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II. Définition de l’ironie

3. Manifestations de l’ironie dans le discours écrit

Nous avons donc vu certains signes qui peuvent nous indiquer qu’un discours écrit est ironique. Analysons maintenant les manifestations mêmes de l’ironie dans un texte. Selon la définition que nous avons donnée plus haut, l’ironie est une contradiction entre ce que pense l’énonciateur et le sens littéral du discours, contradiction qui se manifeste souvent par une antiphrase. Toutefois, l’antiphrase est loin d’être le seul procédé stylistique par lequel se manifeste l’ironie, et « l’élément pragmatique de la raillerie [moquerie, persiflage] domine sur l’élément sémantique de l’antiphrase dans l’identification de la part des locuteurs d’une expression ironique » (Kerbrat-Orecchioni, citée par Giaufret, 2007). L’ironie repose donc sur des liens de cause à effet contraires, illogiques ou absurdes. Ces liens de cause à effet sont à considérer dans le sens très large du terme ; ainsi, Olga Ermakova inclut dans ce concept les notions d’explication, les rapports de condition, de but, de correspondance, d’opposition. Elle considère donc l’ironie d’un point de vue sémantique (Ермакова, 2005 : 41). Voici quelques exemples de phrases qui sont ironiques, mais qui ne comportent pas d’antiphrase en tant que procédé stylistique.

Il est intelligent, pensa Ivan. Il faut reconnaître que, parmi les intellectuels, on rencontre parfois, à titre exceptionnel, des gens intelligents. On ne peut le nier (Boulgakov, 1968 : 136-137).

Dans cet exemple, il n’y a pas d’antiphrase en tant que telle, mais la raillerie et l’ironie sont bien présentes car l’argumentation est incohérente. En effet, on associe de manière générale les intellectuels à la culture et à la hauteur d’esprit, alors que cette phrase laisse entendre que ces qualités seraient plutôt une exception chez les intellectuels. La phrase

3 Dans l’original : « Reading irony is in some ways like translating, like decoding, deciphering, and like peering behind a mask. »

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on ne peut le nier renforce l’effet ironique car elle présente l’argumentation incohérente comme une évidence. Dans l’exemple suivant, on retrouve une explication absurde sur l’intelligence des officiers. Il n’y a toujours pas d’antiphrase, mais on comprend tout de même où Gogol veut en venir grâce à l’absurdité de l’explication, qui va à l’encontre de ce que l’on entend par intelligence.

Pour administrer au lecteur une preuve plus convaincante encore du degré de culture de ce fameux régiment d’infanterie de F… nous ajouterons que deux de ses officiers étaient des amateurs passionnés de pharaon [jeu de cartes], et qu’à ce jeu ils avaient perdu tunique, casquette, capote, dragonne de sabre, et jusqu’à leurs culottes, soit un phénomène qui ne se rencontre pas, tant s’en faut, dans toutes les unités de cavalerie (Gogol, 2009 : 159).

Il y a donc bien d’autres moyens stylistiques que l’antiphrase pour créer l’ironie. Le mépris ou la moquerie ironiques peuvent également être exprimés par des moyens stylistiques, syntaxiques et lexicaux. Nous allons tenter de dresser une liste de ces différents procédés et de les illustrer par des exemples tirés de la littérature.

a. Le zeugme

Le zeugme consiste à « rattacher syntaxiquement à un mot polysémique deux compléments (ou plus) qui ne se construisent pas de la même façon ou qui ne correspondent pas au même emploi de ce mot » (Trésor de la langue française informatisé, 2004).

Son expression favorite était « convenable » ; elle l’appliquait aux humains, aux domestiques, aux affaires et aux sentiments, quand elle voulait en dire du bien (Musil, 2004 : 63).

