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L’activité d’écriture, qu’elle soit faite sous forme de carnet ou d’écrits scolaires ne va pas sans l’association à d’autres dispositifs qui l’engagent et la nourrissent. Rappelons-le l’activité d’écriture engage et nourrit elle-même l’activité de lecture. Le cours de littérature est, traditionnellement et comme l’ensemble de l’activité scolaire, d’abord oralisé. L’enseignant questionne ou bien dispense un savoir, suscite des interrogations dans une interaction verbale. Depuis plusieurs années, considérant que l’élève est à la fois au centre de son apprentissage et acteur de celui-ci, les activités orales en classe se modifient. Elles passent de la parole toute puissante du professeur à l’interaction entre pairs, régulée par le professeur. Dans l’idéal, le professeur ne dispense plus le savoir mais le fait construire par les élèves eux-mêmes.

Pour notre part, le dispositif proposé tend à prendre en compte les deux positions du lecteur que met à jour Louise Michelle Rosenblatt.

La première concerne la sphère privée de la lecture en train de se dérouler. Rosenblatt parle d’une position « esthétique ». C’est le flux des impressions fugaces, des réminiscences, des instants de jubilation, d’étonnement ou d’agacement, des moments

365 Citons par exemple les travaux de S. Arh, ceux de P. Joole, et A. Schneider, nous reviendrons sur leurs travaux à propos des carnets de lecture qui font partie du protocole de recueil de données.

de fusion ou de conflit avec le texte et qu’il alimente dans la conscience du lecteur. La seconde position est orientée vers l’utilisation du texte une fois la lecture achevée.

Rosenblatt parle d’une position « efférente » : transmettre une information, un résumé à autrui, agir selon les instructions contenues dans le texte, ou encore, reprendre ses premières impressions ou « semences de lectures » pour en discuter avec ses pairs et élargir son interprétation après coup366.

Le carnet de lecture et la première phase de l’écrit systématique ambitionnent de rendre consciente la première position du lecteur. Le débat interprétatif propose de faire vivre la seconde. Bien sûr, dans une lecture véritable, les deux positions se mêlent, et nous verrons que les formes que revêt le carnet sont parfois proches de la seconde position. Cependant, ici, il s’agit de faire éprouver les deux positions comme expérience de lecture à la fois singulière et entrant dans le champ de la socialisation.

Aussi, deux dispositifs principaux sont-ils proposés aux élèves : le premier ressemble aux cercles de lecture. Il s’agit d’un dispositif didactique qui permet aux élèves « rassemblés en petits groupes hétérogènes, d’apprendre ensemble à interpréter et à construire des connaissances à partir de textes367 ». Le second, sans doute plus classique, et pour tout dire le plus fréquent, est l’interaction des élèves avec le professeur positionné lui-même comme un lecteur subjectif. Dans ce cas, nous considérons que le professeur est un modèle explicite de lecteur, dans la mesure où il « partage avec enthousiasme son amour de la lecture368 » mais aussi, parce qu’en livrant sa propre subjectivité, il incarne le droit qu’il accorde aux élèves. Il leur accorde donc la possibilité d’une autre lecture, respectant ainsi le pacte de départ.

Dans une certaine mesure, nous tentons de motiver les élèves en établissant des habitudes de lectures considérées comme facteurs de plaisir : la lecture à haute voix par le professeur, par exemple, mais aussi et surtout, nous laissons les élèves parler librement des livres. Ces habitudes, dont nous avons vu qu’elles manquaient largement aux élèves de lycée professionnel, sont intégrées aux rituels de classes. Petit à petit, durant les trois ans, quelques élèves viennent à la fin d’un cours montrer le livre qu’ils sont en train de lire, ou proposer au

366 Terwagne S., Vanhulle S., Lafontaine A., Les cercles de lecture: Interagir pour développer ensemble des compétences, Bruxelles, De Boeck, 2006, p. 18.

367 Ibidem, p. 7

368 Ibid., p. 11.

professeur un livre qui les a enthousiasmés. Il est fort probable que cette réaction soit le fait d’un manque comblé, en partie, par les habitudes de classe ; le professeur de français devient un interlocuteur pour parler des livres qu’on lit, ou qu’on envisage de lire.

Outre une motivation à la lecture, ces dispositifs visent avant tout, par le partage des subjectivités, à favoriser l’activité interprétative des élèves. Le sens, discuté, débattu, négocié est créé dans les échanges. Chacun peut rendre compte de sa lecture singulière, et enrichir ainsi celle des autres lecteurs. Les erreurs de lectures sont considérées en opérant un retour au texte, questionnées parfois comme signes d’un investissement singulier, d’un écho du texte en soi ; elles ne sont pas stigmatisées.

