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V. L’ironie dans l’œuvre de Boulgakov : comparaison de traductions

6. La métaphore et la comparaison

La métaphore et la comparaison sont des figures de style largement utilisées dans la littérature car elles permettent à l’auteur de compléter une description de manière plus poétique ou dramatique. Toutefois, elles sont « ironique[s] si la transposition qu’elle[s] opère[nt] v[ont] à l’inverse de ce que l’auteur pense et veut suggérer » (Niogret, 2004 : 69). Le signe le plus fiable de ce genre d’ironie est l’exagération de l’analogie. Les métaphores ou les comparaisons ironiques sont alors employées pour se moquer en exagérant un embellissement qui n’est pas justifié, en accentuant outre mesure certains défauts ou en établissant une analogie totalement infondée ou absurde.

La difficulté dans ce genre d’ironie est que le ténor (sens général) et le véhicule (idée sous-jacente) transmettent la même émotion et soient perçus de manière similaire dans la langue cible et dans la langue source (Booth, 1974 : 22). Ainsi pour décrire quelque

57 chose de très simple, le diable, dans Le Maître et Marguerite, utilise la métaphore suivante :

Ну да, неизвестно, - послышался все тот же дрянной голос из кабинета, - подумаешь, бином Ньютона ! (МиМ, p. 215)

Le diable demande ici à un buffetier le jour de sa mort. Cela paraît être une évidence pour le diable, qui lui révèle d’ailleurs le jour exact et la cause de sa mort dans la phrase suivante. En règle générale, le binôme de Newton est perçu comme une formule mathématique très complexe et difficilement compréhensible : le diable ironise donc en comparant ce qui est très simple pour lui au binôme de Newton. L’expression russe подумаешь ! est très courante. Elle est dérivée du verbe думать (réfléchir) et s’utilise pour dire que quelque chose n’a pas d’importance, est facile ; c’est à peu près l’équivalent de l’expression française « facile ! ». Or la traduction de Claude Ligny dit le contraire du russe : Personne ne le sait ? Tu parles ! reprit l’horrible voix dans le cabinet de travail. C’est aussi simple que le binôme de Newton ! (CL1, p. 289). On peut déduire deux hypothèses de cette phrase : soit le diable connaît le binôme de Newton et le trouve simple – ce qui est étrange et ne concorde pas avec l’idée que le lecteur moyen a de cette expression –, soit toute cette phrase est ironique et le diable ne sait pas le jour exact de la mort de quelqu’un, mais alors cela ne concorde pas avec la phrase suivante, puisqu’il annonce au buffetier le jour exact de sa mort. Même si cette formule mathématique appelle la même réaction chez le lecteur russe et le lecteur français, le traducteur s’est ici éloigné du sens, voire a fait un contre-sens car sa traduction ne permet pas au lecteur de reconstruire le sens implicite de la phrase. Françoise Flamant, elle, ne fait que reprendre la métaphore et la traduction produit alors le même effet : Personne n’en sait rien, ah bien oui ! dit la voix infecte, cette même voix en provenance du cabinet. Tu parles ! C’est quand même pas le binôme de Newton ! (FF, p. 610). Grâce à cette métaphore le lecteur francophone comprend bien que, pour le diable, savoir quand une personne va mourir n’est pas compliqué. La métaphore a été très bien respectée car la traductrice a choisi une expression équivalente pour traduire подумаешь ! (c’est quand même pas).

Si le binôme de Newton est connu aussi bien du lecteur russophone et francophone, ce n’est pas le cas pour la métaphore suivante : В окнах настоящая опера

« Ночь под рождество » – снег и огонечки. Дрожат и мерцают (Бг, p. 16). Dans cet

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épisode de La Garde blanche, cette métaphore décrit ce qu’il se passe à l’extérieur de l’appartement des Tourbine. Malgré cette comparaison poétique, c’est en fait la guerre civile qui gronde et les petites lumières romantiques qui scintillent sont en réalité celles des canons et des obus. On perçoit donc bien toute l’ironie de cette métaphore. La Nuit de Noël est un opéra de Rimski-Korsakov et ce n’est pas l’œuvre la plus connue du compositeur russe. On pourrait donc hésiter à reprendre la même image en français.

Toutefois, les traducteurs français ont tous les deux utilisé cette référence : Aux fenêtres, on aurait dit l’opéra La Nuit de Noël : neige, lueurs fugitives, lumière scintillantes (CL2, p. 44).

Dehors, on croirait le décor de l’opéra La Nuit de Noël : neige et petites lumières qui tremblotent et scintillent (MG, p. 309).

Dans ce cas précis, même si la référence exacte n’est pas connue du lecteur francophone, l’ironie est tout de même parfaitement évidente. En effet, plusieurs pistes nous mettent sur la voie. Tout d’abord, le contexte : les paragraphes qui précèdent et qui suivent cette phrase décrivent des bombardements et la peur grandissante des personnages. Ensuite, il est indiqué qu’il est question d’un opéra et l’explication qui suit les deux-points fait penser à quelque chose de joyeux et chaleureux. Finalement, Noël fait penser aux mêmes émotions positives dans le subconscient collectif. Tous ces éléments permettent donc au lecteur francophone de saisir l’ironie sans connaître la référence. Toutefois, les deux traducteurs ont choisi d’utiliser le conditionnel (présent et passé), atténuant ainsi la comparaison, alors que c’est le présent qui est sous-entendu dans la phrase russe. En effet, il n’y a pas de verbe dans l’original mais la phrase suivante (Дрожат и мерцают), qui est au présent de l’indicatif, laisse penser que c’est aussi le présent qu’il faut comprendre. De plus, l’adjectif настоящая (véritable, vrai), employé pour décrire l’opéra, accentue ici l’ironie en exagérant la comparaison. Le conditionnel employé en français diminue donc légèrement l’effet ironique car il exprime une supposition, quelque chose d’incertain. Nous remarquons aussi que Françoise Flamant ajoute la notion de décor d’opéra dans sa traduction. Ce rajout rend la métaphore plus facile à comprendre pour le lecteur francophone, la rend plus explicite mais diminue l’effet ironique. En outre, la traduction de Françoise Flamant contient une note explicative qui donne le nom de Rimski-Korsakov, le compositeur de cet opéra. Nous pouvons toutefois considérer que cette note n’est pas indispensable pour la compréhension du texte.

59 Il existe aussi des cas dans lesquels la transposition d’une langue à l’autre se fait sans aucune difficulté car les réalités coincident parfaitement. C’est le cas pour la traduction de la phrase suivante : Иван […] сказал с иронией : – Ишь ты ! Как в

« Метрополе » ! (МиМ, p. 88). Le Métropole est un hôtel mythique à Moscou, construit au début du XXe siècle. Étant donné que les hôtels Métropole sont des établissements de luxe aujourd’hui implantés dans le monde entier, cette comparaison évoquera la même réaction et la même image chez le lecteur francophone. Il est donc possible de transposer cette comparaison vers le français sans procéder à une adaptation : C’est comme au Métropole ! (FF, p. 473 et CL1, p. 131).

Pour conclure, il convient de souligner que la traduction des métaphores et des comparaisons ironiques présente une difficulté majeure : il faut que l’idée sous-jacente véhiculée par la métaphore ou la comparaison évoque la même chose chez le lecteur du texte cible que chez celui du texte source. Si l’objet de la comparaison ne produit pas le même effet, il convient d’adapter la traduction à la culture cible pour reproduire l’ironie.