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V. L’ironie dans l’œuvre de Boulgakov : comparaison de traductions

1. La parodie

La révolution russe de 1917 a entraîné des changements significatifs dans la langue aux niveaux sémantique, lexical et syntaxique. Ces changements se sont principalement manifestés dans le discours politique du pouvoir en place, au travers de figures de style caractéristiques : formation de substantifs avec le suffixe -изм (-ism) ; utilisation accrue des préfixes « péjoratifs » tels que анти- (anti-), псевдо- (psevdo-), контр- (contr-), анархо (anarkho-) ; euphémismes ; langue de bois ; profusion de nouveaux mots-valises au sens parfois obscur (колхоз – kolkhoze, комсомол – komsomol, гулаг – goulag), etc.

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Boulgakov a été un « témoin attentif de la transformation de la langue et l'a considérée avec une ironie [...] propre aux écrivains qui ont grandi avec une autre langue » (Санджи-Гаряева, 2011 : 616)16. Il rejette cette nouvelle langue et le fait savoir à son lecteur. C’est la raison pour laquelle, tout au long de son œuvre, nous pouvons relever des parodies de discours politiques officiels, des allusions sarcastiques au style des nouveaux écrivains et au vocabulaire soviétique, tourné en dérision. « L'ironie de Boulgakov se caractérise par une distanciation » (Санджи-Гаряева, 2011 : 616)17, une transformation des clichés idéologiques soviétiques.

Boulgakov tourne en dérision les diverses institutions et les comités soviétiques et en invente de nouveaux aux noms saugrenus ou simplement absurdes. Il imagine par exemple l'institution совет нормального питания (Сс, p. 144). Il joue ici avec le double sens de « нормальный, emprunté au français : "normal" dans le sens de "qui dicte la norme, donc "modèle", comme en français "École normale" ; et "normal" dans le sens de

"conforme à la norme", comme une "alimentation normale", ce qui, en l'occurrence, est particulièrement ironique » (Boulgakov, 1997 : 1596)18. Bien que l'adjectif normal en français ait également ce double sens, aucun des traducteurs n'a choisi de le reprendre.

Ainsi, Michel Pétris le supprime simplement, ce qui donne une expression très idiomatique – Conseil de l'Alimentation (MP, p. 7) – qui pourrait avoir été calquée sur le Conseil national de l'Alimentation, institution qui existe réellement en France.

Idiomatique, certes, mais toute marque d'humour ou d'ironie se perd. Vladimir Volkoff, quant à lui, invente le nom de Comité diététique (VV, p. 9). Même si cette expression ne joue pas sur un double sens comme dans le texte russe, elle reste comique par l'association incongrue de l'adjectif et du substantif, comme si c'était le Comité qui était diététique (on aurait plutôt dit Comité de la diététique, où diététique aurait été un substantif qui signifie « alimentation équilibrée »).

Dans Le Maître et Marguerite, Boulgakov tourne également en dérision la profusion de ces comités soviétiques, parodiant de la sorte le contrôle qu'exerçaient les

16 Dans l’original : « Булгаков, внимательн[ый] свидетел[ь] трансформации языка, относил[ся] к нему с иронией, врожденной дистанцией писателей, выросших в другом языке. »

17 Dans l’original : « Ирония Булгакова – это ирония отстранения. »

18 Note de fin de texte de la traductrice, Françoise Flamant.

39 autorités sur chacune des facettes de la vie privée ou publique. Il invente par exemple la комиссия изящной словесности (МиМ, p. 61), traduite littéralement par commission des belles-lettres (CL1, p. 95) par Claude Ligny et Françoise Flamant (FF, p. 443). La traduction française, tout en restant littérale, rend très bien l'ironie de ce nom : il s'agit d'une institution chargée de contrôler la littérature et, par conséquent, la publication des ouvrages. Le même procédé a été utilisé pour traduire зрелищная комиссия (commission des spectacles, FF, p. 466 et CL1, p. 123).

Акустическая комиссия (МиМ, p. 134) est traduit par Commission pour l'acoustique (CL1, p. 187) par Claude Ligny et par Commission d'acoustique (FF, p. 521) par Françoise Flamant. Bien que les deux traductions soient presque identiques, nous pencherons plutôt pour la deuxième car elle est accompagnée d'une note explicative :

« Commission imaginée par Boulgakov sur le modèle d'autres organismes d'État gravitant autour du monde du spectacle » (Boulgakov, 2004 : 1763)19.

