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Section 2. Une analyse thématique de l’usage du concept de fétichisme en marketing

2.4. Le symbolisme publicitaire comme source du fétichisme contemporain

Le concept de fétichisme a été mobilisé dans le cadre de quelques recherches pour analyser la manière dont les marques injectent du sens dans leurs produits au travers de la publicité. Le travail de Sut Jhally (1987, 1989) constitue l’une des grandes contributions concernant ce sujet.

Jhally (1989) pose que la publicité a connu un tournant vers les années 60, quand elle a commencé à focaliser son discours sur le désir individuel et la transformation de soi par la consommation. Selon l’analyse de Jhally (1987), la publicité semble s’être détournée des faits concrets concernant les produits (« hard facts ») pour pénétrer une dimension quasi-religieuse en adoptant un discours promettant la résolution des grandes questions de l’existence. Il propose dans son ouvrage une discussion des insuffisances de la théorie marxiste du fétichisme de la marchandise, ainsi que sa propre conception du fétichisme dans le contexte de la société de consommation. Selon Jhally, le concept de fétichisme de la marchandise évacue complètement la question de la dimension symbolique de la consommation. En se fondant sur la critique de Marshall Sahlins (1976), Jhally affirme que la conception marxiste de la valeur ne répond pas à la question du choix d’une société donnée de produire tel produit plutôt qu’un autre. En outre, Marx considère que le fétichisme de la marchandise émerge lorsque la valeur d’usage est éclipsée par la valeur d’échange. Or, la distinction

Cluley et Dunne précisent que Marx appréhende le fétichisme de la marchandise comme un phénomène dont l’origine est sociale.

entre valeur d’usage et valeur d’échange (ou symbolique) serait intenable tant leur lien serait inextricable car enveloppé par un contexte culturel donné. L’interaction avec tout objet, aussi banal soit-il, ne se déploie qu’au travers d’un champ symbolique (Czikszentmihalyi et Rochberg-Halton, 1981). Jhally affirme donc à la suite de Czikszentmihalyi et Rochberg-Halton que la valeur d’usage conceptualisée par Marx a donc une valeur relationnelle sous-estimée. Selon lui, la compréhension du rapport de l’individu contemporain aux produits passe par une analyse des ressorts symboliques de la consommation. Et cette analyse doit prendre en compte le rôle actuellement central que joue la publicité dans la transformation du champ symbolique établi par la société de consommation.

Jhally contribue à la théorie du fétichisme en proposant une discussion de la conception marxiste du concept et en y intégrant des questions relatives au rôle de la publicité dans l’émergence de la relation fétichiste. Selon l’analyse de Jhally, le fétichisme de la marchandise repose en effet sur le fait que la production industrielle vide les produits de leur sens. Dans les sociétés capitalistes, le lien entre producteur et consommateur serait rompu, et ce dernier se trouverait confronté à des quantités de produits semblables, fabriqués à chaîne, dépourvus d’âme. Selon Jhally, ce serait justement cette absence de sens dans les produits fabriqués industriellement qui permettrait à la publicité d’y injecter un sens nouveau, probablement plus puissant. La perspective selon laquelle la publicité injecte du sens dans les produits pour en faire des fétiches par la promesse d’une transformation s’articule de manière cohérente avec les approches anthropologiques récentes du fétichisme. Ces approches postulent l’universalité du fétichisme ainsi que l’instrumentalisation du fétiche par l’individu en vue d’une transformation lui permettant d’accomplir ses objectifs. Jhally souligne d’ailleurs avec insistance le rôle quotidien du fétiche, qui ne relève pas d’un système de croyances totalisant. La quotidienneté du fétichisme et sa plasticité, autorisant sa compatibilité avec tout système de croyances, rendent son existence tout à fait plausible dans la société de consommation. Enfin, Jhally (1987) présente une analyse poussée de l’évolution des messages publicitaires entre 1911 et 1980. Dans son étude, il se penche sur plusieurs marchés (alcool, prêt-à-porter, alimentation, transport, produits de soin, technologie, etc.) pour y évaluer la nature et l’évolution des promesses publicitaires. Il catégorise ces promesses selon qu’elles sont magiques (transformation de soi, magie blanche, magie noire, personnification ) ou rationnelles (efficience, 12

Les promesses associées à la magie blanche renvoient à la captation des forces de la Nature. Les promesses associées à la magie

12

noire renvoient à la transformation des relations sociales. Les promesses associées à la transformation de soi renvoient au corps des consommateurs, qu’il s’agisse de l’embellir ou de le guérir.

