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La pensée magique : l’investissement d’espaces d’ambiguïté causale pour mieux agir

Section 1. La pensée magique comme ouverture d’espaces d’ambiguïté causale

1.2. La pensée magique : l’investissement d’espaces d’ambiguïté causale pour mieux agir

Dans cette sous-section, il s’agira de discuter de la compatibilité des pensées magique et rationnelle et expliquons en quoi elles sont complémentaires. Nous montrerons que la pensée magique est un mode de pensée orientée vers l’action, permettant à l’individu d’agir dans un contexte incertain en développant des liens de causalité favorables et infalsifiables.

1.2.1. La coexistence de deux modes de pensée chez l’être humain

Le constat de l’influence de la pensée magique sur le comportement de nos contemporains pose la question de la compatibilité d’un mode de pensée magique et d’un mode de pensée rationnel, « scientifique ».

Ces deux modes de pensée pourraient paraître contradictoires dans la mesure où la pensée magique établit des liens de causalité selon un ressenti, une expérience subjective de la réalité (Saint-James, Handelman et Taylor, 2011) et ne s’encombre pas tellement de la vérification empirique de l’existence de ce lien. D’ailleurs, la pensée magique intègre un biais cognitif impliquant l’interprétation des évènements dans le sens de la magie, c’est-à-dire que la réussite d’une entreprise magique sera toujours attribuée à la pratique magique alors que son échec sera généralement attribué à une mauvaise exécution de cette pratique (Malinowski, 1935 ; Mauss, 1902 ; Tambiah, 1990). Les réussites de la pratique magique sont remémorées et ses échecs tendent à être occultés. La pensée magique ne s’alimente que des informations consonantes et constitue un mode de pensée résolument tourné vers la quête d’un résultat (Schweder, 1977).

Dans certaines approches, comme celle de Piaget (1929) en psychologie du développement, la pensée magique est conçue comme un stade infantile de la pensée. Elle serait caractéristique des enfants et serait anormale, voire pathologique chez l’adulte (Piaget, 1929 ; Zusne et Jones, 1989). Néanmoins, comme nous l’avons vu plus haut, ces approches de la pensée magique comme « stade primitif » de la pensée humaine (qu’elle soit caractéristique des « sauvages » ou des enfants) sont dépassées, la recherche ayant montré son caractère universel. Selon la littérature, les pensées magique et rationnelle ne sont pas mutuellement exclusives : le même individu serait capable de recourir aux deux approches selon la nature de la situation à laquelle il se trouve confronté (Gardair, 2007).

Les recherches récentes en psychologie cognitive et en neurosciences indiquent en outre que la polarisation entre ce qui relèverait de la cognition d’une part et de l’affect d’autre part n’est pas tenable. Plusieurs approches théoriques en psychologie cognitive soutiennent un fonctionnement dual du traitement de l’information chez l’être humain (dual-process models ; e.g. Chaiken, 1980 ; Epstein, 1991 ; Gilbert, 1989 ; Kahneman, 2012 ; Petty et Cacioppo, 1981 ; Smith et DeCoster, 2000). Malgré la variété des modèles existants, ceux-ci se rejoignent sur l’idée que l’individu met en place des stratégies de traitement de l’information selon les exigences de la situation (process strategies ; Smith et DeCosta, 2000) et qu’il mobilise deux systèmes de traitement de l’information : un système pré-cognitif, rapide, automatique, fondé sur l’émotion, intuitif, associatif,