МАССОЛИТ (МиМ, p. 5) est l'association des écrivains prolétaires, acronyme également inventé par Boulgakov. Ce terme fait référence aux nombreuses associations créées dans les années 1920 - 1930 (РАПП – Российская ассоциация пролетарских писателей, МАПП – Московская ассоциация пролетарских писателей, ССП – Союз советских писателей, Литфонд – Литературный фонд, etc.). Les deux traductions que nous avons choisi d'analyser translittèrent simplement le terme (Massolit) avec une note de bas de page explicative plutôt complète. On peut soutenir que le lecteur russe, bien qu'il comprenne que c’est un acronyme, ne connaît de toute manière pas la signification exacte de ce terme étant donné que Boulgakov ne la donne à aucun moment ; il n’y a donc aucune raison de traduire ce terme en français. En définitive, dans Le Maître et Marguerite, ce n'est peut-être pas la traduction – bonne ou mauvaise – des noms des institutions qui crée l'ironie, mais leur surabondance dans le texte (Санджи-Гаряева, 2011 : 618).

Dans La Garde blanche, on compte moins de noms d'institutions parodiques. Il en existe néanmoins un qui mérite d'être relevé (Бг, p. 63) : клуб Прах (поэты - режиссеры - артисты – художники). L'acronyme comique de ce club signifie poussière,

19 Note de fin de texte de la traductrice, Françoise Flamant.

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poudre et vient des premières lettres en russe des mots : poètes, metteurs en scène, artistes, peintres. Les traducteurs ont ici choisi des stratégies très différentes pour traduire ce terme. Ainsi, Marianne Gourg (MG, p. 350) le traduit littéralement : club Poussière (poètes, metteurs en scène, acteurs et peintres) et l'accompagne d'une note explicative20. Elle traduit l'acronyme mais le lien entre le nom du club et ce qui se trouve entre parenthèses se perd. Claude Ligny (CL2, p. 114), quant à lui, crée un nouvel acronyme, ce qui donne Le Pal (peintres, artistes, littérateurs). Il s'agit sans aucun doute d'un choix réfléchi étant donné que le traducteur a changé l'ordre des mots à l'intérieur de la parenthèse et a supprimé un mot (poètes). À l'évidence, la notion de poussière ou de cendre se perd, mais on peut qualifier ce procédé d’adaptation, que nous trouvons plutôt réussie : le pal rappelle au lecteur français le « pieu employé comme instrument de supplice sur lequel on empalait un condamné » (Trésor de la langue française informatisé, 2004).

Outre le nom des institutions soviétiques, Boulgakov parodie également le discours politique officiel et le lexique soviétique en tant que tel. Il est indéniable que

« pour Boulgakov, c’était une langue étrangère, et ceux qui la parlaient – représentants de l’autorité ou des masses – étaient l’objet de moquerie et d’ironie, c’est pourquoi Boulgakov prend le plus de distance possible avec le discours de ses personnages » (Санджи-Гаряева, 2011 : 616)21. Cependant, cette parodie est la plupart du temps habilement dissimulée à l’intérieur du texte, ce qui la rend difficile à relever. Il existe pourtant quelques éléments qui peuvent nous mettre sur la voie. En plus des figures de rhétorique caractéristiques du discours politique officiel dont nous avons parlé plus haut, notons que, la plupart du temps, Boulgakov fait parler de la sorte les personnages négatifs. En outre, on peut relever cette parodie grâce aux changements notables de style. Nous aurions d’ailleurs pu placer ce qui suit dans la catégorie « style » car il y a une rupture avec le style habituel de l’auteur.

20 « Situé rue Nikolaevskaïa, dans les sous-sols de l'hôtel Continental, le Klak "Club littéraire et artistique de Kiev", devait prendre plus tard le nom de Khlam "Bric-à-brac", acronyme des mots signifiant "Peintres, littérateurs, acteurs, musiciens". Le club Poussière (Prakh) de La Garde blanche transpose ce nom sur le mode parodique » (Boulgakov, 1997 : 1655).

