• Aucun résultat trouvé

La multiplication d’ouvrages sur la question des corpus d’œuvres à enseigner montre le débat qui anime effectivement l’école aujourd’hui et plus largement tous ceux qui s’interrogent sur la littérature. Enseigner les

« classiques » aujourd’hui143, Pourquoi lire les classiques144 par exemple, sont des titres qui montrent bien l’actualité de la question du corpus et qu’enseigner la littérature patrimoniale n’est pas – ou plus - une évidence. D’ailleurs, les treizièmes rencontres des chercheurs en didactique posaient le problème des

142 Reuter Y. « La lecture littéraire : éléments de définition », dans Dufays J.-L., Gemenne L., Ledur D. (éd.), Pour une lecture littéraire 2, Bilan et confrontation, Bruxelles, De Boeck, 2005, p.

33-41.

143 De Peretti I., Ferrier B., Enseigner les classiques aujourd’hui, approches critiques et didactiques, Bruxelles, PIE Peter Lang, collection Théocrit’ vol. 5, 2012.

144 Calvino I., Pourquoi lire les classiques, Paris, Seuil, 1984/1999.

usages du corpus patrimonial à l’école145. Ces titres sonnent comme autant de plaidoyers en faveur de ces œuvres. Celles-ci semblent vouées à disparaître si l’école ne les transmet pas puisque, selon T. Todorov, la littérature est en péril146. Ainsi, le corpus scolaire semble-t-il avoir glissé vers des lectures contemporaines et populaires, laissant de côté le patrimoine. Il faudrait donc à nouveau oser la littérature147, en faire le pari148. Ce panorama rapide et non exhaustif montre le paradoxe et la difficulté dans lesquels se trouve aujourd’hui l’enseignement du français. En effet, transmettre le patrimoine littéraire est un objectif majeur de l’enseignement. Annie Rouxel explique que le corpus des œuvres enseignées est d’ailleurs assez stable jusqu’au début des années 1970 et quasiment exclusivement consacré aux classiques149. En revanche, devant la variété des lectures des élèves et les choix éditoriaux actuels, l’institution s’interroge sur l’opportunité d’ouvrir le corpus des œuvres qu’elle propose. Alors quel corpus enseigner et pour quoi faire ? Mais, en amont de cette question, il faut revenir à celle de la littérature.

Qu’est-ce que la littérature et surtout à quoi s’oppose-t-elle ?

Il est très complexe de proposer une définition de la littérature et le plus souvent, on est tenté de la définir en creux, ou d’évacuer la question par une formule telle que celle de R. Barthes : « La littérature, c’est ce qui s’enseigne, un point c’est tout150 ». Or, aujourd’hui, si l’on parle d’élargir le corpus, est-ce à dire que l’on élargit le champ de la littérature ? La réponse est positive. Si bien longtemps, la littérature s’est confondue avec le patrimoine, le terme mérite aujourd’hui le pluriel. Nous parlerons plus volontiers des littératures. En effet, la littérature que l’on dit classique ou patrimoniale151 peut être définie selon deux axes majeurs. Le premier est la reconnaissance des agents du champ littéraire,

145 13e rencontres des chercheurs en didactique de la littérature, École et patrimoines littéraires : quelles tensions, quels usages aujourd'hui ?, Université de Cergy-Pontoise, les 29, 30 et 31 mars 2012.

146 Todorov T., op. cit.

147 Vaucher B. (dir.), Et si on osait des littératures au lycée professionnel… et au collège, Créteil, SCEREN, 2007.

148 Brillant-Annequin A., Massol J.-M. (dir.), Le Pari de la littérature, quelles littératures de l’école au lycée ?, CRDP Grenoble, 2005.

149 Rouxel A., « Usure et renouvellement des corpus : l’école comme instance de classification », dans Louichon B., Rouxel A., Du corpus scolaire à la bibliothèque intérieure, op. cit., p. 115.

150 Barthes R., « Réflexions sur un manuel », dans Doubrovsky S., Todorov T. (dir.), L’Enseignement de la littérature, Bruxelles, Paris, Gembloux,De Boeck-Duculot, 1981, p. 170.

