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Le carnet d’Anaïs : quelques récurrences dans l’écriture de la lecture

Nous observons six catégories dans la manière de présenter les lectures, que ce soit dans le carnet ou dans les écrits systématiques demandés en classe de vente.

La première est constituée par les résumés des livres. Dans ce cas, l’élève donne parfois un avis plus ou moins motivé, mais le plus souvent nous trouvons une lecture assez désengagée. Nous pouvons identifier dans ces textes la première posture décrite par Dominique Bucheton, le texte-tâche395, à ceci près que la lecture n’est pas forcément erronée, elle simplement désinvestie. L’élève résume de manière linéaire les événements de l’histoire. En fait, nous constatons cette tendance au résumé pour beaucoup de lecteurs en difficulté, ceux qui oublient les pages au fil de leur lecture. Dans ce cas, le résumé permet un ancrage mémoriel qui peut manquer à certains élèves. Nous constatons alors qu’ils résument chapitre par chapitre le début des œuvres et passent à des commentaires plus libres lorsque la lecture est suffisamment lancée pour que le souvenir des pages lues la veille ne soit plus un problème pour la lecture396. Dans le cas d’Anaïs, notons que ses résumés ont un air de quatrième de couverture et ne dévoilent pas tout de l’histoire ; c’est une caractéristique de son carnet qu’elle pousse parfois plus loin encore.

Parfois, en effet, c’est le deuxième type d’écrit que nous trouvons, le résumé se termine en une série de questions qui évite de dévoiler la fin de l’histoire. Nous voyons très clairement qu’Anaïs adresse son carnet à un lecteur potentiel. Ces questions semblent avoir pour but de faire lire le livre au lecteur du carnet. Ceci montre une utilisation assez inattendue du carnet et témoigne d’un besoin de partage des lectures. Le texte peut alors servir à établir un lien avec un interlocuteur397. En suggérant au lecteur de son carnet de lire lui-même l’œuvre, Anaïs fait bien plus que de confier un élément de ce qu’elle aime, elle livre ce

395 Bucheton D., « Les postures de lecture des élèves de collège », dans Demougin P., Massol J.-F.

(éd.), Lecture privée et lecture scolaire. La question de la littérature à l’école, CRDP de Grenoble, 1999, p. 137-150. Dans le texte tâche, la lecture est masquée. Soit que l’élève ne joue pas le jeu du travail scolaire demandé, soit que le travail est confus, et la lecture partielle.

396 Nous avons, par exemple, observé cette manière de procéder dans le cas d’une élève dyslexique.

397 Annexe II, C, 3, par exemple, le 03/2011, Mercy Thompson, T4.

qu’est pour elle la lecture : une invitation au voyage. Ainsi, les autres élèves offrent-ils aussi, non pas un aperçu de ce qu’ils lisent mais plutôt de ce qu’ils souhaitent que le lecteur sache d’eux. Le carnet permet d’exister en tant que lecteur singulier, mais surtout en tant que personne, d’afficher son identité.

Ce besoin de partage est aussi manifeste lorsque les élèves dévoilent leur enthousiasme pour l’écriture ou la structure du texte. Chez Anaïs en particulier mais aussi chez d’autres élèves, nous trouvons des traces de jugements esthétiques. Elle explique, par exemple, pourquoi elle a aimé Que serais-je sans toi ? de G. Musso : « j’ai été impressionnée par la plume de cet auteur. J’ai eu l’impression de lire de la poésie tellement les phrases sont belles et chantantes398 ». Cette capacité à percevoir les raisons d’une émotion esthétique est propre à la lecture littéraire. Or, le plus souvent, les élèves s’arrêtent à l’histoire et oublient que le récit est une mise en mots et que c’est là que naît l’émotion. En effet, la poésie du texte, si elle touche les élèves semble assez secondaire dans leur lecture.

La citation, catégorie d’écrit souvent associée aux lecteurs amateurs, n’occupe pas la place à laquelle nous nous attendions. En effet, elle est un procédé très utilisé dans les carnets d’écrivains et est d’usage dans les carnets scolaires.

Or, nous la trouvons rarement dans le carnet d’Anaïs et il faudra explicitement le permettre pour que les élèves osent adopter ce type d’écrit. Nous trouvons plus souvent de la paraphrase, c’est-à-dire une réécriture du texte, des passages aimés ou signifiants pour l’élève. Il est évident que la paraphrase est un moyen de s’approprier le texte. Elle permet d’associer ses propres mots aux mots de l’auteur, comme l’a montré B. Daunay399. Cependant, il est probable que celle-ci prenne la place de la citation lorsque l’élève n’ose pas recopier le texte dans un exercice scolaire. C’est pourquoi nous avons explicitement autorisé et même favorisé la citation.