émotions liées directement ou non à l’usage). Le résultat majeur de l’étude de Jhally consiste en l’observation que ces deux grandes catégories de promesses connaissent des évolutions inverses. Alors que les promesses magiques (tout particulièrement la promesse de transformation de soi) sont en progression au XXème siècle, les promesses rationnelles déclinent, quelque soit le marché étudié.

Seules quelques autres recherches se sont penchées sur la question du rapport entre le fétichisme et la publicité. La recherche d’Otnes et Scott (1996) propose également d’analyser des annonces publicitaires de sorte à explorer la manière dont elles mobilisent une symbolique qui contribuerait à créer ou diffuser des rituels de consommation. Les auteurs conçoivent la publicité comme la version moderne des rituels pré-modernes (chants, chansons, histoires et fables associées aux objets ou à l’échange d’objets) visant à investir du sens et des qualités magiques dans les objets. De la même manière que les sociétés pré-modernes, l’objet est singularisé par la médiation de signes. Les auteurs distinguent six catégories de formes rituelles mobilisées dans la publicité : le sort, le fétiche, l’allégorie, l’antidote, l’amulette et la profanation. Otnes et Scott définissent sommairement le fétiche comme un objet investi d’un esprit. Le fétiche est associé à une rhétorique de personnification de l’objet ou une rhétorique métonymique (i.e. le fétiche est mis en scène pour signifier autre chose que lui-même : le pouvoir, la séduction, la force, la beauté, etc.).

Les recherches de Schroeder (2002) et de Schroeder et Borgeson (2003) se sont focalisées sur la consommation des images publicitaires et soulignent la manière dont les publicités mobilisent des symboles visuels en rapport avec le fétichisme. Néanmoins, dans ces recherches, le fétichisme est essentiellement appréhendé dans son sens sexuel et sensuel. La mobilisation de symboles fétichistes (le corset, le porte-jarretelles, les bas, etc.) associerait le produit à un pouvoir magique et la publicité engagerait le spectateur dans une sorte de rituel sexuel transformationnel.

L’article de Lloyd et Woodside (2013) étudie également les ressorts symboliques mobilisés par la publicité et plus précisément l’usage du symbolisme animal. Leur approche du fétichisme est inspirée par l’anthropologie sociale. Selon eux, le fétichisme est essentiellement caractérisé par son caractère instrumental, c’est-à-dire centré sur l’invocation d’une protection ou d’une guérison. A contrario, le totémisme se caractériserait par sa dimension sociale et plus profondément spirituelle. Se fondant sur la théorie jungienne des archétypes, ils présentent un ensemble de propositions de

recherche concernant une mobilisation du symbolisme animal de type totémique (i.e. une communication faisant appel implicitement aux qualités d’un animal associées au produit) ou de type fétichique (i.e. une communication faisant appel explicitement aux qualités d’un animal associées au produit). Ils proposent notamment qu’un message publicitaire de type totémique ferait mieux appel aux archétypes et serait donc plus efficace pour notamment générer des associations symboliques entre la marque et le pouvoir de l’animal, ainsi qu’un attachement à la marque.

Ces différentes recherches soulignent bien le travail symbolique entrepris par les marques à travers leur communication. Par le biais de la publicité, les marques injecteraient des significations et qualités magiques dans leurs produits pour compenser la perte de sens causée par leur production de masse et le voilement des conditions de production (Jhally, 1987). Les conclusions que nous pouvons tirer de l’analyse de ces travaux permettent de remettre en question l’approche marxiste du fétichisme. Cette théorie se fonde sur un postulat important : le fétichisme de la marchandise découle de la rupture du lien entre le producteur et le consommateur. Le voilement des conditions de production entraîne un rapport quasi-religieux à la marchandise et leur dévoilement devrait vraisemblablement réduire à néant la relation fétichiste au produit (Cluley et Dunne, 2012). Si nous nous fions au courant de recherche étudiant la dimension symbolique de la publicité, nous pouvons supposer que le rapport fétichiste au produit dépend avant tout de la signification que la marque investit dans son produit. Ces significations peuvent susciter un rapport au produit centré sur une transformation de soi par la consommation en vue de la réalisation des aspirations de l’individu. Cela pourrait expliquer pourquoi les consommateurs continuent de consommer avec un certain engouement malgré leur connaissance des conditions de production (plutôt qu’attribuer cet élan consumériste à un narcissisme se nourrissant de l’écrasement d’autrui ; Cluley et Dunne, 2012). Nous nous nions pas néanmoins que la publicité puisse avoir une fonction de mystification du consommateur en dotant artificiellement les produits d’une aura symbolique alors qu’ils sont initialement des objets vides de sens.


