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Les prédispositions constitutionnelles

Alexandre Guyaz *

C. Les prédispositions constitutionnelles

Au vu de cette dernière motivation, on ne sera pas surpris de constater qu’une différence de résultat quant au lien de causalité adéquate entre le droit des as­

surances sociales et celui de la responsabilité civile apparaît en premier lieu lorsqu’un état maladif antérieur à l’accident influe d’une façon ou d’une autre sur les troubles dont se plaint le lésé. Pour cette raison, et parce que cette problématique ressurgit régulièrement en matière de traumatismes cranio­

cérébraux par accélération, il nous paraît indispensable de présenter briève­

ment la jurisprudence du Tribunal fédéral à ce sujet.

En règle générale, des causes concomitantes du dommage comme une prédisposition constitutionnelle du lésé ne sauraient interrompre le lien de causalité adéquate. Le Tribunal fédéral admet en effet que celui qui blesse une personne en mauvaise santé ne saurait en tirer argument pour limiter sa responsabilité161. Selon les circonstances, un état maladif antérieur pourra néanmoins être pris en compte, comme nous venons de le voir, dans le cadre

160 ATF 123 III 114 c. 3c et 123 V 104 c. 3d.

161 ATF 113 II 90 c. 1b. Cette façon de voir est de facto contestée par certains auteurs, qui souhaitent par exemple introduire un système de quote-part comparable à celui qu’appliquerait le juge pour répartir les responsabilités entre deux auteurs du même dommage : Suter, p. 40.

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des articles 42 à 44 CO162. Plus précisément, la jurisprudence distingue entre deux catégories de prédispositions :

a) Il s’agit tout d’abord des états maladifs antérieurs qui se seraient dévelop­

pés certainement ou très vraisemblablement même sans l’événement dom­

mageable. Le dommage qui en résulte ne saurait être imputé au responsable et doit être exclu du calcul du préjudice, par exemple en admettant une durée de vie ou d’activité réduite, ou en diminuant le taux de capacité de gain dé­

terminant pour le calcul des dommages­intérêts. On revoit donc à la baisse la quotité du dommage en application de l’article 42 alinéa 2 CO163.

On soulignera ici que le Tribunal fédéral n’admet de réduire cette quotité du dommage que si un état antérieur propre à causer tôt ou tard un préjudice pour le lésé est établi avec certitude ou un haut degré de vraisemblance164, ce qui constitue un degré de preuve plus élevé que la vraisemblance prépon­

dérante dont se contentent en général les tribunaux en matière de causalité naturelle. Cette façon de faire est contestée par certains auteurs, qui estiment que l’interruption du lien de causalité naturelle doit répondre aux mêmes exigences de preuve que l’établissement de ce lien16. Or, la prise en compte d’une éventuelle prédisposition constitutionnelle n’intervient pas au stade de la causalité de principe (haftungsbegründende Kausalität), qui n’est ainsi aucunement interrompue166, mais de la causalité de réparation (Haftungsaus-füllende Kausalität), si bien qu’un tel parallélisme ne s’impose pas167 et que la jurisprudence précitée se justifie.

Force est cependant de constater que cette divergence à propos du de­

gré de la preuve peut poser quelques difficultés pratiques au moment de

162 Ce principe de base est répété en substance dans tous les arrêts récents rendus à ce sujet : ATF 113 II 90 c. 1b ; ATF 123 III 115 c. 3c ; arrêt 4C.416/1999 du 22 février 2000 c. 2a ; arrêt 4C.79/2001 du 21 juin 2001 c. 3c non publié in ATF 127 III 403 ; arrêt 4C.215/2001 du 15 janvier 2002 c. 3a ; ATF 131 III 13 c. 4 ; arrêt 4C.75/2004 du 16 novembre 2004 c. 4.2 ; arrêt 4C.402/2006 du 27 février 2007 c. 5.1.

163 Pour un exemple d’application, voir ATF 102 II 43 c. 3c ou ATF 113 II 94 c. 3c. On peut se demander si tel n’a pas aussi été en réalité le raisonnement du TF dans un obiter dictum relatif au lien de causalité naturelle et adéquate à la fin de l’arrêt 2C.2/1999 du 26 mars 2004 c. 4.3.

164 Voir par exemple ATF 131 III 14 c. 4.

165 Bühler, p. 55 ; Suter, p. 38.

166 Il s’agit ici en réalité d’un cas de causalité dépassante, l’accident ayant en quelque sorte anticipé les effets hautement probables de l’état antérieur. On se trouve ainsi davantage en face de deux causes parallèles ayant chacune leurs propres conséquences (Rumo-Jungo, ch. 826).

167 Müller, Kausalzusammenhang, p. 142 : « Hinzu kommt, dass der natürliche Kausalzusam-menhang ein Element der Haftungsbegründung ist. Dagegen ist ein Vorzustand, welcher sich auch ohne das schädigende Ereignis ausgewirkt hätte, der Haftungsausfüllung zuzuordnen ».

Ce même auteur précise encore que le degré de preuve de la certitude ou de la haute vraisem-blance s’impose d’autant plus que cet élément implique pour la victime la perte de son droit préférentiel.