Le zeugme est ici obtenu grâce à l’association du mot convenable à des substantifs incompatibles entre eux au niveau sémantique. On accepte que cet adjectif soit associé aux humains ; il est toutefois étrange de constater que les substantifs humains et domestiques sont dissociés, comme s’il s’agissait ici de sous-catégories tout à fait différentes, appartenant à un genre plus général. En outre, l’auteur crée une rupture lorsqu’il introduit les termes affaires et sentiments. Ces deux derniers substantifs enlèvent toute cohérence à l’énumération et placent toutes ces notions sur un pied d’égalité. L’ironie réside justement dans le fait de mettre ces différents substantifs sur un

13 même niveau (les humains, les domestiques, les affaires et les sentiments), ce qui transmet une vision d’un monde ayant perdu ses repères (Malick, 2011 : 202).

b. La syllepse

La syllepse consiste à employer un terme dans un sens propre et figuré en même temps. En voici un exemple :

En refermant le livre, il referma aussi son visage ; à la vue de ce visage muettement impératif, le secrétaire se ferma à son tour en une révérence respectueuse (Musil, 2004 : 112).

Ici, le verbe refermer s’utilise à la fois pour un livre, un visage (dans un sens figuré) et un secrétaire (qui fait une révérence) et s’applique donc tant à des objets animés qu’à des objets inanimés (Malick, 2011 : 204). Cette « distanciation surplombante par rapport à tous les objets du monde correspond à l’une des facettes de l’ironie à l’œuvre dans ce roman [L’homme sans qualités] » (Malick, 2011 : 204).

c. L’oxymore

Et soudain, vers midi, sur la colline de Petchersk, éclata la joyeuse musique d’une mitrailleuse (Boulgakov, 1993 : 236).

Dans cet extrait de La Garde blanche de Mikhaïl Boulgakov, l’ironie tragique est créée par l’apposition de termes dont le sens n’est pas compatible (joyeuse musique d’une mitrailleuse) et suscite ainsi la surprise du lecteur, qui comprend très vite que le sens même de cette phrase est ironique. Cet oxymore permet de rendre la description plus dramatique.

d. Les noms propres

Le fait de se référer à des personnalités connues de tous et associées à des traits de caractère spécifiques peut être un moyen très simple de créer un effet ironique.

Paul. … C’est une poubelle qui bouge…

Charles. … Qui marche, peut-être ?

Paul. … C’est prévu ! Le petit module chambre d’enfants.

Charles. Oh ! Professeur, vous êtes sûrement une sorte de Léonard de Vinci.

Vous avez toute ma considération, mais les moyens… (Mithois, cité par Жаров, 1996 :64)

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Par la réaction de Charles, nous voyons très bien qu’il considère que l’idée de Paul est sans intérêt et bête. Pour accentuer la moquerie, il le compare à Léonard de Vinci, qui est considéré comme un génie. Nous pouvons donc clairement déterminer que Charles ne compare pas Paul à un génie mais se moque de lui (Жаров, 1996 : 64).

e. La métaphore et la comparaison

Selon Wayne Booth (1974 : 22), la métaphore et l’ironie suscitent la même réaction chez le lecteur : il doit reconstruire le sens implicite car ce qui est écrit ne peut pas être accepté comme tel. La métaphore et la comparaison sont constituées d’un sens général – le ténor – et d’une idée sous-jacente – le véhicule (Booth, 1974 : 22). Dans la phrase Juliette est le soleil(Shakespeare, 1860 : 263), Juliette est le ténor et soleil est le véhicule. Ces deux figures de style rejoignent en un sens l’ironie car elles rompent avec le postulat de véracité. Le lecteur, lui, doit procéder à un double décodage : identifier la métaphore et rétablir le sens à deux reprises. En effet, il doit d’abord comprendre le sens de la métaphore, puis comprendre que cette métaphore est ironique et rétablir le sens sous-entendu.

Tout alla d’abord aussi gaiement qu’un glas d’enterrement (Jerome, 1935 : 44).

Dans cette phrase, le lecteur restitue tout d’abord le sens de la comparaison introduite par aussi … que. Il associe en effet le glas d’enterrement à quelque chose de triste. Mais un second niveau de décodage lui permet de constater l’incompatibilité de l’adverbe gaiement avec le glas d’enterrement. Il en déduit donc que cette comparaison est ironique et que l’adverbe gaiement est à comprendre dans un sens antiphrastique.