holistique (« heuristic processing » chez Chaiken [1980], « experiential system » chez Epstein [1991], « système 1 » chez Kahneman [2012], « associative processing mode » chez Smith et DeCosta [2000], etc.) et un système conscient, lent, laborieux et analytique (« systematic processing » chez Chaiken [1980], « rational system » chez Epstein [1991], « système 2 » chez Kahneman [2012], « rule-based processing mode » chez Smith et DeCosta [2000], etc.). Ces deux modes de traitement de l’information seraient complémentaires et interdépendants. Ces modèles théoriques vont dans le sens des découvertes en neurosciences qui tendent à confirmer l’existence de ces deux systèmes. Dans la communauté neuroscientifique, il est communément admis aujourd’hui que le domaine de l’émotionnel fait partie intégrante de la cognition et de la capacité de l’individu à agir et prendre des décisions. L’évaluation d’une situation doit parfois se faire très rapidement pour des questions de survie. C’est particulièrement dans ce genre de cas que la dimension émotionnelle de la cognition montre tout son intérêt. Damasio (1994) donne l’exemple d’un objet que l’on verrait tomber brusquement sur nous. Dans ce type de situation, un raisonnement intuitif, pré-cognitif et automatique constitue le seul moyen d’éviter le danger. Damasio, argumentant en faveur de la nécessaire prise en compte de l’émotion dans la capacité cognitive humaine, relate un souvenir cocasse pour sensibiliser le lecteur à cette question. Dans son œuvre, L’erreur de Descartes (1994), il décrit un entretien avec l’un de ses patients atteint d’une pathologie du cerveau. Cette pathologie affectait la capacité de son patient à solliciter ses émotions, celui-ci apparaissant comme une personne froide et extrêmement rationnelle. Damasio se souvient qu’à la question « quand seriez-vous disponible pour notre prochain rendez-vous ? », le patient prit plus d’une demi-heure à apporter une réponse, cela parce qu’il ne pouvait s’empêcher d’évaluer toutes les possibilités, d’énumérer les avantages et inconvénients de chaque date … Cette anecdote reflète bien le rôle essentiel de l’émotion dans la prise de décision et contribue à l’idée que rationalité et émotion ne sont pas deux pôles en opposition, mais bien deux facettes distinctes et complémentaires de la cognition humaine.

La pensée magique peut être considérée comme une émanation du système expérientiel dans la mesure où elle se fonde sur une logique associative et sur l’émotion (e.g. Malinowski, 1935 ; Subbotsy, 2004). Rozin, Millman et Nemeroff (1986) associent la pensée magique à l’expression de biais cognitifs, à un mode de pensée irrationnel, comme le décrivent notamment Kahneman, Slovic et Tversky (1982). En outre, King et al. (2007) montrent que la pensée magique (particulièrement

les « nonscientific beliefs » comme la superstition ou la croyance dans les phénomènes paranormaux) serait en effet liée à ce système expérientiel et plus précisément à l’intuition. Par contre, la pensée magique, bien que corrélée à un fort recours à l’intuition, n’est pas corrélée à une faible rationalité, ce qui indiquerait que les systèmes expérientiel et rationnel fonctionnent de concert mais également de manière indépendante.

Les pensées magique et rationnelle seraient donc deux modes d’appréhension du monde complémentaires, interdépendants mais également autonomes. Au regard des recherches menées en psychologie, on ne peut donc pas envisager la pensée magique comme une régression (Zusne et Jones, 1989) ou comme une caractéristique de populations moins développées intellectuellement (les « sauvages » ou les enfants ; Frazer, 1890 ; Piaget, 1929).

Dans la sous-section suivante, nous discuterons l’utilité du recours à la pensée magique chez l’être humain et la manière dont il la mobilise pour tendre vers ses objectifs.

1.2.2. La pensée magique : un ensemble de semi-croyances orientées vers l’action

Les premières recherches décrivant le recours à la pensée magique au sein des sociétés traditionnelles identifiaient comme sources de cette pensée des besoins de compréhension du monde, de réassurance face à la crainte dans des situations incertaines et de contrôle (e.g. De Brosses, 1760 ; Frazer, 1890 ; Malinowski, 1935). Ces besoins existent toujours au sein de la société moderne (e.g. Ehrenberg, 1995, 1998), néanmoins, la pensée magique, n’étant plus aussi ancrée culturellement et acceptée socialement que par le passé, se manifeste différemment aujourd’hui (Subbotsky, 2004).

Pour étudier les croyances irrationnelles au sein de la société contemporaine, Campbell (1996) propose la notion de « semi-croyances » (half beliefs) qui reflète bien l’ambivalence de l’individu contemporain concernant le recours à la pensée magique. Sur un mode simplement déclaratif, les individus — superstitieux notamment — n’affirmeront que rarement leurs croyances magiques. Mais intuitivement, ces mêmes individus seront réticents à trahir ces croyances en se comportant

d’une manière qui ne leur est pas conforme. Leur intuition leur dicterait d’adhérer à ces croyances magiques mais lorsque l’individu est interrogé, il rationaliserait et se réfugierait dans une rhétorique du « au cas où », une philosophie du « on ne sait jamais » (Delacroix et Guillard, 2012). La recherche sur la pensée magique doit donc prendre en compte cette ambivalence, notamment en se focalisant sur les comportements concrets des individus (Delacroix et Guillard, 2012) ou bien sur leur ressenti, leur expérience vécue (Saint-James, Handelman et Taylor, 2011), plutôt que sur leurs croyances à proprement parler.