Lésions cervicales : enjeux pour la victime la mise en œuvre de l’expertise. Il appartiendra au lésé de rendre l’expert attentif à cette particularité, ou à tout le moins de lui poser des questions suffisamment précises pour que le juge dispose ensuite des éléments néces­

saires pour apprécier lui­même quels faits peuvent être retenus. Le risque est en effet important à cet égard que l’expert médical, en se fondant sur le critère d’une vraisemblance prépondérante, ne considère que le dom­

mage actuel serait survenu même sans l’accident, alors même que cette cau­

salité hypothétique ne peut être considérée en l’espèce comme hautement vraisemblable.

b) Il en va différemment des états maladifs antérieurs qui n’auraient pas en principe affecté la capacité de travail du lésé, mais qui la réduisent néanmoins après l’accident en raison de leurs effets propres, compromettent ou retardent la guérison. En d’autres termes, entrent dans cette seconde catégorie les fac­

teurs antérieurs qui ne se seraient selon toute probabilité pas manifestés sans l’accident. En pareil cas, le responsable doit assumer le dommage alors même que la prédisposition maladive a favorisé la survenance du préjudice ou en a augmenté l’ampleur.

Par contre, une réduction de l’indemnité sur la base de l’article 44 alinéa 1 CO – et depuis peu sur la base également de l’article 43 alinéa 1 CO168 – pourra entrer en considération dans les cas où il apparaît inéquitable de mettre à la charge du responsable la réparation de la totalité du préjudice. Le Tribunal fédéral a eu l’occasion de préciser que la prédisposition constitutionnelle ne suffit pas à elle seule pour justifier une réduction des dommages­intérêts, et la présence de circonstances particulières est nécessaire à une telle réduction169. La jurisprudence a envisagé pour l’instant trois hypothèses170 :

1. Une disproportion manifeste entre la cause fondant le dommage et l’im­

portance du préjudice171 ; c’est à ce stade que le juge, en cas de syndrome post­traumatique de distorsion cervicale, pourra tenir compte de la faible influence d’une cause de l’accident entrant en concours avec d’autres causes172 ;

168 Arrêt 4C.402/2006 du 27 février 2007 c. 5.4.

169 Voir en particulier l’arrêt 4C.416/1999 du 22 février 2000 c. 2c aa.

170 La doctrine semble s’accorder pour penser que cette liste n’est pas exhaustive : Porchet, p. 385 ; Dettwiler, p. 45 ; Suter, p. 40.

171 Arrêt 4C.75/2004 du 16 novembre 2004 c. 4.2.

172 ATF 123 III 115 c. 3c. On pense avant tout aux cas où la différence de vitesse subie par le véhicule du lésé a été particulièrement faible, alors que l’invalidité consécutive à l’accident est quant à elle durable et relativement importante : arrêt 4C.402/2006 du 27 février 2007 c. 5.4.

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2. La faute légère du responsable173, qui devra être mise en balance avec l’importance de la prédisposition174 ;

3. Une exposition particulière au danger du lésé, lorsqu’elle est imputable à celui­ci17.

La mesure de la réduction repose largement sur le pouvoir d’appréciation du juge au sens de l’article 4 CC. Le Tribunal fédéral a néanmoins précisé qu’il est inéquitable d’aligner la mesure de la réduction en raison d’une pré­

disposition constitutionnelle d’ordre psychique sur l’atteinte à la capacité de travail induite par cette affection176.

Cette distinction, comme le Tribunal fédéral a eu l’occasion de le souli­

gner récemment177, revêt une importance pratique considérable au niveau du droit préférentiel du lésé, privilège aujourd’hui ancré notamment à l’ar­

ticle 73 alinéa 1 LPGA et qui vise à assurer la réparation intégrale de son dommage. Ainsi, dans la mesure où ce principe n’est pas exclu par la réduc­

tion des prestations de l’assurance sociale en raison d’une faute de l’assuré, le lésé dont l’indemnité aura été réduite en droit de la responsabilité civile en application des articles 43 ou 44 CO verra néanmoins son dommage en­

tièrement ou presque entièrement couvert grâce aux paiements conjoints du responsable et de l’assureur social178.

173 ATF 131 III 15 c. 4.2.

174 Ainsi, si la faute du responsable est lourde alors que l’état antérieur du lésé n’a eu qu’une influence réduite sur le dommage, on ne procédera en principe à aucune réduction : arrêt 4C.416/1999 du 22 février 2000 c. 2c aa in fine.

175 Nous n’avons pas connaissance d’un cas où le TF aurait fait application de ce critère. Suter (p. 40) relève à juste titre que ce critère se confond avec celui de la faute concomitante du lésé, qui peut en tout état de cause donner lieu à une réduction de l’indemnité. On aurait pu penser que notre Haute Cour visait ici un cas particulier de faute concomitante, concernant l’hypothèse où le lésé aurait omis de prendre les mesures de prudence accrues que nécessitait son état ma-ladif antérieur (dans ce sens : Porchet, p. 385). A en croire un récent arrêt (4C.324/2005 du 5 jan- vier 2006 c. 4.3), la jurisprudence demeure très restrictive sur ce point, le TF refusant de consi-dérer comme fautif l’agriculteur qui monte sur une échelle tout en connaissant l’état instable de sa cheville.

176 Arrêt 4C.75/2004 du 16 novembre 2004 c. 4.3.2. Dans l’arrêt 4C.402/2006 du 27 février 2007 (c. 5.5), le TF a par ailleurs refusé d’aggraver une réduction arrêtée à 2/3 par la Cour cantonale dans un cas où l’invalidité totale de la lésée ne pouvait être rattachée à l’accident qu’à hau- teur de 10%.

177 ATF 131 III 14 c. 4 ; arrêt 4C.75/2004 du 16 novembre 2004 c. 4.2 ; arrêt 4C.402/2006 du 27 février 2007 c. 6.2.

178 Pour un exemple chiffré de ce mécanisme, voir Bruhlart, pp. 95 s.

Lésions cervicales : enjeux pour la victime

V. Les controverses d’ordre général

A. La notion de causalité adéquate doit-elle être