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CHAPITRE II. DE 1880 A 1980 : DESTABILISATION DE LA RECUPERATION ET INDUSTRIALISATION DU

6. UN EXEMPLE DE LA TRAJECTOIRE INDUSTRIELLE D’UNE ENTREPRISE DE RECUPERATION-RECYCLAGE : FOURNIER

6.3. DES ANNEES 1970 A 1990 : DES FERRAILLES AUX METAUX NON FERREUX

L’industrialisation du secteur commence par le développement des techniques de recyclage et du matériel. L’investissement devient dès les années 1950, mais surtout à partir des années 1970, un enjeu très important de la viabilité des entreprises du recyclage. Choix stratégiques et anticipations sur les marchés locaux sont les leviers incontournables pour éviter le goulet d’étranglement de la filière des ferrailles dû à une forte concurrence. L’investissement dans des machines lourdes et le besoin d’une importante surface de stockage est ainsi indispensable. Il faut noter la différence discursive incongrue entre ferrailles et métaux, bien que les ferrailles soient elles-mêmes des métaux. Les métaux sont dans le récit des personnes concernées la désignation des métaux non ferreux (l'aluminium, le cuivre, le zinc, le nickel, le plomb, l'étain et le chrome), aux valeurs marchandes bien plus élevées, tandis que les ferrailles - qui sont donc les métaux ferreux - englobent les lots dévalués de mélange d’encombrants, de rebuts de matériaux ou de produits en fin de vie composés de fer et donc magnétiques, et qui cachent d’autres composants mais nécessitant un tri intense. Par ailleurs, les ferrailles ou les métaux ne se travaillent que chez les ferrailleurs, bien que ces derniers tentent de se défaire de ce surnom très dévalorisant car le cliché assimile ce métier à une bande de voleurs et criminels comme dans le film de Claude Sautet « Max et les

Ferrailleurs » en 1971.

Le Livre de Police, qui liste le nom des clients et des lots de récupération, se démocratise avec l’avènement du syndicat et permet aux récupérateurs de montrer patte blanche et « de ne plus

être systématiquement soupçonnés d’être tous cousins du « vilain petit canard » qui avait revendu trois fois le même lot avant même de l’avoir acheté »206

. Ainsi, René Fournier arrête de travailler avec les gens du voyage car ces derniers amènent trop de soupçons quant à son activité. Un jour, « j’ai été convoqué par la police devant une dizaine de gitans parce que le

policier croyait que j’étais leur patron. Heureusement, ces gens qui ne me connaissaient pas m’ont déresponsabilisé ».

Le dynamisme industriel de la branche du recyclage est à son paroxysme lorsque FOURNIER METAUX élabore sa stratégie à l’échelle locale : « Soit on se lance dans la ferraille, mais il

faut des machines lourdes, beaucoup d’espace, faire des tonnes et des tonnes ou alors la voie des métaux et c’est ce qu’on a choisi dans les années 70. La ferraille il fallait être équipé avec les presses cisailles donc on ne pouvait pas lutter ». René Fournier prend le relais d’Emile

Fournier en 1972 et modifie les statuts et le nom commercial de la société afin d’identifier le recentrage de l’activité sur la récupération des métaux. Les ETABLISSEMENTS EMILE FOURNIER deviennent la SARL ETABLISSEMENTS FOURNIER dite FOURNIER METAUX.

Investir dans des équipements spécifiques pour le traitement des métaux s’impose à l’entreprise. Christian Fournier, le fils de René, décide alors d’investir dans un équipement de broyage de câbles électriques et de se spécialiser dans le traitement des métaux. Trois générations après la création de l’entreprise, c’est une nouvelle révolution industrielle que connait le chantier : « Le broyage de câbles électriques est un procédé novateur et unique

dans la région Midi-Pyrénées qui consiste à cisailler les câbles électriques puis à les broyer pour en extraire la partie valorisable que sont les métaux et le plastique »207. Le récupérateur

vit une ère de mécanisation des procédés : « Finis la masse et la pelle manuelle ! ». La pelle mécanique introduite fin des années 60 est désormais couplée à des broyeurs, des presses, des courant de Foucault, des tables de densimétrie qui permettent de réduire les volumes et de séparer les matières afin d’optimiser la récupération des matériaux et le recyclage.

RECYCLAGE ET ENVIRONNEMENT

René Fournier occupe la présidence de la société durant une période importante de prise de conscience de la nécessité de respecter l’environnement et de règlementer les filières de déchets. Les entreprises du recyclage vont ainsi évoluer dans les années 1970. Le choc pétrolier de 1973 a révélé la fragilité d’une économie mondiale et annoncé les prémices d’une éventuelle pénurie en matières premières. Par ailleurs, il est devenu indispensable de réglementer l’élimination des déchets, ce qui est réalisé par la loi de 1975208

. Cette loi est le véritable point de départ d’une politique des déchets qui tend à réglementer, réorganiser et surveiller les filières de déchets. D’autre part, le statut d’Installations Classées pour la Protection de l’Environnement (ICPE) se crée en 1976 et concerne directement les entreprises du recyclage qui vont devoir justifier leurs activités. « Dans les années 1960, les services de

207

Disponible sur <www.fournier -metaux.com>

l’Etat nous avaient donné l’autorisation d’exploiter « at vitam æternam ». A partir des années 1970, ils se sont mis à renouveler les autorisations en imposant quelques conditions comme réaliser des surfaces étanches pour les déchargements à risque et refaire les sanitaires et les locaux sociaux. » Ces deux régulations publiques orientées à deux échelles différentes (filière

et entreprise) vont profondément changer l’activité de recyclage.