Nous trouvons aussi de manière récurrente des réflexions générales qui dépassent le cadre de l’histoire elle-même, ce sont des digressions. Souvent les thèmes abordés dans les œuvres sont déclencheurs de cette réflexion. La différence, l’exclusion, l’esclavage sont les thèmes de prédilection d’Anaïs. Ce

398 Ibidem, 09/2011.

399 Daunay B., Éloge de la paraphrase, Vincennes, PUV, 2002.

sont assez typiquement les textes signés ou encore textes tremplins de la typologie de D. Bucheton400. Ainsi, le texte est-il une métaphore qui ouvre sur l’interprétation.

Enfin, certains élèves entrent vraiment dans un processus interprétatif.

C’est la dernière catégorie d’écrits que nous trouvons de manière récurrente mais, il faut bien l’avouer, assez rarement401. L’objectif des élèves est, il est vrai, de laisser une trace, mais aucunement de travailler sur le sens des œuvres et leur interprétation. Ils ignorent encore, pour beaucoup d’entre eux, que le sens est souvent caché dernière le mot. Celui-ci perd donc de son importance au profit des émotions qu’il déclenche ou des digressions qu’il permet.

En somme, les carnets permettent aux élèves qui les utilisent de concentrer leurs écrits sur un support unique et nous percevons bien, à travers l’exemple d’Anaïs, qu’il est un moyen privilégié de l’expression personnelle prenant toutes les formes possibles selon les effets de la lecture. En outre, ces écrits tiennent compte, la plupart du temps, du lecteur auquel ils s’adressent. L’écrit est utilisé pour introduire un dialogue entre le scripteur et le lecteur, c’est une véritable démarche d’auteur que l’écriture enclenche. Finalement, le carnet permet parfois à l’élève d’activer une réflexion personnelle sur les effets de la lecture.

Le dispositif mis en place dans les classes doit permettre d’activer l’implication personnelle et subjective dans la lecture des œuvres. Se faisant, il permet également de mesurer l’ifluence de celui-ci. Les élèves sont en effet engagés à lire pour eux-mêmes les œuvres scolaires et à les laisser entrer en échos avec leur vie, leur personnalité, leurs histoires singulières. L’articulation entre ces différents écrits et les débats interprétatifs menés en classe permet la dialectique implication-distance qui fait la lecture littéraire. Les données recueillies sont déclaratives et laissent entrevoir les représentations des élèves. Elles permettent de cerner un peu mieux le rôle de leur implication dans leur devenir de sujet-lecteur-scolaire. Ainsi élaborons-nous en première année des profils de classe et d’élèves qui nous permettent de mettre en place l’analyse qualitative.

400 Les textes signés utilisent des métaphores d’idées et les textes tremplins sont prétextes à une forte implication et à une réflexion personnelle. Op. cit.

401 À propos de Je ne sais plus pourquoi je t’aime Anaïs explique : « j’ai l’impression que Naomi retrace l’histoire de sa mère… ». Elle interprète à la fin de sa lecture les éléments du début de l’histoire et ce d’une manière assez consciente.

Chapitre 5. Analyse de la situation de départ

Il trouvait qu’à côté des lectures multiples que suscitait ce drame, la politique ou l’économie disaient peu de nos différences.

Sorj Chalandon 402

Le recueil des données nous permet d’établir des profils de classes et d’élèves à différents moments de leur parcours au lycée. Afin de mener notre travail sur trois ans, nous avons besoin d’analyser la situation des élèves à l’entrée en Seconde. Nous comparons ensuite cette situation à celle que nous constatons à la fin de notre étude.

Cet état des lieux de Seconde est établi à l’aide des premiers travaux demandés aux élèves : l’autobiographie de lecteur et la première enquête. Ces matériaux nous conduisent à brosser un tableau des récurrences dans les situations et les postures des élèves et nous permettent de comparer les deux classes. Établir le profil des classes, implique de se doter d’un outil statistique qui permet de replacer les élèves dans leur contexte mais aussi d’observer des évolutions dans un cadre plus vaste que l’étude qualitative à proprement parler. À partir de ce premier travail, qui cadre et conditionne l’ensemble de notre analyse, nous choisissons les élèves sur lesquels nous allons centrer notre étude qualitative.

Douze élèves sont donc sélectionnés et nous allons plus précisément les présenter dans ce chapitre.

402 Chalandon S., Le quatrième mur, Paris, Grasset, 2013, p. 170.

Ce va-et-vient entre étude précise d’élèves et analyse des groupes classes permet de nuancer notre propos et de cerner ce qui relève du singulier et ce qui relève du collectif. Le premier est lié aux histoires personnelles des sujets lecteurs, le second est lié à l’influence que peut avoir le groupe sur l’individu ou bien à l’influence de la personnalité du professeur. Nous commençons cette présentation par les groupes classes pour aboutir à des portraits plus fins de quelques élèves.

A. Profils des classes