• Aucun résultat trouvé

Le carnet de lecture est un autre dispositif qui devait initialement nous renseigner sur l’évolution de la lecture scolaire et personnelle des élèves sur trois ans. Finalement, il nous permet presque exclusivement de saisir les aspects personnels de la lecture des élèves et ce, surtout dans la classe de secrétariat. Nous avons vu que ce carnet se transforme dans la classe de vente en un exercice fait en classe, dans le cahier.

De nombreuses recherches sont aujourd’hui faites sur les carnets ou cahiers de lecture ou de littérature. Elles concernent particulièrement l’école primaire puisque les programmes y font référence dès 2003. Cependant, cette suggestion est assez floue et les pratiques sont très variées, le cahier est donc multiforme : parfois il est tenu de manière très libre par les élèves, parfois au contraire l’activité des élèves est encadrée par une consigne de l’enseignant. Il peut même contenir les synthèses du cours donnant un sens précis au texte. Nous considérons, pour notre part, que deux facteurs principaux sont en jeu qui permettent un investissement particulier du carnet au lycée. L’âge des élèves - environ dix ans dans la plupart des études - ne permet pas l’autonomie face à la lecture que nous pouvons attendre d’un élève de quinze à vingt ans. Le niveau des élèves est aussi très différent. L’apprentissage de la lecture littéraire qui se met en place au primaire est sans doute perçu différemment au lycée, particulièrement au lycée professionnel. Beaucoup d’élèves sont en rejet du

système scolaire et souvent le sens des activités proposées leur échappe. Ce dispositif a pour ambition de permettre de donner du sens à l’apprentissage de la lecture littéraire en réintroduisant le sujet lecteur dans la lecture.

Le carnet a été présenté aux élèves comme un outil personnel pour trois ans. Ce carnet est un croisement entre les trois pôles présents dans notre travail. Il doit servir les élèves, mais il peut aussi être utile au professeur et, dans le cadre particulier de notre étude, il est un outil de recherche.

Patrick Joole propose trois objectifs didactiques au carnet qui sont aussi les nôtres388. Le premier objectif est de faire comprendre ce qu’est « l’état de lecture389 ». Il s’agit pour nous de faire éprouver le plaisir de lire, voire de faire éprouver que la lecture peut être plus importante que l’œuvre elle-même dit P.

Joole390. Ce carnet a donc pour fonction de faire sortir la lecture première de son statut d’activité scolaire et de permettre une certaine rupture d’avec les pratiques du collège. Cette rupture peut permettre, lorsqu’il en est besoin, de réconcilier l’élève et la lecture. Nous parions qu’à ces âges, pouvoir rendre compte d’une opinion toute personnelle sur les œuvres peut être un facteur de motivation. Le deuxième objectif est de favoriser la mémoire. Le carnet, en effet, permet d’avoir une trace des œuvres lues et d’évaluer ces effets sur le lecteur. Dès la classe de Seconde, il est présenté comme un outil utilisable au baccalauréat. En outre, et nous l’avons constaté dans le cas de l’écriture autonome systématique, en engageant l’élève dans la réflexion, l’écriture permet de mettre la pensée en mouvement. Il s’agit donc de favoriser l’enrichissement de la bibliothèque intérieure des élèves. Enfin, le carnet rend parfois visible les tentatives d’interprétation. Il est présenté comme un moyen d’exprimer sa lecture personnelle et intime de l’œuvre dans la solitude de la lecture. Il peut permettre à l’élève de prendre de la distance avec l’œuvre mais aussi avec sa posture de lecteur, notamment lorsqu’il relit son carnet. Une modification éventuelle de sa perception de l’œuvre peut alors apparaître dans ce carnet. Nous avions proposé, à ce propos, que les élèves laissent une page blanche après chaque lecture pour qu’ils puissent, justement, y revenir. Cependant, dans les carnets qui nous ont été

388 Joole P., « Le carnet de "lecteur de littérature" », dans Bulten M., Houdard-Merot V., Interpréter et transmettre la littérature aujourd’hui, CRTF, Cergy-Pontoise, 2009, p. 291-304.

