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CHAPITRE I. DU MOYEN-AGE A 1870 - EVOLUTIONS DES METIERS : DES CHIFFONNIERS I NDEPENDANTS A LA

3. LE CONTROLE SOCIAL ET TERRITORIAL DES RECUPERATEURS- RECUPERATEURS-RECYCLEURS

3.2. A PARTIR DE 1850 : CLASSE DANGEREUSE

Travaillant dans et « pour » la ville, les chiffonniers n’en sont pas moins exclus et vivent le plus souvent en périphérie dans des ghettos. Les fortifications de Paris, décidées par Louis Philippe et son ministre Thiers achevées en 1851, puis les travaux du baron Haussmann visant l’assainissement de la ville, ont continuellement refoulé les chiffonniers de l’enceinte parisienne dans des cités misérables, afin d’éloigner des citadins « cette classe dangereuse » et leurs lieux de vie insalubres. Cette doctrine d’exclusion des classes les plus pauvres est l’œuvre de la politique de Napoléon III. Sa doctrine sociale, « l’Extinction du paupérisme » en 1848, entend l’expulsion des miséreux. Ainsi, depuis 1855-1860, les cités des chiffonniers se voient repoussées à l’extérieur des villes.

Figure 10 : Eugène Atget - Intérieur d'un chiffonnier. Boulevard Masséna (13e arrondissemen t) (Source : BNF)

Daniel Guiot109 a fait un remarquable travail pour retracer l’évolution de l’habitat chiffonnier à Paris. Il ne s’agit pas moins d’un bilan qualitatif que d’un bilan géographique, car l’on sait que ces cités étaient dans un état précaire. Pour autant, les conditions de location des habitats sont drastiques110 car le propriétaire n’hésite pas à mettre un chiffonnier dehors s’il ne paye pas son loyer chaque semaine. La maison est constituée du minimum à savoir une pièce, quatre murs, une porte et un toit. La présence du mobilier et du matelas dépend de ce qui a été récupéré mais se fait plutôt rares, et le tri des amas de récupération provoque une atmosphère poussiéreuse. Malgré ces conditions de vie peu hygiéniques, les chiffonniers ne sont pas plus victimes des épidémies de choléra ou de typhoïde, de même que des accidents ou de la mortalité infantile. Ainsi, Daniel Guiot avance l’hypothèse que « seules des raisons de

salubrité et surtout d’anéantissement du mouvement chiffonnier ont conduit le préfet de la

109

D. Guiot, Op.cit., 1986. 110 Ibid., p85

Seine a entravé les activités du chiffonnage au profit des adjudicataires titulaires du marché d’enlèvement des ordures ménagères et des boues de Paris »111

.

Ce travail montre au travers de l’évolution de la localisation des cités des chiffonniers l’exclusion hors du centre ville vers les faubourgs extérieurs. Malgré les difficultés de recensement des sites à cette période, il liste un certain nombre de lieux parisiens dans la première moitié du XIXe siècle où se trouvent une forte concentration de chiffonniers rue Neuve Saint Martin, quartier Maubert, rue Elisa Borey, rue Mouffetard, Sainte Marguerite et aussi dans des cités construites pour eux par un propriétaire comme celles de Millet et Coiffrel à Saint Ouen ou la cité de la Femme en Culotte ou Foucault à Clichy. C’est Aristide Bruant qui chante d’ailleurs la vie des chiffonniers à Saint-Ouen : « À Paris y a des quartiers/ Où

qu’les p’tiots qu’ont pas d’métiers/ I’s s’font pègre ;/ Nous, pour pas crever la faim,/ À huit ans, chez un biffin,/ On est nègre/ Pour vivre, on a du tintoin,/ À Saint-Ouen. (bis) / C’est un métier d’purotin,/ Faut trimarder dans Pantin/ En savates,/ Faut chiner pour attraper/ Des loupaqu’s ou pour chopper/ Des mill’pattes ;/ Dame on nag’pas dans l’benjoin,/ À Saint-Ouen. (bis) / »112.

A partir de 1850, l’habitat chiffonnier s’intensifie et forme peu à peu une ceinture autour de Paris. Les cités Thibeaud, Mont Viso à Montmartre, les cités Doré et Jeanne d’Arc dans le 13ème arrondissement sont construites dans Paris alors que les cités Germain, Soleil, Botte de Paille ou Simoneau sont implantées à Clichy. En 1886, le rapport de Luynes indique que « deux tiers des chiffonniers habitaient déjà en dehors des fortifications, l’autre tiers est en

partie logé dans des cités ou regroupés en agglomérations »113 à Montmartre, La Villette, ou Grenelle et dans la proche banlieue à Asnières, Saint Ouen, Pantin, Aubervilliers, Clichy, Bagnolet et Gentilly. A partir de 1900, on trouve des biffins seulement sur deux places intra-muros, celle de la Butte-aux-Cailles et des Epinettes114, tout le reste des 30 000 chiffonniers115 étant écarté dans les banlieues.

111 Ibid. p90

112 A. Bruant, A Saint Ouen. 113 D. Guiot, Op.cit., p81 114

Ibid., p68 115

S. Barles, Op.cit., voir le tableau 8 p58 des effectifs des chiffonniers à Paris au XIXème siècle selon des sources diverses

Malgré cette exclusion de la ville, le chiffonnier l’est par passion et par vocation. On est chiffonnier de père en fils ! Les chiffonniers sont fiers de leur métier et de leur indépendance. Ils se situent eux-mêmes à la marge116, et bien qu’ils soient exploités par les négociants de matières de récupération, ils se sentent libres et sans contrainte salariale car sans patron.

En conclusion de ce chapitre, plusieurs éléments sont à retenir. Jusqu’à 1870, le métier du recyclage évolue de l’image des chiffonniers indépendants à la structuration d’une filière de récupération-recyclage. Le schéma ci-dessous montre quelques attributs de la dynamique de cette évolution des métiers.

Figure 11 : Des chiffonniers indépendants à la structuration d’une filière de récupération-recyclage

Tout d’abord, l’activité des chiffonniers est en pleine essor et doublement profitable pour la ville, tant dans la gestion des immondices urbaines, que dans l’apport de matières premières à l’industrie. Les flux de matières récupérés sont ainsi en forte augmentation et génèrent d’excellents revenus du fait des besoins industriels, ce que montre le bilan de matières de Sabine Barles117. Par ailleurs, les techniques de récupération sont très rudimentaires et les

116

D. Guiot, Op.cit., p122

récupérateurs inspirent le rejet et le dégout dans les populations, qui aboutit progressivement à une exclusion de leurs habitats.

Figure 12 : Diagramme UML des systèmes d'acteurs jusqu'à 1870

Le système d’acteurs qui investit le recyclage se joue entre la ville, le chiffonnier, le marchant, l’industrie et l’Etat. La ville, du fait de sa concentration d’habitants, est un gisement important de matières à récupérer pour les chiffonniers, qui doivent les collecter et les trier afin de les revendre à des intermédiaires. Ces intermédiaires, que sont les marchands, vendent des lots conséquents aux industries qui en font leur premier approvisionnement de matières. L’Etat s’inscrit dans un rôle de contrôle hygiéniste de la ville, de contrôle social des récupérateurs et de contrôle territorial des industries impliquant leur exclusion des villes.

CHAPITRE II. DE 1880 A 1980 : DESTABILISATION DE