Tableau 1.2. Contributions au concept de fétichisme en marketing

Approches du fétichisme

Auteurs Contribution Principaux fondements

théoriques de l’approche Le fétichisme comme rapport pathologique à l’objet Belk, Wallendorf et Heisley (1988) Le fétichisme comme dévotion extrême à l’objet. Non explicites. Belk (1991, 1995, 2001) Le fétichisme se caractérise par une relation de dépendance du collectionneur vis-à- vis de ses possessions.

Ellen (1988) Le fétichisme comme réappropriation de l’agentivité Solomon et Anand (1985)

Le fétiche émerge dans un contexte de

vulnérabilité du

consommateur mais lui confère une capacité d’agir supérieure.

Munn (anthropologie culturelle ; 1973)

Gould (1991) Certains produits

peuvent être fétichisés en vue de l’altération des niveaux d’énergie du consommateur. Les produits présentent une dimension énergétique qui peut être manipulée afin de remplir un objectif énergétique (augmenter ou diminuer son énergie vitale).

Non explicites. Influence implicite de la théorie freudienne.

Fernandez et Lastovicka (2011)

Les auteurs mettent au jour le processus de fétichisation de guitares par les magies imitatives et de contagion afin d’y investir un pouvoir magique. Frazer (1890) Ellen (1988) Le fétichisme comme opérateur critique de la consommation contemporaine

Cluley et Dunne (2012) Les auteurs disqualifient le concept marxiste de fétichisme de la marchandise et proposent le concept de narcissisme de la marchandise pour éclairer la manière dont les consommateurs semblent toujours fétichiser les produits tout en étant conscients de leurs conditions de production. Marx (1867) Freud (1905, 1912, 1927, 1930, 1937) Approches du fétichisme

Le symbolisme publicitaire come source du fétichisme contemporain

Jhally (1987) Jhally remet en cause

l’approche marxiste du fétichisme de la marchandise et proopose une étude longitudinale des messages publicitaires aux Etats-Unis montrant qu’ils tendent de plus en plus à mettre l’accent sur la vertu transformationnelles des produits. Marx (1867) Sahlins (1976) Czikszentmihalyi et Rochberg-Halton (1981)

Otnes et Scott (1996) Les auteurs présentent la manière dont les produits sont érigés en fétiches à travers la publicité, sur un mode métonymique (le produit signifie plus que lui- même et incarne un principe abstrait tel que le pouvoir ou la séduction). Ellen (1988) Schroeder (2002)/ Schroeder et Borgeson (2003)

Les auteurs montrent que la mobilisation de symboles fétichistes (le corset, le porte-

jarretelles, les bas, etc.) associerait le produit à un pouvoir magique et la publicité engagerait le spectateur dans une sorte de rituel sexuel transformationnel.

Freud (1905, 1927)

Lloyd et Woodside (2013)

Selon les auteurs, la publicité mobilise des symboles pouvant faire écho aux archétypes ancrés dans l’inconscient du consommateur selon un mode totémique (les qualités d’un animal sont implicitement associées à un produit) ou

fétichique (les qualités d’un animal sont explicitement associées à un produit)

Jung (1940, 1966, 1968, 1969)

Auteurs Contribution Principaux fondements

théoriques de l’approche Approches du

Conclusion de la section 2

Cette section a présenté de manière thématique les travaux en recherche sur le consommateur ayant évoqué, mobilisé ou discuté le concept de fétichisme ou des phénomènes qu’il recouvre. Plusieurs recherches dans la littérature en recherche sur le consommateur usent du terme de fétichisme dans un sens « profane », hors de tout cadre théorique et contribuent à la confusion entourant le concept. Le terme de fétichisme se retrouve néanmoins systématiquement en rapport à quatre thématiques différentes que cette section a mises en évidence. Ces thématiques ont pour point commun d’appréhender le fétichisme comme un rapport spécifique, parfois magique, aux possessions.

Nous avons posé le constat de l’absence d’une définition formelle dans la littérature, bien que celle-ci contribue à éclaircir le spectre des phénomènes que l’on peut associer au fétichisme.

Dans la dernière section de ce chapitre, nous proposons une conceptualisation du fétichisme du produit dans le contexte de la société de consommation contemporaine ainsi qu’un travail de discrimination théorique entre le fétichisme et d’autres concepts relatifs à la pensée magique ou au rapport aux possessions.


Section 3. Conceptualisation du fétichisme du produit et clarifications