21 Dans l’original : « Для Булгакова это был чуждый язык, и всякий его носитель – представитель власти или масс – был объектом насмешки и иронии, поэтому автор в тексте предельно дистанцирован от речи своих героев. »

41 Шариков est probablement le personnage de Boulgakov qui illustre le mieux ce changement de style : il apprend cette nouvelle langue issue de la révolution d’abord par des éléments isolés, qu’il répète ensuite par blocs entiers, sans les comprendre. Son premier mot est par exemple абырвалг (Сс, p. 194) : главрыба (poissonnerie centrale) lu à l’envers. Boulgakov tourne ici en dérision l’engouement des fonctionnaires soviétiques pour les mots-valises et les acronymes. Par ailleurs, la raison pour laquelle le chien n’arrivait pas à lire l’inscription normalement, c’est-à-dire de gauche à droite, est qu’il s’approchait toujours du magasin depuis la droite, étant donné qu’un policier était systématiquement posté à gauche ! Cette moquerie se perd totalement dans la traduction de Michel Pétris : le professeur a déchiffré le mot « Abyr-valg » : il signifie

« Glavryba » (MP, p. 69). Sans explication ni note de bas de page, non seulement un francophone ne comprend pas l’ironie, mais cette phrase devient tout simplement incompréhensible. C’est probablement pour pallier ce problème de traduction que Vladimir Volkoff adapte son texte à la langue française : Le professeur a déchiffré le mot

« Nossiop-Eiren », qui signifie « poissonnerie » (VV, p. 76).

Boulgakov ironise également sur l’importance cruciale que les autorités accordaient aux documents officiels car « les papiers, c’est ce qu’il y a de plus important au monde » (Boulgakov, 1999 : 98). Dans Cœur de chien, le chien annonce comme une évidence que les papiers déterminent jusqu’à votre droit de vivre : Сами знаете, что человеку без документа, строго воспрещается существовать (Сс, p. 206). Ici l’absurdité d’une telle idée est exagérée par l’expression cами знаете, qui accentue l’évidence dans la phrase. L’interdiction est renforcée par l’adverbe строго, associé au verbe воспрещается. En outre, le verbe существовать paraît incongru car il est employé pour un être humain. Les traducteurs français ont su garder cette absurdité ; ainsi, Vladimir Volkoff traduit cette phrase comme suit : Vous savez vous-même qu’à un homme sans papiers il est formellement interdit d’ézister (VV, p. 94). L’expression vous-même renforce l’idée d’évidence tout comme en russe, de vous-même que la position inhabituelle du segment qu’à un homme sans papiers attire l’attention du lecteur. On peut se demander si la construction particulière de la phrase est un hasard. En effet, elle paraît contenir deux alexandrins rimant de 12 et 13 syllabes chacun. En outre, Vladimir Volkoff ajoute une prononciation enfantine à Шариков en lui faisant dire ézister au lieu d’exister, défaut de prononciation qu’il n’a pas en russe. Nous pourrions ici parler de

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surtraduction car Vladimir Volkoff ajoute un trait de caractère au personnage qu’il n’a pas dans l’original. Michel Pétris, quant à lui, choisit la formulation suivante : Vous savez très bien qu’il est formellement interdit de vivre sans papiers (MP, 84). Il insiste également sur l’évidence de la chose grâce à l’adverbe très bien. Il choisit le verbe vivre pour traduire существовать : dans ce cas, il s’éloigne du sens de l’original (en russe, Boulgakov aurait aussi pu dire жить) et diminue l’effet ironique.

En ce qui concerne le discours politique officiel, Boulgakov le parodie à plusieurs reprises dans les trois ouvrages que nous avons analysés. Le style de ce discours se distingue par une langue de bois caractéristique, des euphémismes et une syntaxe parfois boiteuse. Analysons les traductions de la phrase suivante :

Положение серьезное, но отнюдь не безнадежное, – отозвался Бегемот, – больше того : я вполне уверен в конечной победе. Стоит только хорошенько проанализировать положение (МиМ, p. 266).

La situation est grave mais elle est loin d’être désespérée, répliqua Béhémot, que dis-je : je suis pleinement assuré de la victoire finale. Il suffit de procéder à une bonne analyse de la situation (FF, p. 663).

La situation est grave, mais nullement désespérée, rétorqua Béhémoth. Bien plus : je suis pleinement certain de la victoire finale. Il suffit d’analyser sérieusement la situation (CL1, p. 351).

Boulgakov se moque ici des bolcheviks, de leur vision idéalisée de la vie, de leur assurance en une victoire imminente et inévitable. Les traductions françaises permettent bien de sentir cette subtile ironie grâce à des formulations qui ne paraissent pas « naturelles ». Notons ainsi les expressions nullement désespérée, pleinement assuré, pleinement certain, procéder à une analyse qui traduisent bien une certaine langue de bois dans la manière de s’exprimer.

