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Christian Baudelot, dans sa célèbre enquête, affirme que l’école éloigne les jeunes de la lecture205. Selon lui, plus les jeunes avancent dans leur scolarité, plus l’école impose la lecture et moins ils lisent pour eux-mêmes. Ainsi l’école serait-elle responsable de la désaffection de la jeunesse pour la littérature, si désaffection il y a206. En outre, les difficultés scolaires apparaissent plus nettement lorsqu’il y a une rupture précoce avec la lecture dans le parcours de l’élève. Or, cette rupture interviendrait au moment d’un apprentissage difficile le plus souvent.

Cependant, les résultats de notre enquête de Seconde montrent des éléments qui permettent de nuancer ce discours. Si nous examinons les autobiographies de lecteurs de la classe de vente, par exemple, nous constatons que les ruptures dans l’histoire des lecteurs ne sont pas toujours liées à l’école. En tout cas, elles ne sont pas vécues comme telles. En effet, sur trente et une histoires racontées, seules quinze font référence à une rupture dont douze à une rupture négative, en ce sens les jeunes arrêtent effectivement de lire avant leur entrée au lycée. Sur ces douze élèves, cinq expliquent que la rupture est liée directement à l’école, en particulier aux corpus d’œuvres qui ne leur conviennent pas, ou à l’apprentissage de la lecture. Sept élèves sont en rupture pour d’autres raisons.

En réalité, nous pouvons identifier un point de rupture plus large que la seule réalité scolaire dans la vie d’un enfant. En effet, les ruptures, qu’elles soient liées ou non à l’école, positives ou négatives, interviennent très largement à deux moments de la scolarité : en CP et en 6ème. Or, ces périodes correspondent à des passages importants dans la vie d’un élève et ne se font souvent pas sans de multiples changements. La rupture du CP est évoquée en particulier par des enfants en détresse dans leur apprentissage de la lecture. Mais ce n’est pas la seule

205 Baudelot C., Cartier M., Detrez C., Et Pourtant ils lisent…, Paris, Seuil, 1999.

206 En effet, si l’on entend souvent que le livre est en danger, il en est peut-être autrement de la lecture. Voir à ce sujet l’enquête d’Olivier Donnat Les Pratiques culturelles des français à l’ère du numérique, enquête 2008, La Découverte, Ministère de la culture et de la communication, 2009. Il montre la variété des situations de lecture dans le monde contemporain.

explication. Le passage en CP correspond souvent à un changement d’environnement : l’enfant passe en effet de l’école maternelle à l’école primaire et cet événement s’accompagne d’un changement de comportement des parents.

La lecture du soir devient autonome. Or, elle est un moment important dans l’histoire d’un sujet. M. Petit évoque cette voix de la mère présente avant la naissance207. Selon elle, la voix, que bientôt l’enfant s’approprie, devient le symbole du voyage de l’enfant vers l’autonomie, il passe « de l’état d’union avec sa mère à celui où il est avec elle208 ». Nous pouvons donc estimer qu’un arrêt brutal et imposé de la lecture du soir, assorti de la difficulté bien réelle de l’apprentissage de la lecture est une violence faite à l’enfant. Il se retrouve seul, incapable de prendre plaisir à l’histoire qu’il déchiffre. La lecture, objet transitionnel et rassurant jusqu’alors, devient un objet angoissant. La seconde rupture est celle que les enfants vivent avec l’entrée en 6ème. Ce sont sept occurrences dans notre enquête qui évoquent cet âge comme celui d’un changement, dont six de manière négative. Là encore, l’autonomie de l’enfant est un paramètre important dans les changements qu’il vit. Les élèves évoquent l’achat d’un ordinateur, la multiplication des sorties avec les amis par exemple.

Cependant, il semble qu’un autre facteur touche à l’attitude parentale face à la lecture. Si les parents vérifient régulièrement la lecture du soir des petits, ils laissent les « grands » plus autonomes dans ce lien à la lecture et les enfants en profitent pour « abandonner ».

Le changement d’environnement de l’enfant, qui le mène vers l’autonomie, est souvent vécu comme l’entrée dans un monde plus rude et plus contraignant. Ainsi, l’obligation scolaire de lire, qu’elle soit révélée par la nouveauté que constituent les « devoirs » en CP ou la lecture d’œuvres intégrales étudiées au collège, relève-t-elle de la gageure. Alors que l’enfant revendique sa liberté de « grand », voici que la lecture devient obligatoire. On ne s’étonnera pas que les goûts en matière de lecture se modifient profondément à ces époques de la vie.

Finalement, les ruptures dans la lecture sont liées à une certaine rupture d’avec l’enfance. Les jeunes élèves passent de la petite enfance protégée de la

207Petit M., Éloge de la lecture : la construction de soi, op. cit., p. 27.

208 Ibidem, p. 28.

maternelle à l’enfance plus autonome du primaire et de l’enfance à la pré-adolescence, lors de l’arrivée au collège. Ces ruptures, symbolisées par le changement d’école et d’environnement, correspondent quasiment à des rites de passages vers l’âge adulte. Ces rites sont structurants parce qu’ils permettent d’acter les passages d’un état à un autre. En revanche, ils sont aussi frustrants car ils procèdent d’un renoncement systématique aux attributs de l’enfance, en dehors de toute logique personnelle. Le jeu et la lecture laissent place à des activités considérées comme plus importantes ou plus utiles. Ce sont les sorties revendiquées par les jeunes qui s’éloignent alors de l’univers familial et les activités scolaires considérées par les parents comme plus importantes que la lecture, surtout si celle-ci est « gratuite209 ». Et les élèves de dire souvent que lire, cela ne sert à rien. M. Petit explique ainsi, en effet, certaines attitudes face à la lecture dans des milieux peu lettrés. Les femmes dans les campagnes, dit-elle, se cachent parfois, pour ne pas paraître oisives. Mais elle montre aussi que cette peur du livre, et notamment de la littérature n’est pas propre aux milieux populaires.

« Les universitaires, explique-t-elle, ne lisent que des thèses et des mémoires et se méfient de ceux qui aiment la littérature210 ». En fait, la lecture n’est pas un acte isolé, elle trouve – ou ne trouve pas - sa place dans « un ensemble d’activités dotées de signification211 ». Lorsque cet espace est investi par l’école, il peut être abandonné pour d’autres horizons. L’arrêt de la lecture est alors une prise d’autonomie. Nous pouvons alors expliquer la facilité avec laquelle la rupture se fait avec l’acte de lire.

En revanche, la lecture est une pratique qui n’est pas sans risque car elle peut signifier un danger pour le groupe – familial ou communautaire - : le lecteur peut « prendre des distances », il peut se construire son espace ou personne n’aura prise, un espace à lui, transgressif. C’est pourquoi nous trouvons également dans notre échantillon des élèves qui se « mettent » à lire au moment de ces ruptures.

Devant ces paradoxes et la complexité de l’action de la lecture sur le sujet, prendre en compte sa dimension singulière semble plus que jamais nécessaire lorsque l’élève entre au lycée. C’est, en effet, un autre passage qui le conduit à

209 Nous verrons plus loin le témoignage d’une élève qui explique qu’elle doit quasiment se cacher pour lire car ses parents estiment qu’elle est inactive lorsqu’elle lit. Ce temps de lecture est, selon eux, pris au travail scolaire.

210 Op. cit., p. 79.

211 Ibidem, p. 80.

plus d’autonomie encore à la sortie de l’école. Le lycée est donc un autre lieu de rupture possible.