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Section 2. Le tournant de l’histoire du concept de fétichisme : les reprises marxiste et freudienne

2.3. Le fétichisme comme concept psychanalytique chez Freud

L’approche freudienne du fétichisme (1905, 1927, 1937) constitue un tournant dans l’histoire du concept. Capitalisant sur les apports de l’ethnologie et de la sexologie, Sigmund Freud (1856-1939)

développa progressivement une approche rénovée du fétichisme (construite en plusieurs étapes successives) pour en faire une pièce maîtresse de sa théorie psychanalytique.

2.3.1. Le fétichisme dans le cadre de la théorie de la libido

Dans son ouvrage Trois essais sur la théorie sexuelle (1905), Freud discute le concept sexologique de fétichisme en tant que perversion sexuelle et l’analyse à l’aune de sa théorie de la libido. Dans ce cadre, le fétichisme constituerait une double déviation : une déviation de l’objet des pulsions sexuelles (les parties génitales ou le corps entier étant remplacés par une partie du corps ou un objet tel que des chaussures, un bonnet de nuit, etc.), ainsi qu’une déviation de leur but (initalement, la reproduction). Freud propose une définition fondée sur les observations de l’ethnologie et de la sexologie :

« L’ersatz pour l’objet sexuel est une partie du corps en général très peu appropriée aux buts sexuels (pieds, cheveux) ou un objet inanimé qui se trouve en une relation assignable avec la personne sexuelle, de préférence avec la sexualité de celle-ci (pièces de vêtements, linge de corps) » (Gesammelte Werke, V, p.52).

Cette définition reprend l’idée de l’association de l’objet à une abstraction (« la personne sexuelle »), héritée de l’ethnologie, mais également celle du fétichisme comme occultation du corps sexualisé par une de ses parties (ou par un objet). Un autre point intéressant dans cette phase de la conceptualisation du fétichisme est son association à la surestimation de l’objet. Comme Binet, Freud considère que l’amour comprend toujours une dimension fétichique plus ou moins prononcée. L’objet associé à la personne aimée serait toujours surestimé dans la mesure où il deviendrait la focale des pulsions sexuelles.

2.3.2. Le fétichisme comme mécanisme de défense contre l’angoisse de castration

Dans son article majeur traitant du fétichisme (1927), Freud propose un nouvel ancrage théorique du concept. Cela va lui permettre de dépasser définitivement la perspective sexologique (fondée sur

l’observation clinique) et de lui accorder une dimension analytique nouvelle en en retraçant la genèse. Dans cet écrit, Freud appréhende le fétichisme notamment au regard du complexe de castration et apporte une première réponse quant aux « buts » de cette forme de perversion. Selon Freud, le fétichisme – pathologique – trouve sa source dans l’enfance. L’enfant peut éprouver des difficultés à accepter que sa mère n’a pas de pénis et développerait alors une angoisse de la castration face à cet individu vraisemblablement « dé-masculinisé ». Le fétiche constituerait alors un « ersatz phallique », servant à compenser symboliquement l’absence de pénis de la mère. Le fétiche aurait donc une fonction « contraphobique » (Assoun, 194). La fixation de l’objet-fétiche dépendrait de la situation de découverte traumatique de l’absence de pénis chez la mère.

Le fétiche de la théorie freudienne peut être compris comme la manifestation d’un déni de réalité (Tanaka, 2011). C’est un point intéressant car le fétichisme relèverait du refus de l’inexistence de quelque chose (le pénis de la mère en l’occurrence) et se pose en tant que substitut à cette inexistence (une botte incarnant le phallus maternel), donnant corps à la chose qui n’existe pas. Pour se défaire de la peur engendrée par l’idée de la castration, l’individu fétichiste se trouve obligé de demeurer dans une situation ambiguë où il accepte le fétiche en tant un fantasme contraphobique tout en reconnaissant la réalité des choses (« la mère n’a pas de pénis »). Cette contradiction inhérente au fétichisme en fait une illustration idéale d’un concept que Freud développera un peu plus tard dans ses écrits : le clivage du moi.

Par ce mouvement théorique, la démarche de Freud se rapproche de celle de De Brosses qui avait voulu unifier les différentes formes de « fétiches » et ériger le fétichisme en tant que catégorie religieuse à part entière. Freud, en mettant au jour une causalité commune aux différentes fétichismes (relative à une « crainte » qui plus est, à l’instar du fétichisme religieux de De Brosses), propose donc un concept « homogène » au sein duquel il unifie des observations cliniques variées.

Comme le suggère Tanaka (2011), la théorie freudienne est susceptible d’alimenter une réflexion sur le fétichisme non sexuel, le fétichisme religieux notamment. Cet auteur s’interroge par exemple sur la possibilité que la création de fétiches religieux soit un moyen de nier l’inexistence des dieux. La création d’un fétiche permettrait alors de refouler l’angoisse existentielle et la peur de la mort. Cette idée rejoint la perspective d’Ernest Becker (1969) selon laquelle le fétichisme, en tant que

vision du monde atrophiée, centrée sur un objet, est un mécanisme extrême de défense contre la peur de la mort.