f. La métaphore filée

Lorsqu’une métaphore prend de l’ampleur et se développe tout au long d’un texte, on parle de métaphore filée ; elle se rapproche alors de l’allégorie en tant que figure de style. La métaphore filée est ironique si le lecteur doit comprendre le contraire ou simplement autre chose. C’est le cas par exemple de La ferme des animaux de George Orwell, roman dans lequel le lecteur reconstruit une critique du totalitarisme à partir d’une métaphore filée. C’est également le cas dans Cœur de chien et Le Maître et

15 Marguerite de Mikhaïl Boulgakov, ouvrages dans lesquels chaque personnage est une parodie d’une couche sociale ou d’une personne en particulier.

g. La litote

La litote consiste « à dire moins pour laisser entendre beaucoup plus qu'il n'est dit » (Trésor de la langue française informatisé, 2004). De par sa nature, la litote est une figure de style privilégiée pour créer l’ironie (de même que l’euphémisme). Philippe Niogret (2004 : 55) distingue deux types de litote ironique : la litote par minimisation de la quantité ou de l’intensité et la litote par la négation du contraire. Dans le premier cas, les adverbes d’intensité tels que « peu ou un peu minimisent le défaut de la personne que l’on vise pour mieux le lui attribuer ; dans ce cas les adverbes peu ou un peu sont mis pour très ou beaucoup » (Niogret, 2011 : 56). Dans le second cas, la litote consiste à affirmer la négation du contraire de ce que l’on veut dire. Un exemple connu de ce type de litote est le vers Va, je ne te hais point (Corneille, 1946 : 121). Cette phrase dite par Chimène à Rodrigue dans Le Cid de Corneille veut en réalité dire je t’aime.

Mais il n’est pas certain que si une personne ne valait pas mieux, mais eût été duchesse ou eût possédé beaucoup de millions, Mme de Marsantes n’eût pas été favorable au mariage (Proust, cité par Niogret, 2004 : 62. C’est nous qui soulignons).

C’est la double négation qui crée une litote ironique dans cette phrase. Si l’on rétablit une manière plus naturelle de s’exprimer, le sens véritable de la phrase devient évident :

« Il est certain que, si Rachel avait été noble ou riche, Mme de Marsantes aurait été favorable au mariage. » (Niogret, 2011 : 63). Proust feint de ne pas être certain des sentiments de Mme de Marsantes alors qu’en réalité il n’a aucun doute à ce sujet.

h. L’hyperbole et l’exagération

L’hyperbole, au même titre que la litote et l’antiphrase, est l’une des figures de style les plus prolifiques pour créer un effet ironique. Il s’agit d’exagérer ses propos en employant des termes très forts.

Rien n’était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées (Voltaire, 1991 : 20. C’est nous qui soulignons).

L’utilisation des adjectifs élogieux renforcés par la répétition de l’adverbe si permet à Voltaire de ridiculiser son personnage en soulignant sa candeur et ses illusions.

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i. Les jeux de mots

Selon que l’auteur utilise les mots dans leur sens propre ou leur sens figuré, d’une manière connotée ou dénotée, il peut jouer de leur polysémie pour railler de manière ironique :

– Il s’est consolé en voulant faire un nouvel enfant à sa femme.

– Comment ! Cette pauvre Mme de Monserfeuil est encore enceinte, s’écria la princesse.

– Mais parfaitement, répondit la duchesse, c’est le seul arrondissement où le pauvre général n’a jamais échoué (Proust, cité par Niogret, 2004 : 31).

Le jeu de mots repose ici sur le double sens du mot arrondissement (division administrative ou état de ce qui est arrondi, par référence à la forme du ventre d’une femme enceinte). Ce calembour est ironique car il est utilisé dans le but de se moquer (Niogret, 2004 : 32).

j. Le style

Si l’auteur s’écarte soudainement de la manière d’écrire considérée par le lecteur comme normale ou s’il s’éloigne de son propre style ou de celui de l’un des personnages, on peut soupçonner la présence d’un effet ironique (Booth, 1974 : 67). Ce changement dans le style doit alerter le lecteur.

J’aurais de la peine aujourd’hui à me rappeler quand et où je rencontrai pour la première fois le général de brigade John A. B. C. Smith, un bel homme s’il en fut. Quelqu’un me présenta à ce gentleman, j’en suis sûr, — lors de quelque réunion publique, je le sais, — convoquée à propos de quelque mesure de la plus haute importance, cela ne laisse aucun doute, — dans un endroit quelconque, c’est certain ; — mais, chose bizarre, le nom de mon interlocuteur m’échappe (Poe, 1862 : 119).

