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La jurisprudence du Tribunal fédéral

Franz Werro *

III. L’objection du comportement de substitution licite et le fardeau de la preuve de la causalité

1. La jurisprudence du Tribunal fédéral

L’examen qui suit révèle quelques arrêts dans lesquels le Tribunal fédéral a traité de la question de la répartition du fardeau de la preuve de la cau­

salité, que ce soit en relation avec des omissions ou des violations positives de contrats. Comme nous allons le voir, les réponses apportées ne sont pas univoques.

a. La preuve de la causalité d’une omission à la charge du lésé

Dans un arrêt de 1961, le Tribunal fédéral a imposé à la partie demanderesse de prouver que le dommage subi était dû à l’omission du défendeur47. En fait, une mère et son enfant avaient introduit une action en dommages­intérêts contre un avocat qui avait omis d’ouvrir action en paternité en leur nom dans le délai fixé par la loi. Dans cet arrêt, le Tribunal fédéral a retenu que le défen­

deur ne pouvait être tenu responsable du dommage causé qu’à la condition que la partie demanderesse établisse ou du moins rende très vraisemblable que l’avocat aurait gagné le procès s’il avait introduit l’action à temps48. Mal­

gré l’absence de certitude entourant l’issue du procès hypothétique en pater­

nité, les juges ont admis la demande contre l’avocat.

Si le résultat est convaincant, l’arrêt paraît néanmoins retenir que c’est au lésé de supporter le fardeau de la preuve de la causalité du manquement

46 Hohl, no 1175, qui écrit : « Il n’est en effet pas possible qu’une partie ait le risque de la preuve quant à l’existence d’un fait et que l’autre l’ait quant à son inexistence. Si un fait demeure incer-tain, une seule des parties doit perdre le procès. »

47 ATF 87 II 364, JdT 1962 I 363.

48 ATF 87 II 364, cons. 2.

L’objection du comportement de substitution licite avéré du défendeur49. Cette solution paraît sévère, en tous les cas si elle devait être prise à la lettre. Compte tenu de la clarté du manquement de l’avocat et de l’impact qu’il avait, le Tribunal fédéral aurait aussi pu admettre une présomption de causalité et inviter le défendeur à apporter la preuve que s’il avait agi sans faute, cette diligence n’aurait pas empêché le dommage de se produire. C’est ce qu’on retient aujourd’hui notamment en matière de res­

ponsabilité médicale pour sanctionner l’absence d’information du patient (cf. infra III.1.c). C’est aussi ce que le Tribunal fédéral a admis dans une af­

faire impliquant la violation d’un engagement contractuel ; cela ressort du point qui suit.

b. La preuve de l’absence de causalité de l’omission à la charge du responsable

Ainsi, dans un arrêt déjà cité plus haut0, le Tribunal fédéral a permis au dé­

fendeur d’établir l’absence de causalité d’une omission contraire à ses engage­

ments contractuels. Dans cette affaire, une personne avait promis de vendre un terrain à un tiers. La vente devait être conclue dans les trente jours après l’octroi d’un permis de construire ; la promesse de vente devenait caduque si la vente n’intervenait pas dans les quatre ans suivant la conclusion de la promesse. Contrairement à ce qu’il s’était engagé à faire, le promettant ne si­

gna pas la demande de permis de construire. Le bénéficiaire de la promesse de vente attaqua ce dernier en justice. Le défendeur se défendit en objectant qu’abstraction faite de son comportement, des évènements futurs hypothé­

tiques (à savoir l’opposition des voisins et le classement du terrain dans une zone de deux étages au lieu de trois) auraient de toute façon empêché la déli­

vrance du permis de construire et, de ce fait, la vente.