Un autre exemple, tiré de Cœur de chien, témoigne du manque de bon sens des bureaucrates :

И общее собрание жильцов нашего дома просит вас добровольно, в порядке трудовой дисциплины, отказаться от столовой. Столовых нет ни у кого в Москве. Даже у Айседоры Дункан ! (Сс, p. 165)

L’assemblée générale vous prie de renoncer à la salle à manger volontairement, dans un esprit de discipline du travail. Personne n’a de salle à manger à Moscou. Pas même Isadora Duncan (VV, p. 36).

43 L’assemblée générale vous demande de renoncer spontanément, au nom de

la discipline prolétarienne, à la salle à manger. Personne à Moscou n’a de salle à manger. Pas même Isadora Duncan ! (MP, p. 33)

Boulgakov fait ici dire une absurdité à Schwonder, le bureaucrate qui voit d’un mauvais œil la situation privilégiée du professeur. Il utilise l’expression в порядке трудовой дисциплины, très en vogue à l’époque mais qui n'a pas de sens dans cette phrase. La traduction de Michel Pétris s’éloigne légèrement de l’original en introduisant le concept de prolétariat, ce qui diminue le non-sens du russe. En revanche, la traduction de Vladimir Volkoff garde cette même idée de discipline du travail et conserve ainsi le comique de la phrase.

Enfin, il existe chez Boulgakov des parodies bien plus directes, qui calquent des expressions connues ou des slogans populaires. Dans La Garde blanche, l’expression suivante est écrite sur la devanture d’un magasin : героем можешь ты не быть, но добровольцем быть обязан (Бг, p. 90). Il s’agit d’une parodie des vers du poète populiste Nikolaï Nekrassov « Поэтом можешь ты не быть, но гражданином быть обязан » (Серов, 2003). La parodie n’est pas flagrante car ces vers ne sont pas les plus connus de Nekrassov, toutefois la formulation inhabituelle de cette phrase peut mettre sur la voie tant le lecteur russe que le traducteur, notamment par l’inversion sujet-verbe dans la première partie de la phrase. Regardons les traductions françaises :

Tu peux ne pas être un héros mais tu te dois d’être volontaire (MG, p. 374).

Tu peux ne pas être un héros, mais tu dois être volontaire (CL2, p. 152).

Les deux versions sont proches mais il y a toutefois un léger glissement de sens dans la traduction de Marianne Gourg. En effet, elle utilise le verbe pronominal se devoir pour traduire обязан. L’expression быть обязанным en russe signifie avoir l’obligation de, être tenu de, il s’agit d’une contrainte légale ou morale. Dans le contexte de La Garde blanche, il ne fait aucun doute que l’obligation est plus légale que morale : ce n’est pas une invitation à devenir volontaire. Sachant que le verbe se devoir en français « désigne ce que l’on est tenu de faire en vertu de la morale ou de l’usage » (Trésor de la langue française informatisé, 2004), nous pouvons donc déduire que la traduction de Marianne Gourg se situe légèrement en deçà de la version russe car l’obligation est exprimée de manière moins forte.

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Pour conclure cette section dédiée à la parodie ironique, notons la parodie récurrente de l’œuvre de Maïakovski. Ce poète « de la Révolution » insistait sur l’important pouvoir de persuasion de la publicité dans la propagande (Fusso, 1989 : 393). C’est dans cette optique de propagande qu’il a écrit les vers Извещаем вас – / лучший выбор ветчин и колбас / нигде кроме / как в Моссельпроме (Серов, 2003) que Boulgakov parodie dans Cœur de chien : Нигде кроме такой отравы не получите, как в Моссельпроме (Сс, p. 148). L’incrustation d’un nouveau segment dans la phrase crée une rupture syntaxique ; pour éviter une telle incohérence, il aurait fallu supprimer кроме. Toutefois, on peut affirmer avec certitude que cette incohérence est intentionnelle. Par ailleurs, cette phrase est devenue un aphorisme en Russie pour

« affirmer de manière comique qu’un service, un bien, etc., ne peut être fourni que par celui qui en parle ou par l’établissement qui le recommande. Cette phrase symbolise la publicité agressive (ironique) » (Серов, 2003)22. Dans les textes français que nous avons analysés, aucun des traducteurs n’a reproduit cette incohérence syntaxique.

Qu’allez-vous faire de viande de cheval pourrie ? Vous ne trouverez nulle part pareil poison, sauf au Mosselprom (VV, p. 13).