151 En ce qui concerne les termes de classique ou de patrimoniale, nous préférons le second terme, moins ambiguë, en nous référant à la synthèse très éclairante de Violaine Houdard-Mérot,

« Qu’est-ce qu’un classique ? Qu’est-ce qu’une œuvre patrimoniale ? », dans De Peretti I., Ferrier B., op. cit, p. 34 et 35.

notamment des critiques. Le second est la reconnaissance du temps. Philippe Clermont donne une définition intéressante de ce qui fait, selon lui, le classique.

Sa définition s’appuie sur le corpus de la Science-Fiction lue en classe ; elle contient l’ensemble de ce qui rend une œuvre classique alors qu’elle n’appartient pas à un genre considéré comme majeur. Les classiques sont donc, selon lui,

trangénérationnels, [ils] ont pu faire l’objet de plusieurs rééditions, de réécritures au sens large du terme (traductions, pastiche ou parodie, adaptation en dessin animé, film, BD,…), ils sont légitimés (par l’institution critique ou scolaire)152.

Ainsi, outre la littérature légitimée par le temps, la critique ou l’école, existe-t-il un processus de légitimation, pour les œuvres contemporaines notamment. Or, dans ce processus, l’école joue un rôle très important. Annie Rouxel va jusqu’à affirmer son rôle d’instance de classification153. Si les pratiques des enseignants montrent un grand attachement aux œuvres classiques encore aujourd’hui154, l’ouverture du corpus est cependant effective et ce nouveau corpus permet aux œuvres de devenir elles-mêmes des « classiques » scolaires.

L’école intègre de nouveaux genres jusqu’alors réputés mineurs. P.

Clermont explique, par exemple, que le roman policier est admis dans les pratiques et les manuels en 5e, et le fantastique en 4e, mais la science–fiction « ne semble pas jouir d’encore de la même légitimité culturelle que ces deux autres "

mauvais genres"155 ». La pratique des enseignants joue donc un rôle dans l’accès de certaines œuvres au rang de classiques. Ainsi la littérature de jeunesse, longtemps décriée, a-t-elle aujourd’hui une place privilégiée dans les programmes scolaires. Encore faudrait-il interroger cette littérature dans laquelle, nous le verrons, une même hiérarchie entre littérature et sous-littérature s’établit également156. Dans ce processus de légitimation, l’école enrichit les possibilités pour les élèves de trouver la littérature qui leur parle. C’est en tout cas ce que nous espérons.

152 Clermont P., « Corpus d’un mauvais genre : la littérature de science-fiction au collège », dans Louichon B., Rouxel A. ; La Littérature en corpus, Corpus implicites, explicites, virtuels, CRDP Bourgogne, Dijon, 2009, p. 41.

153 Op. cit., p. 122.

154 Ibidem, p. 119.

155Op. cit., p. 37.

156 Nous reviendrons sur ce sujet dans la troisième partie dans laquelle nous détaillerons le corpus des œuvres lues par les élèves. Si la littérature de jeunesse y est présente, en revanche le corpus obtenu n’est pas toujours légitimé par l’institution scolaire.

Cependant, il faut aussi interroger l’usage de ce corpus. J.-L. Dufays, par exemple, explique que les corpus doivent être pensés comme un équilibre à atteindre entre deux finalités. Il s’agit en effet d’apprendre à lire et d’apprendre la littérature. La première finalité suppose, selon lui, la lecture intégrale d’œuvres contemporaines, la seconde, la lecture analytique d’extraits. Certes, les œuvres plus anciennes sont plus complexes à lire parce que la langue et les modes de pensée ont évolué. Cependant, faut-il réserver la lecture intégrale uniquement aux œuvres abordables ? Est-ce uniquement en simplifiant la langue que l’on accède au texte ou bien faut-il laisser une part de complexité qui valorisera le lecteur arrivant au bout de sa lecture avec la double satisfaction d’avoir lu et peut-être d’avoir aimé lire ?

Faut-il enfin distinguer la lecture plaisir et la lecture pour l’étude, et laisser croire qu’il est impossible de prendre plaisir à l’étude ? Si les œuvres patrimoniales ont traversé les siècles, c’est sans doute parce qu’elles ont été riches pour les lecteurs qui les ont transmises, riches de valeurs mais aussi riches d’expériences. Il n’est donc pas certain que ces œuvres soient si éloignées des jeunes d’aujourd’hui qu’ils ne puissent surmonter quelques difficultés langagières.