389 Il définit cet état comme une rêverie, un travail particulier de l’imagination qui fait de la lecture une expérience, Ibidem, p. 297, 299.

390 Ibid., p. 299.

confiés, aucun élève n’a laissé cette page blanche. Dans ce cadre, ce carnet n’est pas évalué – et d’ailleurs pas évaluable puisqu’il est une expression spontanée - mais peut servir l’élève dans la préparation d’autres travaux. C’est une des ambiguïtés des carnets à l’école justement.

Au début de notre recherche, ce carnet était aussi destiné au professeur. Il peut, en effet, permettre à ce dernier d’apprécier l’investissement des élèves, d’examiner les différentes visions de l’œuvre, et d’ajuster le cours en fonction de la réception des élèves. Pourtant, le professeur de la classe de secrétariat n’a pas souhaité en faire cet usage, estimant que le carnet était un outil personnel et intime. C’est donc dans la classe de vente qui refusera pourtant de tenir ce carnet, qu’il devient, sous une autre forme, un outil pour le professeur. Cependant, le carnet reste avant tout personnel et intime : il est essentiellement la base du partage des subjectivités dans la classe et « associé à la pratique du débat interprétatif391 ». Ainsi, un des termes clés pour définir cet objet est-il la confiance : confiance dans l’enseignant à qui l’élève livre une lecture singulière et personnelle de l’œuvre, sachant que cette dernière peut être tout à fait éloignée de ce que l’école attend ; confiance en soi aussi lorsque l’élève découvre que sa propre histoire peut permettre de renouveler la lecture d’une œuvre et que certaines singularités du lecteur sont dignes d’intérêt. L’utilisation du carnet dans la classe doit permettre aux élèves de livrer collectivement leur propre vision de l’œuvre. C’est sans doute un travail de longue haleine, mais nous pensons que le partage des subjectivités peut permettre de modifier le rapport du groupe classe face aux œuvres et à la lecture.

Enfin, ce carnet est aussi un outil d’observation pour notre recherche. Il doit donc permettre d’observer le rapport intime de l’élève avec l’œuvre. Un des axes de notre recherche est, en effet, de vérifier que la littérature « légitime » peut être le lieu d’un investissement affectif de l’élève. Nous pensons même que la littérature « parle » davantage aux élèves que certaines œuvres écrites spécifiquement pour eux. Mais ce carnet doit aussi permettre d’examiner à quelles conditions la lecture scolaire peut être le lieu d’un investissement de la part des élèves parfois non-lecteurs. Qu’est ce qui les motive ou au contraire les bloque ?

391 Ahr S., « Le carnet de lecteur de littérature au collège et au lycée : un dispositif expérimental misant sur une nouvelle approche de l’interaction lecture-écriture », op. cit., p. 157 à 175.

Pour ces trois années il sera aussi, nous le verrons, un objet de dialogue avec le chercheur.

Afin de concilier ces objectifs, nous avons proposé une consigne assez vaste qui sera répétée oralement plusieurs fois au cours de ces trois ans, mais qui ne sera pas écrite afin de laisser aux élèves une plus grande liberté à l’expression des échos du texte en eux. Voici un texte type de la consigne donnée oralement aux élèves :

Consignez vos impressions de lecture ; votre vision du livre, de l’histoire des personnages, ce que vous en pensez, ce que vous ressentez.

Vous pouvez noter le contexte dans lequel vous lisez (le soir avant de dormir, dans le bus...) ; ce à quoi vous fait penser le livre ou une situation ; ce que vous aimez, ce que vous comprenez ou au contraire ce que vous ne comprenez pas....

Finalement, ce carnet vise à recueillir « le flux des impressions fugaces, des réminiscences, des instants de jubilation, d’étonnement ou d’agacement, des moments de fusion, ou de conflits avec le texte392 ». Il entre donc dans un dispositif de formation du sujet lecteur.