A la différence de ce que nous venons de voir dans l’arrêt de l’avocat, les demandeurs n’ont pas eu à établir la causalité du manquement. Dans cette

49 Cf. ég. ATF 102 II 256, JdT 1977 I 214, où une maison de transport a expédié deux envois de montres en or comme « frêt ordinaire » et non comme « frêt de valeur ». Une partie des montres est volée en cours de voyage. La question se pose de savoir si l’omission de la défenderesse a provoqué le préjudice découlant du vol des montres. Le Tribunal fédéral admet la causalité naturelle en constatant qu’une marchandise expédiée comme « frêt de valeur » est quasiment à l’abri du vol. De ce fait, il est évident que « l’envoi de montres litigieux serait avec la plus grande vraisemblance parvenu intact à destination si la défenderesse l’avait expédié comme frêt de va-leur ». En d’autres termes, cela signifie que si la société de transport avait envoyé le paquet en

« frêt de valeur » (acte omis), le dommage (le vol des montres) ne se serait pas produit. L’omis-sion est donc causale et le transporteur répond. On déduit aussi de cet arrêt que ce n’est pas au responsable recherché de prouver que même s’il avait agi conformément au droit (s’il avait envoyé en « frêt de valeur ») le préjudice ne se serait pas produit : il appartient au contraire au lésé de supporter le fardeau de la preuve de la causalité.

50 ATF 115 II 440, JdT 1990 I 362.

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affaire, la question fut bien plutôt celle de savoir si la personne recherchée pouvait faire admettre la non causalité de son manquement. Considérant l’état incertain de la question, le Tribunal fédéral a retenu qu’il fallait en juger de cas en cas, non seulement selon un raisonnement logique mais selon un jugement de valeur1.

Le Tribunal fédéral a estimé en l’occurrence que le défendeur pouvait se prévaloir des circonstances qui s’étaient produites après son manquement pour démontrer que celui­ci n’était pas causal. Le jugement est convaincant.

En effet, apparemment, on pouvait ici retenir avec quasi certitude que la de­

mande de permis de construire faite à temps n’aurait rien changé, dès lors que la suite des évènements rendait la construction impossible. S’il rejette à juste titre une règle abstraite de répartition du fardeau de la preuve, l’arrêt montre aussi qu’en présence d’un manquement clair et d’un dommage établi, on sera enclin à admettre sans preuve particulière l’existence de la causalité, tout en permettant au défendeur de prouver que celle­ci en réalité fait défaut parce qu’un comportement licite de sa part n’aurait pas empêché le dommage de se produire. C’est aussi ce qui ressort de l’analyse qui suit.

c. Le consentement hypothétique du patient : un cas d’application du comportement de substitution licite En matière médicale, le Tribunal fédéral s’est prononcé à plusieurs reprises sur la responsabilité civile du médecin qui opère un patient sans obtenir au préalable son consentement éclairé et la question du fardeau de la preuve de la causalité du manquement2.

Le Tribunal fédéral retient ici que le patient n’a pas à prouver qu’il aurait refusé l’opération s’il avait reçu les informations nécessaires ; il admet aussi que le médecin peut échapper à sa responsabilité en prouvant que le patient aurait de toute façon accepté de subir l’acte médical. Le Tribunal fédéral dé­

clare ainsi : « Le fardeau de la preuve du consentement hypothétique incombe au mé-decin, à charge pour le patient de collaborer à cette preuve en rendant vraisemblable ou au moins en alléguant les motifs personnels qui l’auraient incité à refuser l’opéra-tion s’il en avait notamment connu les risques […] Selon la jurisprudence, il ne faut pas se baser sur le modèle abstrait d’un ‹ patient raisonnable ›, mais sur la situation personnelle et concrète du patient dont il s’agit […] Ce n’est que dans l’hypothèse où le patient ne fait pas état de motifs personnels qui l’auraient conduit à refuser

l’inter-51 ATF 115 II 440, JdT 1990 I 362, cons. 4a : « D’autres exceptions [au principe selon lesquelles hypo-thétique ultérieure est juridiquement sans pertinence] sont concevables, il faut en juger de cas en cas. On ne procédera pas par un raisonnement logique, mais bien par un jugement de valeur. »

52 ATF 108 II 59 ; 117 Ib 197 ; arrêt 4P.265/2002 du 28 avril 2002, SJ 2004 I 117.

L’objection du comportement de substitution licite vention proposée qu’il convient de considérer objectivement s’il serait compréhensible, pour un patient sensé, de s’opposer à l’opération »3.

