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Section 2. Une analyse thématique de l’usage du concept de fétichisme en marketing

2.2. Le fétichisme comme réappropriation de l’agentivité

Les approches présentées dans cette sous-section mobilisent plutôt le terme de fétichisme pour décrire des phénomènes où le consommateur se nourrit de l’énergie émise par un objet. Selon les recherches présentées, la captation de l’énergie du fétiche permet au consommateur d’atteindre ses objectifs.

Solomon et Anand (1985) étudient l’acquisition de costumes (business clothing) dans le contexte d’un changement de statut social. Elle s’inscrit dans une réflexion relative au sens (meaning) des pratiques de consommation et à la manière dont les individus exploitent ce sens dans leur vie. Elle fait état d’une croyance plus forte dans « le caractère instrumental du symbole » dans des situations stressantes où l’individu ne se sent pas capable d’accomplir une tâche. Solomon et Anand lient le caractère instrumental du symbole à certaines formes de rituels relatives à l’habillement et soulignent la dimension transformationnelle de l’acquisition des « artefacts rituels » que sont les costumes. Selon leur approche, le fait de s’appuyer sur des objets (reliance) dans des moments difficiles est une forme de faiblesse. Ces moments ouvrent une « fenêtre de vulnérabilité » chez l’individu et rendent possible l’effet des biens et services sur le comportement. Ce phénomène dans sa forme la plus extrême, en tant que « dépendance et attachement excessifs à divers objets », se rapproche selon eux du fétichisme.

L’approche de Solomon et Anand aurait donc pu être catégorisée parmi les recherches concevant le fétichisme comme rapport pathologique à l’objet. Néanmoins, bien que cette recherche considère le fétichisme comme la conséquence d’une vulnérabilité, elle a le mérite de souligner l’importance du processus de création de sens dans la relation à l’objet ainsi que ses vertus transformationnelles. La recherche de Solomon et Anand l’appréhende comme un recours aux objets pour les instrumentaliser et puiser dans leur pouvoir symbolique.

La recherche introspective de Stephen Gould (1991) mobilise à plusieurs reprises le terme « fétichiser » sans jamais le définir. L’auteur se réfère au fétichisme freudien (dans sa première forme, intégrée à la théorie de la libido ; 1905), mais également parfois à l’anthropologie. Néanmoins, les phénomènes décrits dans sa recherche constituent une illustration de ceux que l’on envisage dans la présente recherche. Dans la conception de Gould, le rapport au fétiche est instrumental et permet d’accéder à un stade énergétique spécifique (plus faible si l’on consomme pour se détendre ou supérieur si l’on souhaite être stimulé). Cette recherche est à notre connaissance la première en marketing qui évoque le fétichisme sans pour autant traiter de phénomènes extrêmes ou pathologiques.

Gould décrit la manière dont des produits lui permettent de manipuler son « énergie vitale ». Ce concept d’énergie n’est pas défini de manière formelle mais repose notamment sur la théorie freudienne de la libido ainsi que sur certaines philosophies spirituelles asiatiques. Selon Gould, l’usage de certains produits lui permet d’augmenter ou bien de diminuer son niveau d’énergie. Concernant ses pratiques de consommation augmentant son énergie vitale, il mobilise le terme de « fétichiser ». La « fétichisation » (l’auteur citant Ellen [1988]) se rapporte selon lui à l’usage « d’objet de pouvoir » (power objects) et de substances (i.e. des drogues et de l’alcool). La fétichisation correspondrait à « un processus impliquant l’usage de produits qui possèdent le pouvoir de créer, catalyser ou faciliter des états d’absorption [d’énergie] élevée » (1991, p.200).

Gould rattache le fétichisme à la transmission d’une énergie. En cela, son approche est en ligne avec la conception comtienne du fétichisme qui caractérise le fétiche par un surplus d’énergie. Son introspection évoque également la pratique décrite en l’anthropologie de boire certains fétiches en vue de se soumettre à leur pouvoir (dans le cadre d’échanges commerciaux par exemple ; Pietz,

1985). Bien que cette recherche propose une description introspective détaillée de ce que peut être le rapport énergétique au fétiche, elle ne développe aucune approche théorique du concept, ni même ne l’ancre dans un cadre théorique spécifique.

Enfin, nous incluons dans cette thématique du fétichisme comme réappropriation de l’agentivité la recherche de Fernandez et Lastovicka (2011). A notre connaissance, leur travail est le premier à traiter explicitement de fétichisme et à proposer une conceptualisation du processus de fétichisation. Il traite du processus de fétichisation mis en œuvre par des guitaristes de manière à transformer des répliques de guitares célèbres en fétiches. Les auteurs définissent le fétiche comme « un objet magique dont les capacités d’influence et à transmettre un pouvoir sont extraordinaires » (« a magical object of extraordinary empowerment and influence », 2011, p.278). En se fondant sur le travail de Roy Ellen, l’article met en lumière plusieurs étapes du processus de fétichisation incluant différents mécanismes relatifs aux lois de la magie sympathique (les lois de contagion et de similitude ; Frazer, 1890 [1984]). La contribution principale de cette recherche concerne la mise en valeur d’un processus dynamique de fétichisation, mais surtout du « travail » du consommateur pour doter certains objets d’un pouvoir magique. L’approche de Fernandez et Lastovicka permet de dépasser les perspectives d’un fétichisme conçu comme une dévotion aux objets. Les auteurs soulignent d’ailleurs que les phénomènes observés sont en lien avec la valeur d’usage des produits. Ce point est essentiel car il renverse la perspective marxiste du fétichisme de la marchandise qui le conçoit comme une conséquence de l’éclipse de la valeur d’usage par la valeur d’échange. Cet apport théorique n’est néanmoins pas développé dans l’article cité.

