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L’indépendance du fétichisme vis-à-vis de la spiritualité et du matérialisme

Section 2. Les résultats de l’étude qualitative

2.5. L’indépendance du fétichisme vis-à-vis de la spiritualité et du matérialisme

Nous avons souhaité explorer le lien pouvant exister entre le fétichisme et la spiritualité en tant que sensibilité aux questions existentielles et comme rapport détaché aux choses matérielles. Nous avons également exploré le lien entre le matérialisme (en tant que croyance selon laquelle l’acquisition et la possession de biens mène au bonheur) et fétichisme.

Il s’avère que nos répondants proposent des profils variés quant à leurs postures vis-à-vis de la spiritualité et du matérialisme. Bien que la plupart des répondants se disent au moins un peu matérialistes, certains se disent plutôt sensibles à la spiritualité (i.e. Rita, Thomas, Philippe, Vincent, Vincent G., Vannida, Anne, Adèle, Elisabeth, Angélique, Aïcha, Nour, Olivier) alors que d’autres beaucoup moins (i.e. Jérôme, Corentin, Rislaine, Kelly, Caroline). Après analyse, il semble qu’il n’existe pas de lien entre la sensibilité à la spiritualité et le fétichisme. Thomas (26 ans), par exemple, se dit plutôt spirituel, notamment de par son histoire familiale (sa famille étant catholique et traditionaliste). Néanmoins, il ne semble pas vraiment ressentir le besoin d’investir de pouvoir dans les objets.

Adèle (20 ans), se dit plutôt spirituelle et religieuse (catholique). Elle apprécie tout particulièrement l’idée d’être connectée à la communauté, à Dieu et aux membres de sa famille, qu’ils soient vivants ou décédés.

« Je suis catholique. J’ai très très peur de la mort. Je pense que c’est un peu pour se rassurer, se dire qu’on va pas finir dans des boîtes, mangés par des petits vers et tout … Puis je trouve que ça crée un lien avec des personnes qui sont mortes ou des personnes que je ne connais pas par exemple, la mère de mon papa que je n’ai pas connue. Ça crée un lien même si on ne les a pas connus mais que des proches les ont aimés ou les aiment toujours. (…) ça fait du bien de discuter avec Lui » (Adèle, 20 ans).

Adèle entretenait une relation très profonde avec sa tante maintenant décédée. Elle a hérité de quelques objets, notamment une chapka et un t-shirt noir auxquels elle est particulièrement attachée. La chapka semble être un objet fétichisé dans la mesure où elle permet à Adèle de se sentir connectée à sa tante « qui n’est plus là ». Le t-shirt noir paraît être plus clairement un fétiche dans la mesure où elle l’utilise comme « aide » pour ses examens et qu’il lui permet de s’approprier la personnalité positive de sa tante et de se sentir plus vaillante face aux épreuves.

« C’est la chapka d’une tante qui est décédée et pour moi c’est … enfin … genre le truc personne ne peut y toucher parce que sinon … (rires). (…) j’y tiens particulièrement. on attribue une histoire du coup ça fait beaucoup de mal de s’en défaire (…) Ça fait un peu une continuité et tout, comme la religion Enfin, les gens peuvent toucher et tout. (…) ça fait quelque chose de matériel et rien que le fait de voir la chose chez soi, ça fait directement penser à la personne, comme un cadre d’une personne qui est morte (…) [parlant d’un pouvoir magique de la chapka] heu bah on pourrait dire oui parce que quand je vois comment ça me touche d’avoir cet objet, quand je respirais l’odeur j’étais hyper émue et tout, c’est vrai qu’on se dit que c’est pas possible que juste une chapka, genre, te mette dans cet état là. Quand je regarde mon blouson, mon pantalon, ça ne me fait rien je m’en fiche complètement. (…) [réfléchissant à la possibilité de l’existence d’un autre objet de ce type] heu alors oui, oui ! en plus de ça c’est marrant, elle m’avait offert un autre t-shirt noir et j’aime bien le mettre pour les contrôles en me disant ouais ça va m’aider … Mais je le dis en rigolant dans ma tête de le dire. Quand je le mets, je sais pas j’ai l’impression un peu d’être plus comme elle, d’avoir la pêche quoi, d’être plus positive et tout » (Adèle, 20 ans).