Si la différence entre subjectivité nécessaire et subjectivé accidentelle est questionnée et utilisée dans la classe, l’une et l’autre ont leur place. En effet, les interactions entre pairs permettent aux élèves de saisir ce qui est du domaine de l’interprétation possible des textes. La vision qu’ils ont de Meursault dans L’Étranger par exemple, alors qu’il n’est pas décrit est forcément subjective et construite par l’imaginaire du lecteur. En revanche, s’ils le voient algérien « de souche », c’est-à-dire, s’ils en font un arabe, le groupe de pairs réagit en retournant au texte. Les confusions liées à une lecture superficielle ou bien au contraire trop investie émotionnellement sont rectifiées par le groupe. Cependant, ces lectures ne sont pas censurées. Certains investissements sont possibles même s’ils ne correspondent pas tout à fait aux interprétations habituelles et reconnues de l’œuvre. Un élève, lui-même Marocain, peignant Meursault comme un étranger en phase d’intégration, lit l’œuvre en fonction de sa propre vie, de son expérience, de ce qu’il projette369. Cependant, il n’est pas nécessaire d’écarter cette lecture.

Les élèves entre eux, d’ailleurs, l’acceptent même s’ils n’y adhèrent pas. En revanche, l’élève en question enrichit sa lecture de celles des autres et se questionne sur l’aspect symbolique du titre. Il n’est donc, à notre avis, pas besoin de censurer les lectures singulières, elles s’enrichissent mutuellement, posant de multiples questions à chacun, permettant l’écoute de l’autre et l’écoute de l’autre en soi, l’altérité en somme.

369 Nous questionnerons plus précisément ce positionnement sur l’œuvre dans le chapitre 6.

Ce sont ces échanges entre pairs qui permettent à l’élève de prendre conscience de ce qui se joue lorsqu’il lit. En outre, les élèves apprennent en écoutant d’autres interprétations à ouvrir le sens des œuvres en se décentrant. Ils prennent de la distance après des phases de forte implication parfois et s’il ne s’agit pas de modifier leur lecture intime, il s’agit de leur permettre de la percevoir comme leur singularité et comme un espace de rencontre avec soi et les autres. Il s’agit donc de favoriser le processus dialectique entre une lecture impliquée et subjective et une lecture plus distanciée. L’une n’éliminant pas nécessairement l’autre. Dans les situations didactiques évoquées – à savoir le débat entre pairs et l’interaction pédagogique - le rôle du professeur se trouve dans les consignes qu’il donne, les relances, les recadrages et les échanges qu’il favorise, il s’agit de ce que Jérôme Seymour Bruner appelle l’étayage370.

L’articulation entre les phases de lecture autonome et les phases de socialisation des lectures singulières passe par le carnet ou le premier travail d’écriture systématique dans lequel il s’agit de livrer, par écrit, sa vision de l’œuvre. Afin de dédramatiser un peu les lectures singulières, nous procédons en outre, à une forme d’atelier d’écriture, notamment autour des écrits d’invention.

Le courant des ateliers d’écriture, né à la fin des années soixante, répond au besoin de renouveler l’approche de l’écriture en classe371. Nous l’utilisons avec le double objectif de permettre le passage à l’écrit mais aussi comme vecteur des débats interprétatifs sur les œuvres.

Après l’écriture d’un premier jet ou d’un projet d’écriture, l’élève partage ce texte avec les autres dans une lecture oralisée par l’élève lui-même, le professeur ou un camarade. Cette activité, particulièrement utilisée en Seconde permet de dédramatiser l’erreur de lecture. Chaque texte est critiqué par le groupe d’une manière constructive. Le seul interdit est la critique malveillante ou gratuite. Là encore, le partage permet à tous de profiter de la lecture singulière de chacun mais aussi de l’identification et du traitement des erreurs multiples qui tiennent à la langue, au non-respect de la consigne, à l’incorporation incomplète des démarches littéraires étudiées. Le partage des erreurs est un geste important dans les classes. L’élève n’est pas seul face à ses difficultés, il perçoit que les

370 Bruner J. S., Le Développement de l’enfant : savoir faire, savoir dire, Paris, PUF, 1983, cité dans Tewagne, op. cit., p. 17.

371 Delamotte R., Gippet F., Jorro A., Penloup M., op. cit., p. 33.

autres ont aussi des lectures erronées de l’œuvre, ou de la consigne. Ce système d’atelier peut-être proche de ce que propose François Le Goff lorsqu’il demande aux élèves de partager leur regard sur deux productions d’un autre élève. Il s’agit pour lui :

d’installer le sujet lecteur dans une position de questionnement susceptible de développer le retour réflexif sur son propre écrit et plus largement d’accorder aux phénomènes textuels rencontrés dans les lectures un intérêt plus grand372.