Au fond, qu’en avez-vous à faire de ce morceau de cheval pourri ? Il n’y a que le Mosselprom pour débiter de pareils poisons (MP, p. 11).

La traduction de Vladimir Volkoff reproduit la construction de la phrase russe, mais elle reste correcte au niveau syntaxique. Michel Pétris a également choisi de ne pas reproduire l’incohérence syntaxique, mais il s’est considérablement éloigné de l’original, avec une formulation plus fluide qu’en russe. Notons qu’une troisième traduction de cette œuvre (Françoise Flamant) reproduit cette erreur tout en l’expliquant ensuite dans une note de bas de page : « Au Mosselprom et nulle part ailleurs, vous ne trouverez pareille saloperie. » (Boulgakov, 1997 : 198).

L’une des autres parodies de Maïakovski dans Cœur de chien se trouve dans une réplique du professeur. Cette réplique résume parfaitement la pensée de Boulgakov

22 Dans l’original : « как шутливый комментарий к утверждению, что некую услугу, вещь и т. д.

может предоставить только говорящий или только то учреждение, которое он рекомендует.

Фраза-символ прямой, агрессивной рекламы (ирония). »

45 concernant la révolution russe : il s’agit de la réponse du professeur au commentaire réactionnaire de son assistant.

Что такое эта ваша разруха ? Старуха с клюкой ? Ведьма, которая выбила все стекла, потушила все лампы ? Да ее вовсе и не существует. Что вы подразумеваете под этим словом ? […] разруха не в клозетах, а в головах. Значит, когда эти баритоны кричат « бей разруху ! » – Я смеюсь (Сс, p. 174).

Qu’est-ce-que cette ruine ? Une vieille avec un bâton ? Une sorcière qui casse toutes les vitres, éteint toutes les lampes ? Il n’existe rien de semblable.

Qu’est-ce que ce mot sous-entend pour vous ? […] la ruine n’est pas dans les cabinets, mais dans les têtes. Et je ris quand ces paltoquets crient : « Halte à la ruine de l’économie ! » Je vous le jure, je ris ! (MP, p. 44)

Qu’est-ce donc votre décadence ? Une vieille avec un bâton? Une sorcière qui a cassé toutes les vitres, éteint toutes les lampes ? Mais elle n’existe même pas. Qu’entendez-vous par ce mot ? […] la décadence n’est pas dans les cabinets mais dans les têtes. C’est pourquoi, quand ces barytons crient « Mort à la décadence ! », je ris (VV, p. 49).

La vieille dont parle le professeur est un personnage créé par Maïakovski – разруха-треклятая старуха – qui apparaît dans un slogan de propagande ainsi que dans une pièce de théâtre. La vieille, main dans la main avec son frère la Faim, parcourt le pays et sème le chaos et la destruction (Fusso, 1989 : 394). En russe, разруха signifie

« délabrement total, destruction (généralement s’agissant d’un ménage ou de l’économie. » (Шведова, 2006)23. Il s’agit donc d’un résultat, la fin d’un processus de dégradation. Ainsi, la traduction de Vladimir Volkoff s’éloigne légèrement du russe car la décadence est « l’état de ce qui commence à se dégrader et évolue progressivement vers sa fin ou sa ruine » (Trésor de la langue française informatisé, 2004). Michel Pétris, quant à lui, emploie le substantif ruine qui est plus proche du russe car il qualifie un état, le résultat d’un processus de destruction. Toutefois, aucun des traducteurs n’a utilisé de note de bas de page pour expliquer la référence à Maïakovski et l’ironie dissimulée derrière cette allusion moqueuse. S'il est discutable de savoir si le lecteur russe contemporain comprend ce clin d’œil, il est évident que pour un francophone la parodie passe inaperçue. Sachant que cette réplique est considérée comme le point culminant de Cœur de chien et que la phrase разруха не в клозетах, а в головах est devenue un

23 Dans l’original : « Полное расстройство, разрушение (обычно о хозяйстве, экономике). »

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aphorisme dans la culture russe, nous pourrions qualifier cette absence d’explication en français comme une perte, qui aurait pu être évitée. Toutefois, il s’agit d’un choix de traduction assumé, étant donné que la traduction de Michel Pétris ne contient aucune note de bas de page, et que celle de Vladimir Volkoff n'en comporte qu'une. Ce choix a le mérite de rendre la lecture du texte plus fluide.