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Deux notions de causalité : droit social et droit de la RC

Vincent Brulhart *

B. Deux notions de causalité : droit social et droit de la RC

Revenons sur la thèse selon laquelle le droit de la RC et le droit des assu­

rances sociales poursuivraient des objectifs différents. Nous montrerons tout d’abord au travers d’une illustration pratique le résultat auquel conduit le régime actuel. Nous reviendrons ensuite sur la cohérence du système.

1o Un cas tiré de la pratique

Voici une chronologie édifiante : X. est victime d’un accident banal en 1996, sans lésions objectivables. Après discussions et divers rapports d’expertise, l’assureur social (assurance­accidents) refuse la prise en charge. Une procé­

dure conduit, huit ans plus tard, à une décision du Tribunal fédéral des as­

surances confirmant le refus de prise en charge. En tout, trois rapports d’ex­

pertise ont été établis au long de cette procédure. La victime entame alors une revendication contre le responsable civil, revendication qui aboutit éga­

lement devant les tribunaux. De nouvelles expertises sont ordonnées. A ce jour, la cause est instante.

Résultat : Dix ans après un accident plutôt banal, on discute encore et toujours de ses conséquences éventuelles. Quelles chances de réintégration pour une telle personne ? Disons­le clairement, c’est un constant d’échec. Le lésé aura consacré dix ans durant le plus clair de son temps à d’infructueuses querelles judiciaires. N’aurait­il pas été préférable de s’engager dans des acti­

vités visant la réinsertion, sitôt l’état de santé consolidé ? Plus le temps passe, et plus aléatoire devient le sort de la personne accidentée. Il ne lui reste plus guère que de s’accrocher à d’hypothétiques prestations sociales. Accidenté, le lésé acquiert dès lors durablement le statut social de « victime » en fonction duquel il se déterminera désormais. Et, sur le plan médical, quelle foi ac­

corder à des expertises, rendues le plus souvent sur dossier, après un temps aussi long ? Nous pensons qu’une fois l’état de santé consolidé, une décision doit être rendue qui prend en compte tous les aspects, conditions juridiques, politique juridique cas échéant, équité, organisation sociale, etc. En fonction de cette décision, la personne doit pouvoir se déterminer, organiser sa vie et son avenir, au besoin avec l’appui d’institutions appropriées. L’incertitude en revanche conduit à des catastrophes. Le temps qui s’écoule, ici, loin de répa­

rer ou de générer l’oubli qui permet de se tourner durablement vers l’avenir, enferme la victime dans une attitude orientée vers le passé qui lui sera trop souvent nuisible31.

31 Voir pour les objectifs de réinsertion professionnelle de la 5e révision de la LAI, p. ex. Landolt, cité supra n. 19 ; également E. Murer, Zur 5. IV – Revision, Personenschaden-Forum, Zurich 2007, 205 ss.

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2o La cohérence des systèmes

Le droit de la RC et celui des assurances sociales poursuivent­ils vraiment des objectifs si différents ? Il faut en douter32.

Dans les deux cas, il s’agit de compenser les conséquences d’un événe­

ment accidentel. Le souci permanent de coordination qui prévaut entre les deux domaines montre assez cette intention du législateur. La coordination est imposée par la loi afin d’éviter toute forme de sur­indemnisation et de garantir les recours, ce qui nécessite d’en appeler à des règles de concordance matérielle et temporelle. Tous ces facteurs montrent clairement la volonté de prendre en charge le même dommage33. La différence essentielle ou la justi­

fication du régime de responsabilité à charge de l’auteur de l’accident tient au fait,

a) que l’assurance sociale, pour garantir des prestations au plus grand nombre à un coût acceptable, fixe un plafond d’indemnisation ;

b) que, par ailleurs, la présence de l’assurance sociale ne doit pas libérer l’auteur des conséquences de sa responsabilité.

