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Section 1. La pensée magique comme ouverture d’espaces d’ambiguïté causale

1.1. La persistance de la pensée magique dans la société contemporaine

Il peut paraître malvenu voire absurde de traiter de pensée magique dans le contexte d’une société sécularisée où l’individu croit agir selon un schéma de pensée essentiellement rationnel. Pourtant, de nombreux travaux de recherche attestent de la persistance d’un mode de pensée magique, irrationnel, qui influencerait — de manière souvent à peine voilée — le comportement de l’individu contemporain.

Saint-James, Handelman et Taylor (2011) définissent la pensée magique (magical thinking) comme « la création ou l’invocation de connexions extraordinaires — des relations symboliques fondées sur la croyance ou l’intuition que des forces mystiques existent dans le monde — dans le but de

comprendre, de prévoir ou d’influencer des évènements » (p.632). La pensée magique suppose que les êtres humains développent la perception que des forces invisibles, surnaturelles, existent et que celles-ci interagissent entre elles et avec les éléments constituant le monde (Glucklich, 1997). Par conséquent, l’être humain, par le biais de pratiques symboliques, pourrait également entrer en interaction avec ces forces surnaturelles pour agir sur des évènements autrement hors de sa portée. Un exemple de pratiques fondées sur la pensée magique serait celui des rituels magiques accomplis par les jardiniers trobriandais décrits par Bronislaw Malinowski (1935 [2002]). Les « magiciens du jardin » avaient pour rituel de psalmodier des incantations adressées aux êtres nuisibles à leurs cultures de sorte à s’assurer une bonne récolte. Comme le suggère cette illustration, la pensée magique (dont la religion serait une émanation) concerne généralement des domaines importants de la vie quotidienne ou de l’existence humaine (Lenoir, 2010).

La littérature sur la pensée magique a émergé dans le champ de l’anthropologie et de la religion comparée au XIXème siècle, sous l’impulsion de Frazer (1890), Mauss (1902) et Tylor (1871)

notamment. Leurs travaux, prémisses d’une anthropologie autonome en tant que champ de recherche, discutent et comparent plusieurs systèmes de croyances en vue de dégager des traits religieux universels. Dans la lignée des perspectives évolutionnistes en vogue à l’époque, les travaux de Frazer et de Tylor dépeignent au travers de leurs analyses de sociétés « sauvages » un mode de pensée et d’appréhension du monde magique et irrationnel. Tylor, par exemple, dans son œuvre majeure La civilisation primitive (1871) tente de constituer l’animisme comme religion primordiale, reflet d’une mentalité primitive, précédant des formes religieuses plus évoluées telles que le polythéisme et le monothéisme. Ces travaux fondateurs en anthropologie de la religion exprimaient un dédain pour la pensée magique (vigoureusement dénoncé par Mauss), considérant ses tenants comme des individus naïfs, puérils, paresseux, incapables de résoudre leurs problèmes rationnellement (Vyse, 1997). Néanmoins, ces travaux ne niaient tout de même pas l’emprise qu’avait pu avoir la pensée magique sur les sociétés occidentales de l’époque et dont on observait alors encore quelques formes de survivances marginales (Tylor, 1871). La perspective évolutionniste, répandue au XIXème siècle parmi les pionniers de l’anthropologie, n’a cependant pas

résisté à l’institutionnalisation et à la scientifisation du champ de l’anthropologie, où l’ethnocentrisme est devenu un écueil à éviter.

Saint-James, Handelman et Taylor (2011) proposent une explication de la méfiance de la tradition intellectuelle occidentale vis-à-vis de la pensée magique qu’ils font remonter jusqu’à l’époque de l’Empire romain. L’opposition entre une pensée « scientifique », civilisée et une pensée « sauvage » trouverait ses origines dans le conflit entre les Romains et les Perses, réputés pour leur culture de la magie et le rôle important des mages au sein de leur société (les Magi, d’où est issu le mot magie). Le gouvernement romain trouvait dans la figure du magicien un bouc-émissaire facile, inspirant la peur et la méfiance (Janowitz, 2001). L’Eglise catholique du XIIIème siècle aurait également joué un

rôle dans la méfiance durable des sociétés occidentales pour la pensée magique en l’associant à des croyances erronées et en la constituant en crime contre la religion (Kieckhefer, 1990).