Un élément intéressant que l’on trouve dans ce passage concerne la sensualité du fétiche. Le caractère fétiche de la chapka semble lié à son odeur qui rappelle immédiatement la tante. Cet évocation de la sensualité du fétiche n’apparaît que dans cet entretien, à l’exception de l’entretien d’Anne où elle évoque des objets fortement émotionnels (bijoux ou photos) qui sont nécessairement de taille réduite afin « qu’on puisse les tenir dans la main, comme pour mieux les posséder ». Cette

idée est en cohérence avec la littérature anthropologique qui souligne la matérialité du fétiche et selon laquelle le fétiche doit être près du corps pour opérer (Pietz, 1985).

Kelly (20 ans) semble beaucoup moins sensible à la spiritualité car elle n’a pas « vraiment envie de [se] prendre la tête avec ce genre de questions » et elle ne se reconnaît dans aucune religion (son père étant catholique et sa mère juive, ils ne l’ont pas éduquée dans le cadre d’une confession particulière). Par contre, lors de l’entretien, elle évoque deux objets fétiches : un t-shirt qu’elle portait lors de compétitions de golf (censé l’aider à gagner) et une bague offerte par sa mère (incarnant leur lien intime).

Corentin (20 ans) est issu d’une famille vendéenne catholique et traditionaliste. S’il est « catholique, religieux, depuis tout petit », il n’aime pas se poser des questions existentielles et se sent peu sensible à la spiritualité de manière générale. Son discours vis-à-vis du matérialisme est très ambivalent et témoigne de l’influence familiale. Il se sent en effet matérialiste tout en affirmant que cela n’est pas cohérent avec les valeurs catholiques qu’on lui a inculquées.

« On a été éduqués pour ne pas donner d’importance aux objets matériels. Le plus important c’est l’humain. Dès que c’est le matériel c’est pas le plus important. Le matériel c’est accessoire. (…) J’ai dit que l’humain passait avant le matériel, c’est sûr, après je sais très bien que je suis matérialiste, peut-être plus que les autres, j’en sais rien. (…) [parlant de la volonté d’acquérir une belle voiture] Je sais pas si c’est bien. Mais j’ai pas trop envie de rouler en Clio quoi » (Corentin, 20 ans).

Il affirme néanmoins ne pas trop s’attacher aux objets et nie avoir un objet fétiche. Il affirme par exemple sa tendance à rationaliser et que l’absence d’un objet familier tel qu’un stylo plume n’aurait pas d’influence sur ses performances en examen.

« Si j’oublie mon stylo plume, ça va m’ennuyer, mais c’est parce que j’écris tout le temps avec, mais je ne vais pas croire entre guillemets que ma note sera moins bonne, que je vais rater parce que j’avais pas mon stylo » (Corentin, 20 ans)

D’après les données, la sensibilité à la spiritualité ou au matérialisme ne semble donc pas affecter de manière claire l’émergence du rapport fétichiste à l’objet. Comme le suggère la littérature, le fétichisme ne constitue pas un système de croyances totalisant (Evans-Pritchard, 1965). Il relève de l’expérience quotidienne des individus et d’un rapport immédiat aux choses (en tant que modalité de la pensée magique ; Saint-James, Handelman et Taylor, 2011). Il n’entre ni en contradiction avec une vision rationaliste et matérialiste du monde, ni avec une vision spiritualiste plutôt axée sur le lien (autrui, Dieu, la Nature) que sur les biens. Enfin, l’étude qualitative du rapport fétichiste aux objets révèle que, contrairement à l’idée souvent soutenue dans la littérature (e.g. La Barbera et Gürhan, 1997), les valeurs religieuses et matérialistes, bien qu’opposées dans la rhétorique des consommateurs, ne s’excluent pas mutuellement dans l’expérience quotidienne. Le fétichisme cristallise selon nous cette contradiction puisqu’il consiste en un rapport avec une entité immatérielle ancrée dans un corps matériel. La constitution du fétiche nécessite de donner simultanément une importance fondamentale aux domaines de l’immatériel et du matériel.