Saint-James, Handelman et Taylor (2011) proposent un cas de recours à la pensée magique dans un contexte de consommation, plus particulièrement celui de la quête de l’amaigrissement. Les sujets interviewés dans leur étude se trouvent dans une situation paradoxale induisant un certain stress : ils sont soumis aux normes sociales relatives à la minceur tout en étant sans cesse incités à se faire plaisir au travers de massages publicitaires vantant les mérites d’une alimentation hautement calorique. Selon les auteurs, dans cette situation, les répondants ressentaient donc un manque de contrôle et une certaine angoisse. Afin de réussir dans leur entreprise de perte de poids, les auteurs rapportent que les répondants avaient tendance à constituer des entités imaginaires réifiées (leur « volonté », leur « corps » en tant qu’entités extérieures à eux-mêmes, autonomes, animées et douées d’une intention propre) et à établir une relation avec elles. Saint-James, Handelman et Taylor parlent d’une « négociation symbolique » avec des « forces mystérieuses influençant la perte de poids » (p.641).

« Affrontant ces pressions paradoxales, nos informants s’appuyaient sur des forces mystiques en tant qu’élément central dans leur expérience d’amaigrissement. Ces forces — qui apparaissent de plusieurs manières (la réification du corps, la nourriture comme séductrice, etc. — ne constituent pas des influences distantes, extrinsèques mais sont ressenties par nos informants comme interconnectées avec leur propre vécu. Par le biais d’une négociation et d’une mise en scène symboliques, les forces mystiques ouvrent une opportunité à nos informants de construire un espace d’ambiguïté dans lequel ils trouvent une

capacité d’agir, contrairement à leur situation actuelle qui ne leur en donne que peu les moyens » (traduction de l’auteur, 2011, p. 638). 15

En outre, certaines formes de consommation (régimes miracles, pilules de régime, opérations chirurgicales, etc.) sont perçues comme des solutions magiques relevant de l’omnipotence de la technologie (Stivers, 1999). La conjonction de la négociation symbolique des consommateurs avec les forces mystérieuses qu’ils envisagent et de la mobilisation de solutions perçues comme magiques ouvre un espace d’ambiguïté que les auteurs appellent l’agentivité chimérique (« chimerical agency » ; Saint-James, Handelman et Taylor, 2011 ; p.645). Cet espace d’ambiguïté, à cheval entre réalité et fantasme, permettrait au consommateur de conquérir un pouvoir inaccessible autrement et de mieux poursuivre ses objectifs.

Les auteurs soulignent d’ailleurs l’interaction existant entre le recours à la pensée magique, l’idéologie de la maigreur traversant la société et la publicité. L’idéologie de la maigreur fait de l’amincissement une aspiration répandue et alimente par conséquent le discours publicitaire faisant état de solutions miracles pour maigrir. Le consommateur se voit influencé par l’idéologie, lui dictant ses aspirations, ainsi que par la publicité qui lui présente des moyens de nourrir et d’accomplir ces aspirations.

« Les récits de nos répondants soulignent la présence de puissantes forces au sein du marché, promouvant des idéologies de transformation magique ; ces forces illustrent le principe de causalité efficiente sous la forme de solutions magiques promettant une perte de poids rapide et sans effort. Elles sont omniprésentes dans la publicité » (traduction de l’auteur, 2011, p.647). 16

« Coping with these paradoxical pressures, our informants draw on mystical forces as a central part of the weight loss experience.