La longue histoire de la polarisation entre la science et la magie a mené à la légitimation de la première et à la marginalisation de la seconde (celle-ci étant encore l’objet d’une méfiance largement répandue aujourd’hui) dans la société contemporaine. La pensée magique imprègne encore de nos jours les comportements de l’être humain, seulement, à la différence des sociétés traditionnelles, elle n’est plus socialement acceptée (Subbotsky, 2004). Malgré cela, la pensée magique s’est trouvée peu à peu légitimée en tant que prisme d’analyse des comportements de consommation contemporains, cela notamment grâce à la contribution de la recherche dans le champ de la psychologie. Le courant de recherche sur la pensée magique dans le champ de la psychologie s’est développé dans les années 80. Il a établi que la pensée magique était un mode universel d’appréhension du monde (Rozin, 1994). La pensée magique, que l’on pensait initialement caractéristique des sociétés « traditionnelles », se retrouverait sous diverses formes dans les croyances et comportements au sein des sociétés occidentales actuelles. Parmi les manifestations de la pensée magique, la psychologie s’est particulièrement penchée sur la tendance de nos contemporains à se comporter selon les lois de la magie sympathique (lois de similitude et de contagion ; Frazer, 1890). Pour brosser ces lois à grands traits, la loi de contagion pose que deux entités ayant été en contact opèrent à un transfert de propriétés (« d’essence ») et préservent une sorte de lien symbolique. Par exemple, un objet ayant été touché par une célébrité pourrait être perçu comme ayant gardé une partie de l’essence de cette personne (e.g. Newman, Diesendruck et Bloom, 2011). Quant à la loi de similitude, elle pose que deux choses qui se ressemblent partagent certaines propriétés (« like produces like », « the image equals the object » ; Rozin, Millman et Nemeroff, 1986 ; p.703). Frazer (1890) rapporte par exemple une tradition malaise. Les Malais

construisaient des statuettes à partir de cire (provenant d’un nid d’abeilles déserté) et de résidus corporels issus d’un ennemi (cheveux, ongles, poils, etc.). Les Malais croyaient qu’en récitant une incantation et en écorchant la statuette, ils blessaient de la même manière leur ennemi. Cette pratique reflète la combinaison des lois de contagion (utilisation de résidus corporels pour créer un lien symbolique entre l’ennemi et la statuette) et de similitude (façonnage d’une statuette ressemblant à l’ennemi) en vue de l’accomplissement d’une tâche de nature magique (heurter un ennemi à distance, sans contact physique). Selon la littérature en psychologie, l’influence de ce mode de pensée magique est toujours prégnant aujourd’hui. Des tests ont été menés sur des adultes instruits, ainsi que sur des enfants, et montrent bien que la pensée magique peut dominer certaines attitudes et comportements (Rozin, Millman et Nemeroff, 1986 ; Rozin et al. 1989). Par exemple, les sujets des études montraient une forte réticence à manger du chocolat (fudge) ressemblant à des la matière fécale, à tenir entre leurs lèvres un bouche-évier en plastique neuf ressemblant à du vomi ou à viser le visage d’une personne appréciée avec des fléchettes (Rozin, Millman et Nemeroff, 1986). Comme ces auteurs le suggèrent, ce mode de pensée qui agit « au niveau des tripes » (p.711) influencerait énormément de comportements et d’attitudes quotidiennes et anodines.

La pensée magique serait donc un mode d’appréhension du monde universel, traversant les âges et les cultures, et concernerait également les sociétés développées occidentales.