L’école, encore une fois, se retrouve dans un paradoxe : entre ouverture du corpus et transmission du patrimoine. Cette tension ne peut être évacuée en disant que l’un se lit par extrait et l’autre non. Il est en effet très probable que la mémoire des œuvres soit plus efficace lorsque nous lisons entièrement une œuvre. En outre, l’expérience de lecture n’a souvent lieu que dans la fréquentation de l’œuvre entière. En revanche, nous pouvons estimer que la tension entre transmission du patrimoine et ouverture du corpus peut être formulée autour d’une autre tension entre la transmission et la construction du patrimoine. Cette tension dit tout le poids idéologique des choix effectués dans les classes.

Les textes officiels montrent que le rôle de l’école est de transmettre le patrimoine littéraire. En revanche, elle ne peut limiter son enseignement au corpus de textes traditionnels et reconnus d’auteurs anciens. Les corpus scolaires s’ouvrent donc au goût des lecteurs d’aujourd’hui. Or, c’est justement ce lecteur qui va nous intéresser maintenant. En effet, la plupart des études auxquelles nous nous référons s’attachent aux élèves de deux niveaux dans un contexte connu de

tous : les collégiens et les lycéens du lycée général. Les premiers, dans le cadre du collège unique, sont très nombreux et présentent à peu près l’ensemble des situations d’élèves face à l’apprentissage. Les recherches en didactique puisent dans ce riche échantillon des typologies de situations de lecture très variées. Cette hétérogénéité est une richesse, et cette institution, misant sur le brassage de toutes les catégories sociales, est garante de la démocratisation de l’enseignement, voire de la démocratie. Pourtant, cette même institution hiérarchise les élèves et les oriente souvent d’autorité. Ainsi, le lycée général, lui aussi très étudié, ne représente-t-il qu’une partie de ces élèves. Certes, c’est une partie importante et les élèves ne sont pas tous, loin de là, des lecteurs passionnés. En revanche, le lycée professionnel est assez délaissé dans les études de didactique de la littérature. C’est pourquoi il nous faut faire un point sur ce qui en fait la spécificité, sur les difficultés rencontrées dans ces filières mais aussi sur la richesse de ces élèves singuliers.

Chapitre 2. Spécificités du lycée professionnel : les enjeux de la lecture subjective

Les mots du professeur ne sont que des bois flottants auxquels le mauvais élève s’accroche sur une rivière dont le courant l’entraîne vers les grandes chutes.

Daniel Pennac157

La particularité de notre recherche, nous l’avons dit, réside, en grande partie, dans le public étudié : les élèves de lycée professionnel. Nous suivons les élèves depuis leur entrée au lycée. Ils se trouvent alors dans une situation de faiblesse. En effet, leur orientation est souvent vécue comme un échec dont l’enseignement général est la cause. Aussi s’intéresser à la lecture de ces lycéens réputés non-lecteurs semble relever d’une gageure. Pourtant, nous engageons cette recherche parce que nous pensons que nous avons beaucoup à apprendre de leurs situations. Le défi lancé aux enseignants lorsqu’ils choisissent d’investir le lycée professionnel semble suffisamment riche et suffisamment revendiqué pour que nous ayons quelque chose à y chercher. Nous devons donc en amont de toute analyse, comprendre qui sont ces élèves et pourquoi la lecture est un élément déterminant de leur posture scolaire, révélant quelque chose d’important de leur rapport à l’école.

157 Pennac D., Chagrin d’école, Paris, Gallimard, 2007, p. 22.

Nous verrons pourquoi la question de l’attention portée à la singularité des lectures est sans doute, plus qu’ailleurs, un moteur pour inciter les élèves à la lecture et pour donner du sens aux apprentissages.

Nous interrogeons ici la singularité de ces élèves à travers le regard des enseignants mais aussi à travers les recherches qui s’intéressent à eux. Nous tentons de saisir le rapport entre l’échec scolaire et la lecture et de l’expliquer.

Ainsi, peut-être, pourrons-nous appréhender quelques solutions.

A. Des élèves particuliers