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These forces—which present themselves through numerous channels (the reified body, food as a seducer, etc.)—are not simply aloof, extrinsic influences but are experienced by our informants as interconnected to their own lived worlds. Through symbolic negotiation and play, mystical forces provide the opportunity for our informants to construct a space of ambiguity in which they can find agency in contrast to their current situation that offers very little. »

« Our informants’ narratives point to the presence of powerful market forces promoting ideologies of magical transformations;

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Les conclusions de Saint-James, Handelman et Taylor rejoignent les considérations bergsonniennes sur la croyance religieuse. Henri Bergson (1932 [2006]) définit les représentations religieuses comme des « réactions défensives de la nature contre la représentation, par l'intelligence, d'une marge décourageante d'imprévu entre l'initiative prise et l'effet souhaité » (p.146). Selon lui, la superstition naîtrait d’une volonté de succès. Les perspectives de Saint-James, Handelman et Taylor (2011) et de Bergson sur la pensée magique montrent un parallélisme étonnant qui intéresse tout particulièrement la présente recherche. Ces deux approches s’accordent sur trois points essentiels : 1) la pensée magique est naturelle et spontanée chez l’être humain (d’où son caractère universel ; Rozin, 1994), 2) elle constitue une réaction défensive, s’opposant à « l’intelligence » (se rapportant à « l’ordre rationnel » selon Bergson) et 3) vouée à réduire une situation d’incertitude en vue de la réalisation d’un objectif (« l’effet souhaité »).

Un dernier point important est celui de la réalité du pouvoir accordé par les pratiques magiques. Il est courant dans la recherche de considérer que les croyances magiques sont des croyances erronées (e.g. Delacroix et Guillard, 2012 ; Skinner, 1948 ; Vyse, 1997). C’est néanmoins une posture difficilement tenable lorsqu’on considère l’efficacité des croyances et pratiques magiques. Prenons par exemple le cas des churinga (objet sacré dans plusieurs sociétés totémiques) Arunta décrits par Durkheim (1912). Un Arunta se sentira plus fort et puissant en possession de l’objet sacré, qui aura également pour effet d’effrayer ses ennemis. De même, les consommatrices de solutions de régime étudiées par Saint-James, Handelman et Taylor (2011) s’aident de représentations magiques pour trouver de la force et atteindre leurs objectifs. La pensée magique peut donc connaître des retombées concrètes et présenter une forme de performativité, contredisant ainsi les perspectives selon lesquelles les croyances magiques ne constitueraient qu’une simple illusion ou un simple fantasme.

La pensée magique contemporaine se traduit donc par un ensemble de semi-croyances magiques qui fondent parfois des comportements pouvant être perçus comme irrationnels, comme l’investissement fétichiste d’un pouvoir magique dans une possession par exemple. Ces comportements visent à préserver un certain contrôle sur les choses du monde ou à établir des espaces d’ambiguïté permettant au consommateur d’accéder à une forme de pouvoir, d’agentivité, à la fois réel et fantasmé.

Dans la section suivante, nous examinons plus avant la manière dont la publicité influence les croyances magiques du consommateur vis-à-vis du produit et exploite des zones d’ambiguïté causale caractéristiques de la pensée magique pour persuader le consommateur.


Conclusion de la section 1

Dans cette section, nous nous sommes penchés sur la pertinence de l’étude des phénomènes liés à la pensée magique dans le contexte de la société contemporaine. Selon la littérature que nous avons présentée, la pensée magique ne serait pas incompatible avec un mode de pensée rationnel et imprègnerait de nombreux comportements de consommation. Le recours à la pensée magique relèverait d’un mode de pensée précognitif permettant d’appréhender certaines situations selon un mode émotionnel et intuitif, quand le mode de pensée rationnel montre ses limites quant à la résolution d’un problème ou à la réalisation d’un objectif (e.g. l’amaigrissement ; Saint-James, Handelman et Taylor, 2011).

En outre, la pensée magique, en tant que source de semi-croyances, permettrait au consommateur d’ouvrir des espaces d’ambiguïté causale et l’encouragerait ainsi à agir lorsque son sentiment de contrôle par rapport à une situation est faible.

Dans la section suivante, nous abordons la question de la sollicitation de la pensée magique par la publicité, notamment par le biais des assertions exagérées. Selon la littérature, ces assertions, bien qu’écartées par le consommateur lorsqu’il est interrogé, semblent avoir une influence positive sur sa manière d’appréhender le produit ou service annoncé par la publicité.

Section 2. La publicité comme source de croyances magiques vis-à-vis du