Ajoutons pour être tout à fait exacte, que cette forme de l’atelier ne concerne pas l’écrit du carnet, qui lui, est personnel. À aucun moment, les phases d’interaction n’obligent les élèves à livrer leur lecture, telle qu’ils la conçoivent dans ces écrits.

Cependant, les débats générés par les lectures singulières de quelques élèves au début de l’interaction permettent souvent à chacun de trouver sa place : l’un ajoutant un argument en faveur de telle interprétation, l’autre acquiesçant simplement une lecture. Ainsi, comme le souligne Anne Jorro : la co-activité interprétative ne part-elle pas des contenus de savoirs mais elle y conduit373. Notons au passage que le rôle du professeur est très important pour que tout se déroule pour le mieux. Il doit favoriser l’écoute de chacun et la prise de parole de tous, sans la forcer.

Cette recherche met donc en pratique ce que certains chercheurs ont déjà proposé, à savoir d’inclure davantage de partage des lectures dans les lycées. Pour l’élève, la classe devient un espace pour raconter ce qu’il aime dans les œuvres.

Celles-ci lui servent probablement à se construire comme jeune adulte, et comme sujet. Cependant dans notre dispositif, le partage des impressions de lecture, s’il est un élément clé, ne fonctionne quasiment que pour les œuvres scolaires. Or, dans la plupart des carnets, ce sont des lectures personnelles dont il est question et nous sentons bien la nécessité de prendre en compte ces lectures à un moment ou à un autre. Le plaisir de lire, en effet, est aussi en lien avec celui de partager. Ce partage appartient autant à l’intimité du lecteur qui rencontre la voix d’un autre dans l’œuvre que le partage avec un autre lecteur, voire avec une communauté.

372 Op. cit., p. 294.

373 Jorro A., « D’une épistémologie de la connaissance vers une épistémologie de l’action ».

Discussion en ligne : Enseignement de la littérature : l’approche par compétences a-t-elle un sens ? INRP, cité dans Ahr S., « Le carnet de lecteur de littérature au collège et au lycée : un dispositif expérimental misant sur une nouvelle approche de l’interaction lecture-écriture », dans AEBY S. (éd.)., Enseigner la langue et la littérature – Des dispositifs pour penser leur articulation, Diptyque, 21, Presses Universitaires de Namur, 2011, p. 161.

Cela semble aller de pair avec un vrai besoin de reconnaissance pour les élèves parfois en échec scolaire. Nous le voyons souvent apparaître dans les carnets de lecture et particulièrement avec celui d’Anaïs, dont nous allons parler plus loin : le carnet est un élément de valorisation de ce qu’aime l’élève et de ce qu’il est aussi.

Voyons maintenant ce qui a été mis en place pour recueillir les données sur la lecture des élèves.

C. Une démarche qualitative : dispositif de recherche et recueil des données

Les données ont deux objectifs principaux que nous déroulerons d’ailleurs de manière chronologique. D’une part, il s’agit de dresser un état des lieux de la situation de la lecture des élèves à l’entrée en Seconde et d’autre part, d’établir une mesure des modifications de ces lectures en trois ans, en fonction du dispositif retenu. Les données concernent la lecture scolaire des élèves dans l’impact qu’elle a sur leur lecture personnelle et sur leur rapport au monde. Nous travaillons donc sur leur lecture personnelle autant que sur leur lecture scolaire, dans ce qu’elles ont chacune d’intime et de singulier, mais aussi dans les influences que l’une a sur l’autre.

Le dispositif de recueil des données se fait en un double mouvement : le recueil ponctuel face à des situations de lecture et la comparaison de données objectives recueillies de manières récurrentes sur trois ans. Il s’agit, nous l’avons dit, d’une recherche longitudinale. En outre, comme nous souhaitons conduire une démarche qualitative, nous nous attarderons sur des cas particuliers d’élèves. Dans les deux classes, nous avons sélectionné quelques élèves que nous suivons sur les trois ans de manière plus fine que l’ensemble des deux groupes. Cependant, les élèves sont observés dans leur singularité par rapport à l’ensemble des classes.

C’est pourquoi, nous avons bâti une série d’indicateurs permettant de travailler le profil des classes et l’évolution de leur représentation de la lecture de manière globale, et même parfois statistique. C’est ce double mouvement d’observation : élève singulier, groupe classe, mais aussi données ponctuelles, données longitudinales qui donne à notre travail son intérêt et sa pertinence.

Une série d’outils permet donc l’observation fine des élèves et des classes sur trois ans : autobiographies de lecteurs, enquêtes, entretiens et carnets de lecture en sont les principaux, auxquels s’ajoutent ponctuellement des travaux d’élèves lors des études d’œuvres communes aux deux classes.