Cette analyse peut par exemple nous permettre d’aborder sous un nouvel éclairage le cas de la fétichisation de guitares, étudié par Fernandez et Lastovicka (2011). Certains guitaristes fétichiseraient leur guitare pour donner corps à une virtuosité, un génie, dont ils ne disposeraient pas (l’écart observé entre leur propre virtuosité et celle de leur idole par exemple). Grâce à l’investissement d’une énergie dans leur fétiche, ils pourraient avoir l’impression de lui emprunter le surplus de talent qui leur manque.

La mobilisation des concepts de la métapsychologie par Freud dans l’analyse des cultures apporte à cet égard quelques éléments complémentaires.

2.3.3. Le fétichisme religieux comme instance d’atténuation de la culpabilité humaine

Dans ses travaux Totem et tabou (1912) ainsi que Malaise dans la civilisation (1930), Freud propose une analyse de l’émergence des cultures à la lumière des concepts de la métapsychologie. Le point qui nous intéresse ici est son interprétation du fétichisme en tant qu’institution culturelle. Le fétichisme — conçu selon un sens religieux — est abordé comparativement au totémisme. En se fondant sur l’œuvre de Frazer (1890), Freud (1912) pose que, contrairement au totem impliquant le culte d’une « espèce » (animale ou végétale) en général, le fétiche est un objet spécifique, qui plus est souvent fabriqué par la main de l’être humain.

Freud évoque également le fétichisme religieux dans la section VII de son opus Malaise dans la civilisation (1930). Dans son analyse du rôle de la religion dans le développement de l’émergence de la conscience morale, il compare le judaïsme au fétichisme des « primitifs ». Selon lui, la religion contribue à la construction du Surmoi en établissant les conditions de la culpabilité, c’est-à- dire un cadre moral, qui ne semblerait pas exister chez les populations fétichistes. Freud ne développe pas longuement cette idée et sa compréhension de la mentalité primitive face aux fétiches reste à interpréter. Nous pouvons supposer qu’il considère l’humain « primitif » comme n’étant pas soumis à des cadres moraux, puisqu’il « ne connaissait aucune restriction à ses instincts » (1930, p.

40). Le point de vue de Freud sur le fétichisme semble néanmoins s’accorder avec celui de Hegel concernant la destruction des fétiches inopérants et le déplacement de la responsabilité de l’être humain vers le fétiche (cf. paragraphe 1.3). Freud semble également considérer le fétichisme comme une forme religieuse primitive amorale, à l’instar de Kant (cf. paragraphe 1.3).

La contribution de Freud concernant le fétichisme religieux n’apporte guère plus que celles de ses prédécesseurs. Néanmoins, son apport concerne essentiellement dans sa compréhension du fétiche comme lieu de projection de la culpabilité. Le fétiche permettrait d’évacuer sa propre responsabilité — ou tout du moins de la réduire — dans le déroulement des choses.


Tableau 0.2. Tableau synoptique de la section 2.

Auteurs Champ disciplinaire Courant de recherche

prolongé

Courant de recherche confronté

Karl Marx (1867) Economie politique Marx semble inspiré par De Brosses, tout

particulièrement dans ses premiers écrits publiés en 1842 dans la Nouvelle Gazette Rhénane.

En mobilisant le concept de fétichisme, Marx propose une compréhension novatrice de la nature de la marchandise. Il se pose en rupture vis-à-vis de l’économie politique classique. Son usage du concept constitue un premier transfert hors du champ de l’étude des religions. Si son approche s’inspire quelque peu des écrits de ses prédécesseurs sur le fétichisme, il se pose donc complètement en rupture par rapport à la littérature existant à l’époque.

Alfred Binet (1887) Sexologie Binet semble s’inspirer des travaux de De Brosses dans son usage du concept et particulièrement de l’idée qu’il existe des fétiches « généraux » et des fétiches « personnels ».

L’usage sexologique du « fétichisme » constitue une deuxième rupture

fondamentale dans l’histoire du concept et ouvre véritablement un autre courant de recherche en sexologie puis en psychanalyse.

Sigmund Freud Psychanalyse L’œuvre de Binet a eu une

grande influence sur la pensée de Freud. Celle-ci se résume d’ailleurs par une seule phrase de Binet citée par Freud en français : « on revient toujours à ses premiers amours ». Cette phrase préfigure l’approche freudienne des

psychopathologies focalisée sur les expériences infantiles.

L'usage freudien du concept de fétichisme se fait dans la lignée de celui de Binet mais les

développements théoriques subséquents de Freud constituent probablement la rupture la plus importante de l’histoire conceptuelle du fétichisme. L’approche freudienne est la première à intégrer le fétichisme dans un cadre théorique pour en faire un concept

véritablement analytique (Baudrillard, 1970).