas des « molécules sociales » qui obéissent aux lois naturelles découvertes et établies par la physique et la chimie. Il ne peut donc pas surprendre que la formule consacrée de la conditio sine qua non, qui tente de transposer l’approche des sciences naturelles dans le domaine juridique, rend certes service pour établir la causalité naturelle dans des cas plus ou moins évidents mais perd pratiquement toute son utilité face à des cas plus délicats tels que la causalité par omission ou la causalité cumulative.

85 Dans le même sens, Werro, Responsabilité civile, 35 N 129.

86 Arrêt du 13 juin 2007 (4A_61/2007) X. c. Réseau hospitalier fribourgeois, cons. 4.4.3, partielle-ment reproduit en annexe à la contribution d’A. Hirsch au présent volume.

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Il faut en conclure que la science juridique manque d’une analyse fon­

damentale du phénomène de la causalité d’un point de vue interdisciplinaire, qui intègre notamment les connaissances de la philosophie et de la théorie de la science. Le but d’une telle analyse consisterait à trouver une meilleure conception juridique de la causalité, qui constitue un pilier essentiel de notre système de la responsabilité civile.

La causalité aujourd’hui

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Causalité : influence psychologique en droit suisse

Causalité : l’influence psychologique