Raisonner ainsi revient à présumer la causalité d’un manquement. Lais­

ser au défendeur la possibilité de démontrer que son comportement licite n’aurait rien changé n’en est que la conséquence normale. Que ce renverse­

ment du fardeau soit érigé ici en règle générale l’est aussi ; la solution retenue trouve en effet sa justification dans la prise en compte des intérêts particu­

liers du patient, qui l’emportent clairement sur ceux du médecin qui a man­

qué à son devoir d’information.

d. L’objection du comportement de substitution licite en cas de défaut de l’ouvrage

Un arrêt relativement récent a retenu l’objection du comportement de subs­

titution licite dans un cas d’application de la responsabilité du propriétaire d’ouvrage (cf. art. 8 CO)4. Il s’agit de l’arrêt dit du Nozon, du nom du cours d’eau vaudois à l’origine du procès direct devant le Tribunal fédéral intenté contre l’Etat de Vaud.

L’état de fait était en bref le suivant : sous l’effet de fortes crues, le cours du Nozon avait débordé et inondé des cultures. Les propriétaires de ces cultures endommagées s’en sont pris à l’Etat de Vaud en lui reprochant un mauvais entretien de l’ouvrage appelé à canaliser le cours du Nozon. Pour échapper à sa responsabilité, l’Etat de Vaud a fait valoir que le dommage se serait produit de la même façon si l’ouvrage n’avait pas été défectueux.

Le Tribunal fédéral a accepté cette manière de voir. Il a retenu qu’il fallait

« faire le départ entre un ouvrage défectueux et un ouvrage exempt de défauts, sur le vu des circonstances de fait pertinentes, puis […] examiner si le propriétaire, en accomplissant en temps utile les actes nécessaires au maintien de l’ouvrage litigieux dans un état correspondant au niveau de construction ou d’entretien requis dans le cas d’espèce, eût empêché la survenance du dommage qui est survenu. En cas de réponse affirmative, l’existence d’un lien de causalité naturelle entre l’omission et le dommage qui s’est produit devra être admise et la responsabilité du propriétaire de l’ou-vrage reconnue. Dans l’hypothèse inverse, la responsabilité dérivant de l’art. 58 CO

53 Arrêt 4P. 265/2002 du 28 avril 2002, SJ 2004 I 117, cons. 6.1 ; cf. aussi ATF 117 Ib 197.

54 Pour une critique de cet arrêt, cf. Gauch / Sinniger, p. 47 ss, qui font valoir que la responsabilité du propriétaire d’ouvrage n’est pas fondée sur le comportement du défendeur, mais sur le seul état de l’ouvrage et que, de ce fait, l’objection du comportement licite n’a pas à proprement par-ler sa place en cette matière. Cette remarque est fondée ; mutatis mutandis, rien ne s’oppose ce-pendant au fait d’envisager une exception du propriétaire fondée sur l’absence de défaut. Cette exception consiste à faire valoir que même si l’ouvrage n’avait pas été défectueux, le dommage se serait produit.

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devra être exclue, faute d’un tel lien. » (cons. a in fine). Le Tribunal fédéral a jugé qu’un ouvrage exempt de défauts, n’aurait pas empêché la survenance du dommage ni n’en aurait réduit les effets : « En d’autres termes, si le défendeur avait adopté un comportement conforme au droit, le résultat eût été le même. Il n’y a pas ici, entre l’omission contraire à la loi et le dommage constaté, la relation de cause à effet nécessaire qui permettrait d’attribuer celui-ci à celle-là ». L’action en paie­

ment ouverte contre l’Etat de Vaud a ainsi été rejetée.