Pour le reste, on a affaire à la même victime et au même dommage, ce qui impose un traitement cohérent des conséquences de l’accident.

En bonne théorie juridique, on peut se demander s’il n’est pas souhaitable que les mêmes notions reçoivent un même contenu au nom déjà de la simple logique34. En effet, pour satisfaire aux exigences d’un système rationnel, le lé­

gislateur est tenu de respecter l’unité normative en évitant des règles de com­

portement contradictoires3. L’unité du droit suppose également une unité terminologique et sémantique, de même qu’une cohérence des valeurs et des buts. L’unité axiologique et téléologique nous importent particulièrement ici.

Une discipline juridique ne doit pas rendre vains les efforts d’une autre. Cette fonction herméneutique ne saurait être méconnue dans le système de com­

pensation des dommages, même s’il est vrai qu’une cohérence parfaite res­

tera longtemps encore enfermée dans le domaine du rêve. Il n’empêche que

32 Voir, pour une analyse des différences entre la jurisprudence du Tribunal fédéral et celle du Tribu-nal fédéral des assurances relatives à la causalité adéquate, en particulier les développements de A. Rumo-Jungo, Haftpflicht und Sozialversicherung, Fribourg, 1998, 345 ss. Cet auteur évoque l’historique de cette différenciation, laquelle découlait de l’appréciation des neuroses de reven-dication ; on y démontre aussi pourquoi les justifications invoquées naguère sont aujourd’hui dépassées. En faveur de la thèse selon laquelle le droit de la RC et des assurances sociales poursuivent des objectifs différents, p. ex. F. Werro, La responsabilité civile, Berne 2005, 55.

33 Loi fédérale sur la partie générale du droit des assurances sociales (LPGA), art. 63 ss.

34 E. A. Kramer, Schleudertrauma : Das Kausalitätsproblem im Haftpflicht- und Sozialversiche-rungsrecht, in Basler Juristische Mitteilungen, Nr. 4 August 2001, 163 ss.

35 Cf. p. ex. U. Cassani, Le droit pénal : esclave ou maître du droit civil, SJ 8/2000, 287 ss ; égale-ment B. Chappuis, La notion d’illicéité civile à la lumière de l’illicéité pénale, SJ 8/2000, 304 ss.

Lésions cervicales : enjeux pour le responsable et l’assureur nos efforts doivent tendre vers ce que d’aucuns ont qualifié de « foyer unitaire de sens »36.

Nous en avons les moyens s’agissant d’indemniser les victimes d’acci­

dent ; ne pas s’y employer péjore leur situation. Or, nous voulons réparer le dommage, non l’aggraver par le mécanisme de compensation.

IV. Quelle solution ?

Il nous semble que le TFA nous donne quelques pistes. On ne se déprend pas du sentiment selon lequel le juge des assurances sociales est habité d’un souci de politique juridique. Il dit ce qu’il est prêt à prendre en charge, et renvoie le reste à d’autres institutions. Par le rappel des principes tirés de l’obligation de réduire le dommage, il souligne le rôle de la responsabilité personnelle et de son importance sur le plan social. On peut mentionner quatre aspects particuliers à cet égard :

1o Dans le domaine de l’assurance­invalidité, le TFA a élaboré une juris­

prudence en matière de fibromyalgie qui mérite attention. Sans nier que l’assuré souffre de divers troubles, bien qu’ils soient non objectivables, les juges posent la question de la répercussion sur la capacité de gain.

Ils admettent, au sens d’une présomption, que les troubles somatoformes douloureux, dont relève la fibromyalgie, peuvent être surmontés par un effort de volonté raisonnablement exigible. Ce faisant, les juges partent des symptômes pour examiner, sur un plan individuel, leurs effets sur la capacité de gain de la personne assurée. Et procèdent également à une appréciation de politique juridique en disant que de tels cas ne tombent pas, en principe, sous le coup de l’assurance­invalidité. On renvoie à la responsabilité personnelle, tout en réservant des voies conduisant à une prise en charge dans des cas aggravés où les troubles sont caractérisés.