LE CAMION MULTI-BENNES ET LA MECANIQUE DE PRECISION

FOURNIER METAUX va une nouvelle fois montrer une capacité d’adaptation et d’anticipation qui lui permettra de se démarquer au niveau local. Le matériel de collecte évolue lui aussi comme le matériel de traitement. Ce sont les prémices des camions multi-bennes. Ce camion est équipé de bras télescopiques qui vont permettre de basculer les bennes par derrière. Ainsi, l’activité consiste à poser ces bennes chez des clients et à les échanger lorsqu’elles sont pleines. « Puis nous avons mis davantage de bennes dans les usines, car

nous avions acheté pas le premier, mais le second camion multi-bennes qu’il y avait sur Toulouse ! 150-200 bennes avaient été posées, notamment dans les usines de mécanique de précision ».

Enfin, l’entreprise se trouve à proximité de l’industrie florissante de l’aéronautique et elle va recentrer ses activités sur le service aux entreprises en leur amenant une solution pour leurs déchets et une rentrée d’argent lorsque leurs lots représentent une bonne qualité de tri. Ainsi, la ville de Toulouse est associée à l’aéronautique : « Toulouse est plus que jamais la ville des

avions. Elle abrite le premier pôle aéronautique national et européen qui, avec quinze mille salariés, représente l’un des plus forts pourvoyeurs d’emploi local »209

. Ce nouveau mode de collecte permet à l’entreprise de se placer sur ce marché et de disposer ses bennes dans la nébuleuse des sous-traitants de l’aéronautique qui représente une énorme opportunité de développement. « Autour de ces monstres économiques gravite un réseau d’équipementiers

comme LATECOERE, ROCKWELLE, RHOR, d’autres encore, et une nébuleuse de PMI (petites et moyennes industries) et PME travaillant en sous-traitance »210.

209

C. Zytnicki, L’affirmation d’une métropole régionale (depuis 1971) , 2002, pp303-322 ; p310 dans M. Taillefer (sous la dir.), Nouvelle histoire de Toulouse , 2002, Privat.

Développer cette activité nécessitait de travailler différemment et notamment de se déplacer chez les clients pour les convaincre de ce nouveau système de collecte – directement dans l’entreprise. « Dans les années 70, René a embauché une personne pour faire le commercial,

M. Roll, qui a développé le système et nous a fait passer dans un autre monde. Il faisait tout : il achetait, il vendait, il était toujours chez le client. C’était nouveau à l’époque, très innovant ». L’activité commerciale est donc complètement renouvelée et fait appel à d’autres

compétences. Il ne s’agit plus désormais d’acheter de la matière mais de vendre un service aux entreprises. « M. Roll était un ancien prisonnier allemand et travaillait dans l’affinerie211

du Sud Ouest avec Petis qui me l’a proposé. Il voulait faire le représentant pour l’affinerie mais à partir du moment où il l’a fait, les récupérateurs ne pouvaient plus vendre à l’affinerie. Le conflit d’intérêt ne pouvait pas continuer et ils nous l’ont donné pour faire le job à leur place ». Cette anecdote est caractéristique d’une époque où les usines

consommatrices (affineries, fonderies, verreries) se rapprochent des récupérateurs et leurs proposent une mutualisation du travail. Ainsi, ces usines ont des cahiers des charges très strictes mais proposent de faire vivre ces récupérateurs en leur achetant autant qu’ils peuvent leurs matières recyclées. « On vendait aux affineries, mais surtout en Italie chez FIAT (70%

du Chiffre d’Affaire à l’étranger) qui faisait des moteurs aluminium. Le reste du cuivre partait notamment à Limoges dans une grande affinerie de cuivre ou celle de Grenoble, le reste de l’aluminium chez AFFIMET à Compiègne ». Ces entreprises vont dorénavant faire

vivre FOURNIER METAUX et il n’est pas question de perdre la plus value : « Nous avons

failli laisser des plumes dans l’affinerie du Loiret qui avait déposé le bilan juste après leur avoir vendu des lots à des prix défiants toute concurrence. Heureusement, nous avons pu bloquer le wagon en gare de Melun, car ils ne nous auraient jamais payé ».

En conclusion de ce chapitre et comme pour le précédent, nous revenons sur les éléments à retenir de l’évolution des filières de récupération-recyclage pendant la période découpée en deux sous-périodes. Ces dynamiques sont ainsi examinées en fonction des attributs de la gestion territoriale, des flux économiques et de la dimension socio-professionnelle.