En présence des allégations des demandeurs, qui avaient prouvé leur dommage et l’insuffisance des digues, le Tribunal fédéral a admis que le dé­

fendeur prouvât le caractère non causal de son omission. Dans cet arrêt, le Tribunal fédéral ne s’est toutefois pas prononcé sur le fardeau de la preuve, contrairement à ce qu’il a fait en matière médicale (cf. supra III.1.c). Dans un arrêt ultérieur, il a certes affirmé, en se fondant sur l’arrêt du Nozon, que l’ob­

jection du comportement de substitution licite doit être soulevée par l’auteur et que c’est à ce dernier de supporter l’échec de la preuve6. Encore faut­il que l’objection soit envisageable. Tel ne peut être le cas que si les circonstances permettent de présumer en fait un manquement imputable au défendeur. Il ne s’agit pas non plus d’introduire une preuve libératoire à l’article 8 CO, à l’instar de celle que la loi prévoit dans d’autres responsabilités du fait d’autrui, comme celles que nous avons vues plus haut (supra II.).

e. Le fardeau de la preuve du comportement de substitution licite en cas de violation positive du contrat

Dans un arrêt déjà évoqué plus haut, le Tribunal fédéral s’est prononcé sur le fardeau de la preuve de l’objection du comportement de substitution li­

cite dans un cas où le défendeur avait violé son contrat par un acte positif7. L’état de fait à la base de cet arrêt était le suivant : un médecin avait établi un certificat à l’intention de l’Assurance Invalidité (AI) attestant la capacité de travailler de sa patiente alors qu’elle était en réalité incapable de travailler. Ce certificat a justifié le refus de l’AI de payer une rente, ce qui a eu pour consé­

quence que l’assurance privée qui versait des indemnités journalières pour maladie à la patiente a dû maintenir ses prestations plutôt que de pouvoir les réduire. L’assurance a ouvert action contre le médecin.

Ayant tenu la causalité naturelle entre le faux certificat et le dommage pour acquise, le Tribunal fédéral a néanmoins évoqué dans un obiter dictum la question de savoir si le défendeur pouvait faire valoir une objection tirée

55 ATF 122 III 229, cons. 5b, p. 236.

56 Arrêt 4C. 156/2005, SJ 2006 I 232.

57 Arrêt 4C. 156/2005, SJ 2006 I 232.

L’objection du comportement de substitution licite du comportement de substitution licite. Il a affirmé cette possibilité, mais l’a niée dans le cas d’espèce, non sans poser que le fardeau de la preuve de cette objection est à la charge du défendeur8. En ce qui concerne l’objet de cette preuve, on déduit de l’arrêt qu’il consistait dans le fait que l’Assurance Inva­

lidité aurait aussi refusé ses prestations si le défendeur avait dressé un certi­

ficat médical conforme à la vérité.

Dans cette affaire, le Tribunal fédéral a ainsi placé la discussion de l’ob­

jection du comportement de substitution licite en relation avec la causalité naturelle, et non en relation avec la causalité adéquate comme le voudrait une partie de la doctrine quand il s’agit d’actes positifs (cf. supra I.2.d.ii). Cette approche nous paraît en principe juste : comme on l’a relevé plus haut (cf.

supra I.2.d.ii in fine), analyser cette objection en relation avec la causalité adé­

quate revient à faire intervenir des considérations normatives relevant de la relation d’illicéité, en soi étrangères à la causalité proprement dite ; toutefois, discuter l’objection en relation avec la causalité naturelle n’a pas sa place dans les cas où la causalité naturelle est acquise, comme elle semblait l’être en l’es­

pèce. Cela étant, le fait que l’on soit en présence d’un acte positif, et non d’une omission, ne devrait pas empêcher le défendeur de contester la causalité na­

turelle de son acte, là où celle­ci n’a pas été prouvée par le demandeur.