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Le fruit que l’on en tire n’est pas un savoir mort, mais une compréhension et une connaissance vivante.

Hermann Hess313

Afin de cerner les possibilités d’accueillir les lectures singulières des élèves et de mesurer l’impact de cet accueil sur leur rapport à la lecture, nous avons choisi un dispositif comparatif entre deux classes de deux lycées professionnels sur trois ans. La première est notre classe témoin. Il s’agit d’une classe de secrétariat exclusivement féminine. Nous engageons avec le professeur un choix d’œuvres communes et quelques exercices communs aux deux classes.

La seconde est une classe de vente, mixte. Cette classe est notre « laboratoire ».

Elle est soumise à un protocole visant à octroyer aux élèves les droits dévolus aux lecteurs amateurs.

313 Hess H., Une bibliothèque Idéale, Payot et Rivages, 2010,p. 18.

Nous avons élaboré une série de critères qui permettent de comparer les deux classes. Si l’objectif est l’observation sur un long terme - 3ans -, nous devons néanmoins expérimenter plus précisément les dispositifs de manière ponctuelle afin de déterminer leur impact sur les deux temps. Assurément, s’il n’y a aucune différence entre les deux classes sur le temps court, nous pouvons douter des effets du dispositif à long terme. L’élève ayant d’autres sources de connaissances que l’école, il sera difficile d’attribuer les différences entre les classes au bout de trois ans uniquement à ces dispositifs didactiques. En revanche, l’observation de différences sur un temps court peut être un élément témoin de l’importance du dispositif sur les modifications à long terme. Deux types d’instruments de mesure sont donc nécessaires pour estimer l’évolution des rapports à la lecture des élèves des deux classes. Les premiers permettent d’évaluer des différences effectives au bout de trois ans, les seconds permettent d’identifier le rôle éventuel des dispositifs didactiques dans ces écarts.

Pour l’étude longitudinale à proprement parler, nous demandons une autobiographie de lecteur aux élèves des deux classes à l’entrée en Seconde et en milieu de Terminale. Nous procédons également à trois enquêtes : une par an, avec des questions récurrentes ou comparables afin de mesurer les écarts et les évolutions année par année. Enfin, nous menons avec six élèves par classe et par an des entretiens semi-directifs. Nous proposons également un carnet de lecture aux deux classes mais nous verrons que ce protocole est modifié face aux résistances de nombreux élèves dans la classe de vente. Ponctuellement, les élèves lisent des œuvres communes et des travaux d’élèves sont relevés pour mesurer les impacts du dispositif à court terme. Les entretiens annuels permettent aussi d’évaluer le discours des élèves sur la lecture et particulièrement sur la lecture des œuvres scolaires.

Pour la classe de vente, nous avons élaboré un dispositif permettant d’accueillir la parole de l’élève lecteur et de favoriser son investissement subjectif. Il faut user d’une stratégie didactique subtile qui permette à l’élève de devenir ou de redevenir lecteur véritable grâce à l’école et sans que celle-ci ne soit trop intrusive. Parce que nous sommes convaincue que la lecture est un vecteur essentiel de la construction de soi et du rapport de soi au monde - un bien précieux pour penser et se penser -, il nous semble impossible d’accepter un certain

renoncement, observé chez certains enseignants, à faire lire des œuvres aux élèves en difficulté.

La question du corpus des œuvres se pose donc à nous. Entre un corpus patrimonial et son ouverture à des œuvres contemporaines et accessibles, nous faisons le choix de proposer des œuvres qui nous ont touchée. Nous préciserons les raisons de ce choix, mais disons d’ores et déjà que nous cherchons à ouvrir la littérature sur le partage qu’elle permet et l’enthousiasme qu’elle déclenche parfois.

Enfin, face aux questions que nous posons aux élèves et à cette recherche sur les effets de la lecture intime, il nous a semblé honnête et juste de chercher aussi ce qui se passe pour nous, lecteur, lorsque nous lisons une œuvre. Sommes-nous un lecteur expert314 et insoumis aux caprices de nos désirs profonds ou au contraire sommes-nous le terrain de jeu de notre inconscient qui s’empare de la lecture pour faire émerger quelque chose de notre personnalité la plus inattendue ? Nous avons donc, nous aussi, procédé à l’écriture d’un journal de lecture sur une œuvre commune avec les élèves. Notre analyse portera à la fois sur la lecture qui est faite de cette œuvre mais également sur l’influence de la subjectivité du professeur sur la lecture de ses propres élèves. Est-il capable d’accueillir, sans ciller, les lectures singulières des élèves ou fait-il infléchir leurs lectures en fonction de son propre délire ?

314 Nous entendons lecteur expert ici comme le lecteur dont le discours rejoint les significations institutionnalisées.

Chapitre 4 : Dispositif théorique et effectif

Ce qui a du Sens, ce n’est pas le rêve mais le récit de rêve, qui est déjà une interprétation.

Nancy Huston315

Notre travail propose deux axes : d’une part, il s’agit d’observer ce que les élèves lisent pour eux-mêmes et comment ils le lisent, cela sur les trois ans et d’autre part, il convient d’imaginer un dispositif souple qui permette de faire éprouver aux élèves l’expérience de lecture et de la recueillir. Ainsi, espérons-nous trouver des pistes didactiques pour avancer sur le terrain de la modification du rapport à la lecture des élèves en difficulté. Il ne s’agit pas de faire des élèves de lycée professionnel des lecteurs experts mais de les ouvrir au jeu de la lecture littéraire, celle qui permet de lire en liberté et de prendre conscience de soi et de l’autre dans ce plaisir du mouvement de sa propre pensée.

Nous présentons ici le dispositif qui a été mis en place avec les élèves afin de leur permettre une lecture singulière des œuvres lues pour l’école. Nous revenons sur notre choix de proposer des lectures intégrales et sur notre stratégie pour accueillir les lectures singulières des élèves : l’utilisation de l’écriture et du partage des lectures subjectives en classe. Cela s’inscrit dans un contexte plus large de recueil de données sur les lectures et les manières de lire des élèves. Les

315 Huston N., L’Espèce fabulatrice, Acte sud, 2008, p. 74.

enquêtes, les autobiographies de lecteur et les entretiens constituent des éléments du dispositif permettant ce recueil.

Certes, la porosité entre les deux types de dispositif existe et il est certain que sur les trois ans, les élèves régulièrement sollicités pour rendre compte de leurs lectures modifient sensiblement leur réflexion sur celle-ci. Mais, justement, il n’est pas certain que les résultats soient les mêmes selon que c’est leur professeur ou un tiers qui s’intéresse à leurs lectures.

A. Un parti pris : la lecture d’œuvres complètes

Œuvres intégrales, parcours de lecture et étude