Dans les deux classes, le carnet a été présenté de manière sensiblement différente. En secrétariat, le carnet est acheté par le lycée, tous les élèves ont le même393. L’utilisation proposée par le professeur est libre et il ne sera pas du tout vu par lui. Sur les six élèves interviewés pendant trois ans dans le cadre de cette recherche, tous ont leur carnet et tiennent à le montrer les deux premières années.

Mais lorsque le professeur de la classe change, en Terminale, le rappel est moins systématique et il tombe dans l’oubli pour cinq d’entre eux. Seule une élève se l’approprie d’une manière exemplaire : Anaïs. Globalement, les élèves notent leurs lectures scolaires et personnelles. Les élèves non-lecteurs ont bien compris cependant qu’ils pouvaient ajouter des films. En fait, les lectures personnelles sont celles qui dominent et une élève oublie même de mentionner les lectures scolaires.

Nous estimons donc, pour la classe de secrétariat, que le carnet fait l’objet d’une appropriation satisfaisante les deux premières années. Cependant, il est fort

392 Terwagne S., Vanhulle S., Lafontaine A., Les Cercles de lecture, De Boeck-Duculot, 2002, p.

18. 393 Il s’agit d’un carnet 11X17 de couleur rouge.

possible que les élèves qui ne participent pas à la recherche ne tiennent ce carnet que peu de temps.

Dans la classe de vente, en revanche, les élèves doivent acquérir eux-mêmes le carnet et il est possible de le fabriquer soi-même, d’utiliser un format singulier. La consigne est la même mais le chercheur est aussi leur professeur.

Très rapidement, nous constatons que les élèves n’adhèrent pas au format du carnet. La deuxième année, seuls deux ou trois élèves tiennent à peu près régulièrement leur carnet sur le même support. L’un d’eux d’ailleurs l’utilise de manière tout à fait autonome et intime et refuse de le montrer. Quelques élèves en prennent un nouveau à chaque nouvelle lecture. Aucun élève n’apporte ce carnet lors des entretiens. Parfois, les élèves donnent une feuille volante pour faire partager leur lecture. En fait, la résistance à l’utilisation de ce carnet est immédiate. Peu d’élèves l’acquièrent tout de suite. Beaucoup de ceux qui en ont un au début de la recherche, l’oublient, le perdent, omettent de l’utiliser. Nous pouvons estimer que certains élèves souhaitent garder le secret sur ce qu’ils en font. Nous pouvons aussi supposer que le caractère ambigu de ce carnet explique cette résistance. En effet, il est à fois intime et partagé avec le professeur, personnel et collectif puisqu’il permet de partager la singularité d’une lecture. Peu scolaires, les élèves ne voient pas l’importance de tenir un carnet pour eux-mêmes alors qu’ils ont des difficultés à tenir un cahier de cours. Nous pensons aussi que cette résistance est liée au fait qu’il s’agit d’une classe mixte. Or, si le carnet fait partie de l’univers des jeunes filles qui écrivent des poèmes ou tiennent un journal intime, les garçons sont beaucoup plus réticents à cette pratique.

Cependant, que ce soit dans les carnets des élèves de secrétariat ou dans les feuilles volantes que donnent parfois à lire les élèves de vente, l’utilisation de ce carnet revêt des caractéristiques récurrentes qu’une élève, Anaïs, réunit quasiment toutes. Nous examinerons donc les récurrences de son carnet comme exemplaires de la manière de lire des élèves394.

394 Le contenu même du carnet sera en effet analysé dans l’étude longitudinale, nous proposons, ici d’observer comment les élèves s’approprient l’outil pour parler de leurs lectures. Les mêmes caractéristiques ont été observées lorsque nous proposons aux élèves de la classe de vente de livrer leurs impressions de lectures en classe, c’est à ce titre que le carnet d’Anaïs nous semble représentatif des pratiques scripturales des élèves des deux classes.

Le carnet d’Anaïs : quelques récurrences dans l’écriture