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Œuvres intégrales, parcours de lecture et étude d’extraits

Notre choix se porte, pour cette recherche, sur la lecture des œuvres intégrales. Il s’agit d’une part, de ne pas renoncer à la lecture malgré les protestations des élèves et le découragement qui guette parfois les enseignants.

D’autre part, il s’agit de favoriser l’implication subjective des élèves ; notre hypothèse étant que cette implication favorise l’appropriation des œuvres, et donc la mémorisation. Or, nous faisons cette autre hypothèse que la lecture intégrale favorise l’implication du sujet lecteur car elle se prolonge dans le temps.

Nous faisons pourtant le constat, à l’instar de Bénédicte Shawky-Micenlt, que même les élèves n’ayant pas lu telle œuvre peuvent être dépositaires de celle-ci316. En effet, lors d’une expérimentation sur la lecture de l’œuvre de Balzac, Le Père Goriot, elle propose l’écriture d’une scène de lecture. Or, certains élèves qui n’ont pas lu l’œuvre pourtant étudiée en classe, en parlent et décrivent la scène de manière habile, s’appuyant sur les extraits vus en classe317. Il nous semble justement que l’un des intérêts de l’étude des œuvres complètes en classe est de permettre à des élèves faibles lecteurs de parler des livres qu’ils n’ont pas lus, pour paraphraser Pierre Bayard318 ; car de la même manière qu’au lycée général, les élèves tentent d’échapper à ce qu’ils considèrent comme une corvée.

Ajoutons qu’il est possible que l’expérience de lecture que nous souhaitons favoriser ne soit pas l’unique possible. En effet, cette expérience, dans la théorisation de Vincent Jouve, s’appuie sur la lecture complète de l’œuvre parce qu’elle postule un plaisir lié au texte, aux effets de l’écriture. En revanche, l’expérience, dans sa dimension épistémique peut s’appuyer uniquement sur le

316 Shawky-Milcent B., « Quelle place pour la rencontre personnelle de l’élève avec l’œuvre

« classique » lors de l’étude en classe ? » dans De Peretti I. Ferrier B., Enseigner les classiques aujourd’hui, op. cit., p. 252.

317 Ibidem.

318 Op. cit.

récit ou sur un certain nombre d’éléments de celui-ci. La littérature vit de la réécriture. L’expérience peut donc s’appuyer sur un récit sans cesse reconstruit.

Cette possibilité rapproche le texte littéraire du récit mythique tel qu’il est examiné par Claude Lévi-Strauss319. Ce dernier montre en effet que « la substance du mythe, ne se trouve ni dans le style, ni dans le mode de narration, ni dans la syntaxe, mais dans l’histoire qui y est racontée320 ». Ainsi, alors que C. Lévi-Strauss estime que la littérature, parce qu’elle est poésie, est à l’opposé du mythe, la lecture que chacun fait d’un texte peut, elle, en revanche, être proche de l’usage que l’on fait du mythe. Rappelons que nous proposons d’étudier la lecture singulière de faibles lecteurs dans un milieu populaire, nous nous situons donc dans la perspective énoncée par M. De Certeau : le lecteur braconne et ruse avec le texte et sur le texte. Nous faisons l’hypothèse que, si la forme littéraire permet la digression et la polysémie, c’est bien en s’engouffrant dans le récit et en le recomposant que le lecteur fait l’expérience de la lecture. Ce type d’expérience est raconté dans le roman de Dai Sijie, Balzac et La Petite Tailleuse chinoise321. Les deux héros, jeunes étudiants contraints à l’éducation par le travail dans la Chine populaire, racontent les aventures des héros de Dumas ou de Balzac aux villageois médusés. Quelles que soient les transformations qu’ils font subir aux textes, la magie du récit opère et les paysans attendent la prochaine histoire.

Or, proposer à la classe la lecture intégrale n’empêche pas certains élèves d’y échapper. Les élèves savent parfaitement ruser pour éviter cette contrainte.