211

Une affinerie est un établissement où l’on produits des alliages de métaux. On parle aussi de « raffiner les métaux » par des producteurs de métal de seconde fusion.

Figure 23 : 1880-1980 : Déstabilisation de la récupération et industrialisation du recyclage

Les flux de matières récupérés diminuent, comme le montre les bilans de matières de Sabine Barles212, après avoir connu son apogée entre 1860 et 1880. La période de 1880 à 1920 est une étape très difficile dans l’évolution des filières du fait de la rupture de l’équilibre entre la ville, l’industrie et l’agriculture. De plus, le mouvement hygiéniste s’attaque aux professions des récupérateurs urbains et complique leurs activités. Enfin, les flux de matières récupérés s’exportent plus facilement malgré des tentatives étatiques de les freiner afin que les industries consommatrices conservent les avantages de ces matières à bas coût.

A partir de 1930 jusqu’à 1980, le secteur de la récupération-recyclage connait sa révolution industrielle avec l’essor de la ferraille et les métaux. Le marché des matières recyclées

s’inscrit à l’échelle internationale et fluctue en fonction des évènements mondiaux. Par ailleurs, l’augmentation de la consommation des ménages profite aux récupérateurs bien que de nombreux flux soient orientés vers les décharges et incinérateurs.

Figure 24 : Diagramme UML du système d'acteurs à partir de 1880

Les acteurs ne changent pas par rapport au schéma du chapitre précédent mais leurs relations évoluent. Dans un premier temps, le système ne présente plus le même équilibre : en amont du système, des flux sont orientés vers l’incinération alors qu’en aval, de nouvelles matières introduisent les procédés de production et concurrencent les matières urbaines. Dans un second temps, l’Etat tente toujours de contrôler les activités des chiffonniers, qui répliquent par la constitution d’un syndicat professionnel. L’Etat s’affaire donc à couper les vivres des récupérateurs urbains en limitant les gisements de travail, c'est-à-dire les flux qui sont jetés dans la rue.

CONCLUSION

La première partie a permis de préciser l’historique des filières de récupération-recyclage, et leur relation à l’industrie et à la ville. Pour cela, cette partie a été partagée en deux périodes qui présentent une rupture forte dans l’évolution des flux de matières recyclées et des contraintes de l’activité des récupérateurs urbains.

La première période, jusqu’aux années 1880, montre que la structuration de la récupération se met en œuvre grâce à la mine des matières urbaines et aux débouchés que l’industrie offre aux matières récupérées. Cet équilibre des flux entre ville et industrie interroge quant à la capacité de ce système d’acteurs à permettre un bouclage des flux de matières, bien que les chiffonniers soient déjà l’objet d’un contrôle social et d’une exclusion urbaine. Cet équilibre s’effondrera peu à peu à partir de 1880 pour deux raisons principales : les récupérateurs urbains sont trop limités dans leur activité du fait de nouvelles réglementations et les industries s’éloignent de l’utilisation des matières urbaines. En réaction, les activités connaissent une profonde mutation, se structurent par la voie d’une fédération professionnelle et s’adaptent aux évènements du 20ème

siècle.

Du point de vue des filières de récupération-recyclage, le questionnement de leur dynamique se pose du fait des résultats mitigés et de l’émergence de nouveaux problèmes. Ainsi, à partir des années 1960-1970, les enjeux du bouclage des flux de matières refont leur apparition et percolent dans la société. Nous verrons d’ailleurs dans la deuxième partie que les politiques publiques européennes et française s’attachent à cette question. Notre problématique se déplace donc vers un contexte plus large qui est celui du métabolisme industriel, qui se définit par l’ensemble des flux de matières et d’énergies au travers du système industriel. Comme le souligne la conclusion du travail réalisé par Sabine Barles, « Le bilan de ces trente dernières

années est donc mitigé. Les raisons en sont multiples : absence de réelle volonté politique, obstacles économiques, difficultés techniques, absence de filières de valorisation crédibles. […]Il nous semble que l’un des moyens d’en améliorer la portée serait d’engager une réflexion sur le cycle des matières – donc sur le métabolisme urbain et ses rapports avec celui de l’anthroposphère – tout en considérant les excrétas urbains pour ce qu’ils étaient au 19ème

siècle : des matières premières, et le déchet comme un état de transition »213. En effet, le métabolisme, au travers de l’augmentation de la consommation de ressources et de la production de déchets, interroge au-delà des filières de récupération-recyclage, tout en les considérants comme des parties prenantes. Quel est le rôle des filières de récupération-recyclage au sein des métabolismes industriels ? Comment est favorisé leur développement social, en lien avec l’exclusion urbaine et la marginalisation du métier de chiffonnier ? Comment est favorisé leur développement territorial, en lien avec la proximité des gisements de déchets et les débouchés des matières recyclées ? Ces problématiques se recentrent sur notre objet de thèse et cette partie rétrospective nous permet de nourrir une recherche par les enseignements passés et d’aborder les dimensions territoriales, socio-professionnelles, politiques et technico-économiques qui seront les fils directeurs de la réflexion.

213 S. Barles, Op.cit., 2005, p263.