2o En matière d’assurance­accidents, le TFA refuse en principe la prise en charge de conséquences psychiques invoquées dans le contexte d’un ac­

cident de peu de gravité. La question est évidemment disputée pour les accidents de gravité moyenne. Mais nous visons ici les conséquences de lésions bénignes du rachis qui ne tombent pas en principe sous le coup de l’assurance­accidents LAA. On admet en d’autres termes que l’accident n’est pas la cause des troubles qui sont dus à d’autres facteurs, notam­

ment le contexte psychosocial. Reste naturellement à déterminer ce que l’on entend par accident « bénin ». Seuls des critères objectifs peuvent, dans le domaine particulier des lésions non­objectivables, apporter un

36 Voir aussi, p. ex., en droit administratif, ATF 125 III 175 où l’on tend à coordonner les notions entre le droit foncier rural et l’aménagement du territoire.

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élément de solution. Le delta V (différence de vitesse du premier véhicule suite à l’accident) pourrait constituer un critère praticable. Sur le plan de l’individualisation, on pourrait y ajouter également une anamnèse mé­

dicale qui permettra cas échéant de faire procéder à des investigations relatives à la situation psychosociale de la victime. Le tableau clinique a priori est relégué dans cette mesure.

3o Le TFA tient un juste compte de l’expertise biomécanique, laquelle per­

met notamment de statuer sur la gravité de l’accident37. C’est le rôle essen­

tiel de cette expertise.

4o Il faut repenser les rapports entre l’assurance sociale et le droit de la RC.

Il est vrai qu’en droit privé, on connaît les articles 43 et 44 CO. Ce qui a pu faire dire que la causalité doit être admise plus largement dans la mesure où l’indemnité peut être réduite en raison des facteurs prédisposants. Cette réglementation est inexistante en assurance sociale qui connaît la règle du

« tout ou rien ». Mais de fait, il faut rappeler que les articles 43 et 44 CO ne conduisent à des réductions que dans des situations absolument exception­

nelles, aux termes même de la jurisprudence du TF38. Les lésions bénignes du rachis ne remplissent pas ces conditions. Il n’y a donc pas de réduc­

tion possible de l’indemnité en RC dans ce cas. La cohérence commande d’appliquer les critères du TFA relatifs à la causalité en droit privé égale­

ment pour les cas bénins, les cas plus graves pouvant justifier par ailleurs la mise en œuvre du régime existant, cas échéant des articles 43 et 44 CO.

V. Conclusion

Si l’on s’extrait pour un moment des strictes catégories juridiques, comment expliquer que l’auteur présumé d’un dommage doive le réparer, alors que dans le même temps la causalité est niée par l’assureur accident ? Comment justifier l’obligation du responsable dès lors qu’une institution sociale, qui tire son essence et fonde son existence même sur la prise en charge des consé­

quences d’accidents, n’est pas tenue par l’événement ? En réalité, soit les symp­

tômes sont dus à un accident, soit ils ont une autre origine. Ils ne sont pas dus à des facteurs psychosociaux en assurances sociales et à un accident de la circulation à l’endroit du responsable civil. Les faits sont têtus. Le système juridique doit s’y adapter, non l’inverse. Les faits sont ce qu’ils sont ; le droit ne les change pas. Le système de prise en charge de la réparation des dom­

mages ne saurait l’ignorer.

37 M. Berger, Unfallanalytik und Biomechanik – beweisrechtliche Bedeutung, SJZ 2/2006, 25 ss.

38 Cf. p. ex. S. Porchet, HAVE/REAS 5/2002, 382 ss ; également récemment St. Weber, Umstände, für die der Geschädigte nicht einstehen muss, HAVE/REAS 1/2007, 108 ss.

Causalité et responsabilité des administrateurs

La causalité, talon d’Achille de l’action