Les auteurs associent l’élan d’attribution d’un pouvoir à l’objet à la pensée magique, conçue comme universelle et relevant d’une tendance naturelle chez les êtres humains. On peut donc supposer que leur approche du fétichisme — comme manifestation de la pensée magique — implique que celui-ci soit un acte potentiellement universel et qu’il puisse concerner tous les humains. Cet acte d’attribution de pouvoir viserait à capter l’énergie de la guitare fétiche de sorte à améliorer les performances sur scène. Cette idée est à rapprocher de celle de Silva (2013) selon laquelle l’individu abandonnerait un pouvoir à son fétiche pour mieux le ressaisir à travers lui. Dans le cas étudié par Fernandez et Lastovicka, le guitariste renoncerait à l’idée de pouvoir jouer comme son idole et fétichiserait sa guitare par un effet de contagion magique (la réplique serait personnalisée

pour mieux ressembler à la guitare de l’idole) afin de pouvoir accéder à la virtuosité de la célébrité qu’il admire. Fernandez et Lastovicka développent une analyse proposant un caractère contextuel de la création des fétiches. Leur approche du fétichisme comme manifestation de la pensée magique englobe des phénomènes universels (contrairement aux approches concevant le fétichisme comme un rapport extrême ou pathologique aux objets) mais également dépendants d’un certain contexte. Ce contexte concerne une activité centrale dans la vie des individus, où ils ressentent un besoin irréductible de réussir, sans que leur succès ne soit facilement atteignable. Ce contexte doit pouvoir être compatible avec la manipulation d’un objet matériel.

Leur approche se fonde néanmoins sur des concepts en sémiotique (notamment la manipulation des indices et des icônes) et semble se limiter à l’usage des magies imitative et de contagion par le consommateur. Leur approche se focalise également sur la transformation d’une réplique d’un objet célèbre en un fétiche dont le pouvoir est équivalent à celui d’un objet célèbre. Si le cadre théorique de la magie sympathique est parfaitement adapté au terrain qu’ils étudient, il limite toutefois la portée du processus de fétichisation développé par les auteurs. A notre sens, il semble que cette approche exclut implicitement la possibilité d’un fétiche fabriqué à partir de rien, sans la manipulation d’indices ou d’icônes pour doter l’objet d’un pouvoir magique. L’association théorique avec le concept de pensée magique est selon nous essentielle pour donner au concept de fétichisme plus de profondeur par l’ancrage dans un cadre d’analyse. Néanmoins, cet article, aussi fondamental soit-il, semble étrécir le faisceau des phénomènes recouverts par le concept.

Il nous paraît également important de souligner une ambiguïté concernant cette recherche. Fernandez et Lastovicka abordent le fétichisme sous l’angle des fétiches et de leur processus de création. Ils ne conceptualisent donc pas un « fétichisme » mais bien un « processus de fétichisation » qui transformerait des objets en « fétiches ». Concrètement, le terme « fétiche » apparaît 92 fois dans leur article, celui de « fétichisation » 27 fois et celui de « fétichiser » (ou « fétichisé »), 14 fois. Quant au terme de « fétichisme », il apparaît, lui, à 11 reprises. On le retrouve une fois en introduction (« nous étendons la recherche actuelle sur le fétichisme en recherche sur le consommateur » [p.272]), cinq fois dans la revue de littérature (en référence au fétichisme de la marchandise de Marx, au fétichisme sexuel de Freud et au processus cognitif du fétichisme d’Ellen) et enfin cinq fois en conclusion. Cet article traite donc bien de fétichisme puisqu’il affirme contribuer à la recherche sur le concept, tant en introduction qu’en conclusion. L’absence du terme

dans les développements théoriques pose néanmoins problème puisque le terme « fétichisme » apparaît comme une catégorie conceptuelle générale, censé renvoyer à un faisceau de phénomènes similaires en rapport avec la pensée magique. Dans cet article, il existe donc des « fétiches » et un processus de fétichisation, mais pas de « fétichisme ». Cette ambiguïté est importante à relever car elle révèle selon nous la posture des auteurs vis-à-vis du concept. Au regard de leur revue de littérature et de leurs développements théoriques, nous pouvons affirmer qu’ils s’inscrivent dans une approche inspirée de l’anthropologie qui tend à éviter l’usage de ce concept. Pourtant, il apparaît bien en toile de fond de leur réflexion au vu de leur discussion et leur conclusion. Le problème réside donc dans l’absence d’une définition formelle du concept. Leur article laisse un voile sur leur conception du fétichisme et laisse quelques questions en suspens. Le fétichisme est-il conçu dans leur recherche comme un phénomène universel ou simplement une démarche caractérisant certains individus, relevant de contextes particuliers ? Dans quelle mesure l’environnement — l’environnement social, mais également la publicité — influence-t-il la création de fétiches ?

Dans le cas particulier du traitement du concept de fétichisme, une définition formelle nous paraît importante, tant ses connotations sont nombreuses. L’article de Fernandez et Lastovicka, s’il ne fournit pas de définition du fétichisme, contribue tout de même grandement à sa compréhension.