C’est pourquoi, dans la classe de vente, qui fait l’objet d’un dispositif particulier, le cours est conçu de façon à ce que la lecture puisse être accompagnée. L’étude de l’œuvre se fait de manière linéaire. Les élèves n’ayant pas lu l’œuvre peuvent suivre tout de même la progression grâce à un parcours de lecture322. La lecture intégrale est en principe faite en lecture cursive, c’est-à-dire effectuée en autonomie. Mais là encore, des dispositifs permettent de lancer et d’accompagner

319 Lévi-Strauss C., Mythologiques, Le cru et le cuit, Paris, Plon, 1964. À partir du mythe du dénicheur d’oiseau, il montre, en effet, qu’un mythe est soumis à diverses variations dans le temps et l’espace mais que ce sont les permanences dans le récit qui en font un mythe.

320 Lévi-Strauss C., Anthropologie structurale, Paris, Librairie Plon, 1958, p. 240.

321 Dai Sijie, Balzac et La Petite Tailleuse chinoise, Paris, Gallimard, 2000. Le héros prend la place du conteur et raconte par exemple durant neuf nuits, Le Comte de Monte-Cristo. Il découvre, en la racontant la logique même de l’histoire, p. 154 à 158.

322 Ce dispositif est inspiré de celui de V. Le Liboux que préconise Annie Rouxel, dans Lectures cursives : quel accompagnement ?, Delagrave et CRPD Midi-pyrénées, 2005, notamment ici, lorsque les passages qui ne sont pas étudiés en classe sont résumés par les autres élèves ou bien par le professeur.

les élèves dans leur lecture. En Seconde particulièrement, de larges passages sont lus en classe par le professeur323. Ces lectures interviennent pour lancer la lecture autonome, avant un départ en vacances par exemple, mais peuvent intervenir au cours de la lecture pour la relancer ou bien pour aider les élèves à passer des étapes difficiles à lire. Nous avons également proposé systématiquement des livres audio, mais ceux-ci ont eu peu de succès. Ce qui compte pour nous est aussi de favoriser l’appropriation des œuvres c’est-à-dire une recréation de celles-ci, pour cela il faut que les élèves lisent ou entendent le récit des œuvres.

Enfin, l’œuvre intégrale étudiée en classe ne peut se passer de l’étude analytique de l’extrait. Cela en effet permet de travailler, outre l’exercice certificatif, les effets du texte. Nous partons donc, pour choisir les extraits et pour les étudier, des questions et ressentis des élèves sur le texte. Ceux-ci peuvent prendre la forme d’hypothèses explicites mais aussi implicites lorsque nous leur faisons écrire un récit d’invention, une suite de texte par exemple, ou encore lorsque l’interaction pédagogique fait apparaître les distorsions interprétatives entre les élèves. Les choix des textes étudiés en classe dépendent également de la subjectivité du professeur qui expose sa propre lecture du texte, nous y reviendrons.

En outre, ce travail sur l’extrait peut revêtir d’autres formes. Lors d’une lecture cursive, par exemple, le choix d’un extrait signifiant pour l’élève, recopié dans son journal de lecture ou bien présenté dans un exposé, peut être un exercice riche de sens pour lui. Cette pratique rapproche l’élève, parfois non-lecteur, des habitudes du lecteur amateur qui souligne une phrase de son livre ou divague au détour d’un mot ou d’un passage de l’œuvre. Il n’est pas question, ici, de limiter la lecture complète des œuvres à un vaste débat sur des interprétations qui se vaudraient toutes. Bien au contraire, il s’agit d’affiner la lecture des œuvres, de l’enrichir en revenant sur le texte lui-même. La lecture scolaire est alors considérée comme une relecture du texte, c'est-à-dire comme un apprentissage de la lecture littéraire.

323 En Seconde est lu le premier chapitre de Pauline et en Première ce sont les trois premiers chapitres de Frankenstein et de très larges extraits de Candide qui sont lus par le professeur. En Terminale, en revanche, il semble que les élèves se passent plus volontiers de cette pratique.