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V. L’ironie dans l’œuvre de Boulgakov : comparaison de traductions

2. La litote et l’euphémisme

Dans le chapitre consacré à la définition de l’ironie, nous avions vu que la litote et l’euphémisme sont des figures de style privilégiées pour créer un effet ironique étant donné qu’elles atténuent le propos dans le but de suggérer davantage. Voyons maintenant si ces procédés stylistiques se prêtent bien à la traduction et quels moyens les traducteurs ont utilisés pour les transposer d’une langue à l’autre.

Ждать будем здесь, – сказал Николка юнкерам, стараясь, чтобы голос его звучал поувереннее, но тот не очень уверенно звучал, потому что кругом все-таки было немножко не так, как бы следовало, чепуховато как-то (Бг, p. 184).

Nous attendrons ici, dit Nikolka aux junkers en s’efforçant de donner à sa voix un ton d’assurance, mais celle-ci manqua de fermeté, parce que les choses n’étaient vraiment pas tout à fait comme elles auraient dû être, et tournaient un peu à l’absurde (CL2, p. 287).

« Nous allons attendre ici », dit Nikolka aux junkers en s’efforçant d’affermir sa voix qui en avait bien besoin. Car tout de même les choses n’étaient pas exactement ce qu’elles auraient dû être et il y avait là une sorte d’absurdité (MG, p. 455).

Rappelons le contexte : Nikolka Tourbine doit rejoindre un détachement afin de le renforcer mais il ne trouve personne et reste seul avec ses junkers terrifiés. En outre, il constate que les tirs viennent non pas de l’avant comme cela devrait être le cas, mais de l’arrière. Le contexte fait comprendre au lecteur que la situation est catastrophique.

Plusieurs éléments lexicaux, en plus du contexte, permettent de reconnaître la litote dans le texte russe. Il s’agit des adverbes avec un suffixe diminutif (немножко, чепуховато) et des trois particules atténuant les mots auxquels elles se rapportent (все-таки, как бы, как-то). Les traducteurs ont également employé une accumulation d’adverbes et de locutions adverbiales pour rendre cette litote. Ainsi, Claude Ligny utilise la locution adverbiale vraiment pas tout à fait, qui peut être interprétée comme

47 une contradiction, tandis que Marianne Gourg utilise dans la même phrase tout de même (qui introduit une idée de concession) et pas exactement. Il est intéressant de constater que les deux traducteurs ont gardé la négation du contraire pour traduire cette phrase et n’ont pas choisi de rendre la phrase positive, car le sens réel de ce que dit le personnage est que les choses n’étaient « pas du tout comme elles auraient dû être ». Les traducteurs ont également choisi d’atténuer l’idée d’absurdité dans la deuxième partie de la phrase en utilisant l’adverbe un peu et l’expression une sorte de.

Dans la phrase Вот оно, налетело страшное времечко (Бг, p. 199), l’euphémisme est moins évident à détecter car il repose uniquement sur le sens et le contexte dans lesquels le substantif времечко est généralement employé. En effet, времечко est un diminutif affectueux (уменьшительно-ласкательный) du substantif время (temps, époque), créé avec le suffixe -чко, qui s’utilise au premier degré dans un contexte positif. Dans notre cas, le contexte est clairement négatif : Petlioura vient d’envahir la ville, la guerre civile fait rage. On pourrait d’ailleurs rapprocher l’expression страшное времечко d’un oxymore, étant donné que страшное (terrible) est négatif tandis que времечко s’emploie dans des contextes plutôt positifs. Cela dit, les traductions françaises n’ont pas reproduit l’ironie dans cette phrase : elles se contentent d’extrapoler le sens de l’original : Il était donc venu, le temps de l’horreur (MG, p. 467) ; C’est vraiment une terrible époque (CL2, p. 307). Nous pourrions toutefois nous demander s’il serait possible de rendre cette atténuation en russe sans transformer complètement la phrase française. Étant donné qu’il n’est pas possible de transformer les substantifs époque ou temps en français, on peut en déduire que cette ironie ne peut être rendue que si l’on exagère l’oxymore en apposant un adjectif mélioratif au substantif. La phrase deviendrait alors une antiphrase : c’était vraiment une belle époque ! Le lecteur francophone aurait sans aucun doute compris l’ironie en se fondant sur le contexte, mais nous nous éloignerions alors beaucoup du russe. Expliciter la litote comme ont choisi de le faire les traducteurs français est donc un moindre mal.

Analysons maintenant une phrase tirée d’un dialogue entre le professeur et Schwonder dans Cœur de chien : Виноват, вы не сию минуту хотите открыть эту дискуссию ? (Сс, p. 168). Il ne fait aucun doute que cette phrase est ironique étant donné que, dans la réplique suivante, Schwonder répond qu’il comprend l’ironie du professeur

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et va de ce pas quitter son appartement. En russe, la négation atténue légèrement l’antiphrase et crée un euphémisme. En effet, не сию минуту (littéralement, pas immédiatement, pas à l’instant même) est une litote qui signifie plus tard, ou plus vraisemblablement jamais. Le professeur n’a aucune envie d’engager la discussion avec son interlocuteur. Cette tournure stylistique lui permet donc, tout en restant poli, d’inviter les personnes à partir. En français, Vladimir Volkoff propose une traduction pratiquement littérale : Mille pardons. Ce n’est pas à cette heure-ci que vous voulez entamer les débats ? (VV, p. 39). Le traducteur emploie également une tournure verbale négative qui invite le lecteur à comprendre l’ironie. Cette formulation produit le même effet dans les deux langues. Michel Pétris, quant à lui, n’emploie pas de tournure négative : Excusez-moi, mais voulez-vous entamer cette discussion dès maintenant ?...

(MP, p. 36). Toutefois, d’après le contexte et la réplique de Schwonder qui suit, il est tout à fait clair qu’il s’agit ici d’une antiphrase ironique.

Pour finir, analysons un euphémisme bien plus subtil qui apparaît de manière sporadique dans Le Maître et Marguerite. Il s’agit de la manière détournée dont Boulgakov parle de la police, ou plus précisément du NKVD (Commissariat du peuple aux affaires intérieures). La police est toujours présente, mais elle n’est jamais nommée expressément. Quand il s’agit d’en parler, les personnages utilisent toutes sortes de périphrases, par exemple des pronoms indéfinis : там, туда, оттуда (Маслов, 1995 : 52). Si traduire ces périphrases n’est pas difficile, le lecteur francophone ne comprendra pas forcément l’euphémisme pour autant. Ainsi, l’expression московское учреждение (МиМ, p. 344) est traduite en français par administration moscovite (FF, p. 743) et établissement moscovite (CL1, p. 446). Cette traduction ne pose pas de problème au premier abord. Toutefois, pour faire comprendre l’allusion ironique en question, les deux traducteurs ont jugé nécessaire de fournir une explication dans une note. Françoise Flamant indique que c’est une « désignation, comme toujours allusive, de la direction de la police politique » (FF, p. 1664). Claude Ligny explique qu’ « il va de soi que cet établissement moscovite n’est autre que les services de police » (CL1, p. 446).

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