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Lorsque nous parlons de lectures, nous parlons souvent de plaisir. Nous parlons de moments-clés d’une vie, d’un destin. Or, la lecture en cadre scolaire est une lecture contrainte et évaluée. Ces deux éléments sont des causes de la rupture des élèves avec la lecture.

J.-L. Dumortier explique qu’à l’école, il n’est pas seulement demandé de lire et de comprendre mais de manifester ce que l’on a compris. Il y a donc une double contrainte : lire et manifester sa compréhension212. Deux catégories de difficultés se posent donc aux élèves : comprendre la lecture et savoir en rendre compte. La lecture, nous l’avons vu, procède d’un mécanisme intellectuel complexe. Or, les élèves ne savent pas évaluer la pertinence des mécanismes de lectures qu’ils utilisent. L’apprentissage de la lecture à l’école ne s’accompagnerait pas, en France, d’un apprentissage de ces mécanismes. En outre, toujours selon J.-L. Dumontier, la difficulté scolaire ne peut se réduire à des problèmes de compétences. La seule question valable selon lui est celle qui consiste à s’interroger sur les tâches imposées aux élèves au moment de la certification. Il s’agit de performance. Or, la tâche demandée aux élèves a trait à la manifestation du savoir lire213. Les difficultés se posent donc à la fois au niveau de la tâche qui peut ne pas être comprise, mais aussi au niveau de la lecture elle-même, du texte choisi et enfin du contexte dans lequel évolue l’élève. Somme toute, pour qu’il y ait procédures de lecture et évaluation de celles-ci, il faut qu’il y ait investissement du lecteur. Il faut également que les questions de l’évaluation permettent d’investir le champ de ces procédures. Or, souvent la certification propose des questions fermées, du type : « montrez que ». Le sujet lecteur doit alors s’effacer au profil de « l’agent exécuteur ».

212 Dumortier J.-L., Lire le récit de fiction, Bruxelles, De Boeck, 2001, p. 167.

213 Ibibem, p. 192 et 193.

Nous pensons donc, à l’instar de D. Ledur, qu’une initiation à la lecture littéraire ne doit pas négliger le sujet lisant214. Elle estime en effet que « nombreux sont les exercices qui forment des lecteurs experts mais en dehors de la relation à l’œuvre vécue par l’élève ». Elle propose donc de ménager un équilibre entre l’acquissions de savoirs et la part subjective de la lecture de l’élève. Mais nous le voyons bien, la question de l’évaluation de la lecture, si nous garantissons une part de liberté au lecteur, n’est pas aisée. La liberté totale ne permet pas l’acquisition de savoirs, mais ceux-ci ne peuvent être transmis à des élèves récalcitrants. Ils doivent investir le texte, lui donner sens et vie.

Pierre Piret montre, quant à lui, qu’un poème de Verhaeren est sujet à de multiples interprétations, parfois très éloignées du sens consensuel du texte. Il montre que de nombreuses erreurs sont liées à l’utilisation systématique d’outils comme le champ lexical. Dans son expérimentation, les élèves en effet, bousculés par un texte a priori résistant à l’interprétation, s’accrochent à des outils connus et maîtrisés d’eux, en l’occurrence ici le champ lexical. Or, celui-ci s’avère parfois trompeur. P. Piret montre que l’investissement dans le sens du texte manque aux élèves. Il faut qu’ils s’autorisent une pensée autonome, sinon, le texte est réduit à sa dimension minimale. La lecture scolaire est, selon lui, une véritable entreprise de refoulement.

L’école doit donc interroger la place effective du sujet lecteur pour construire une évaluation qui prenne en compte l’investissement de l’élève dans sa lecture. Il faut sans doute pour cela, nous l’avons dit, que le professeur accorde lui-même une place de choix à sa propre lecture intime. Bien sûr, les changements induits par la prise en compte de la subjectivité dans la lecture et la volonté de faire vivre une expérience impliquent-ils une prise en compte du cadre de la démocratisation scolaire. Or, la dimension de l’habitus est un facteur qui explique la lenteur des changements et l’échec même de l’institution lorsqu’elle évalue la lecture.

214 Op. cit., p. 338.

C. Le poids de l’habitus

Si la lecture est un facteur discriminant comme nous l’avons montré, les difficultés de lecture sont, elles, souvent liées à l’habitus. Nos travaux nous conduisent à utiliser ce concept qui permet de saisir, pour une large part, les résistances des élèves à la lecture. Il permet également de comprendre l’importance de l’écoute que le professeur accorde aux lectures singulières des élèves et de la place qu’il donne aux échanges.

Pierre Bourdieu définit ainsi l’habitus :

Les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d'existence produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c'est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement

« réglées » et « régulières » sans être en rien le produit de l'obéissance à des règles, et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l'action organisatrice d'un chef d'orchestre215.

L’idée première qui nous intéresse ici est celle de conditionnement. Lire ou ne pas lire est, en effet, lié au milieu dans lequel évoluent les élèves. Cependant, il serait trop simple de considérer qu’un élève dans une famille de non-lecteurs ne lit pas et inversement. En effet, s’il existe bien un conditionnement lié au milieu, le jeune se construit en se positionnant avec ou contre les habitudes du milieu. La lecture peut donc être, comme le montre très bien Michèle Petit, un moyen d’échapper à son milieu, de s’en affranchir et de construire son propre espace, « sa chambre à soi216 », dit-elle.

Nous avons identifié trois paramètres qui expliquent manifestement le poids des habitus pour ces élèves face à la lecture. Des combinaisons variées de ces paramètres parmi les élèves provoquent des situations de lecteur tout à fait différentes. Premièrement, la classe sociale des élèves des deux classes observées est assez homogène. Ils viennent presque tous d’un milieu populaire. Ensuite, la

215 Bourdieu P., Le Sens pratique, Paris, Minuit, 1980, p. 88 et 89.

216 Éloge de la lecture, op. cit, p. 25.

classe d’âge est très importante : ce sont des adolescents. Ils sont donc très liés à leur groupe de pairs. Celui-ci est conditionné par leur milieu et génère des comportements qui peuvent être en rupture avec le milieu familial dont l’adolescent tente de se libérer. Enfin, le lycée professionnel est un autre élément qui souvent conforte l’habitus, et permet analyser certains résultats sur les trois ans. L’orientation en lycée professionnel est, en effet, à la fois produite et conditionnée par la vision de soi. Une assez large part d’élèves intègrent les difficultés dans l’enseignement général et pensent que la littérature : ce n’est pas pour eux.

Conditionnement des lectures et des postures du