Ce passage ne reflète en rien le style de Poe : le style est saccadé, « nerveux » et les informations s’empilent les unes sur les autres au moyen de nombreuses incises. Cela reflète de manière ironique le comportement d’une personne agitée et nerveuse (Booth, 1974 : 71). Le changement de style poussé à l’extrême s’appelle la parodie : un auteur imite le style d’un autre dans le but de se moquer. Dans tous les cas, ce qui nous permet de sentir un écart par rapport à la norme est notre connaissance des normes littéraires et du style habituel de l’auteur.

17 k. La syntaxe

Jusqu’ici, nous avons présenté des moyens stylistiques pour créer des effets ironiques, mais la syntaxe à elle seule peut également le faire. La grande modularité des structures syntaxiques permet de changer les accents de phrase, de créer des effets de surprise. Les liens entre les mots dans la phrase sont d’une grande importance, et changer l’ordre habituel des mots en rompant ces liens perturbe le caractère prévisible de la phrase (Бреева, 2000 : 131). Lioudmila Breeva constate plusieurs moyens de créer un effet ironique en changeant la syntaxe habituelle. La dislocation (terme du linguiste suisse Charles Bally) met en exergue les éléments importants de la phrase en les détachant. Le segment détaché acquiert ainsi une indépendance et attire davantage l’attention du lecteur. Le fait de basculer à la fin un segment de phrase en le séparant avec une virgule augmente son importance sémantique et crée un effet ironique.

Une minute plus tard, habillé de pied en cap, il enjambait l’appui de la fenêtre et se glissait sur le toit d’un appentis. Il miaula avec précaution à deux ou trois reprises et sauta sur le sol. Huckleberry Finn était là, avec son chat mort à la main (Twain, 2008 : 92. C’est nous qui soulignons).

L’ironie est créée grâce à l’effet de surprise et au contenu inattendu du segment détaché.

La dislocation peut encore être plus marquée si l’on sépare les éléments de la phrase par un point, signe de ponctuation plus fort que la simple virgule. En effet, le point marque une pause longue, brutale.

l. Le lexique

D’une part, il existe des procédés lexicaux par lesquels un effet ironique peut être créé. Ainsi, Olga Ermakova constate que l’introduction de marqueurs modaux exprimant le doute dans un cas de totale certitude crée un effet ironique (Ермакова, 2005 : 67). Par exemple, si une personne trempée par la pluie dit il me semble qu'il pleut dehors, nous pouvons en conclure que, dans ce cas, le doute exprimé est feint. Dans le cas où une situation est parfaitement connue d'une personne mais que cette personne exprime un doute par une question, il s'agit également d'un effet ironique :

– Aïe, aïe, aïe ! s'écria l'artiste. Croyaient-ils vraiment qu'il s'agissait de véritables billets ? Je ne peux pas admettre l'idée qu'ils aient fait cela consciemment.

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Le buffetier eut un regard torve et attristé, mais ne dit rien.

– Des escrocs, alors ? demanda le magicien avec angoisse. Est-il possible qu'il y ait des escrocs parmi les habitants de Moscou ? (Boulgakov, 1968 : 288.

C’est nous qui soulignons)

D’autre part, certains mots sont a priori plus sujets que d’autres à être compris de manière ironique. Anna Giaufret constate que les sens ironiques des mots sont parfois répertoriés par les dictionnaires. Elle note ainsi que Le Petit Robert électronique recense 286 unités lexicales ou locutions avec un sens ironique (Giaufret, 2007). Olga Ermakova, quant à elle, répertorie les types de mots qui sont le plus enclins à être utilisés de manière ironique (Ермакова, 2005 : 85).

- Les mots qualitatifs (qui portent un jugement positif ou négatif) :

Il m'a accablé d'injures. J'ai trouvé que son comportement manquait de délicatesse (Ермаковa, 2005 : 85)4 ;

- Les termes avec une valeur exclusivement dénominative :

Et voici nos vasistas [désignant des fissures dans les murs] (Ермаковa, 2005 : 85)5 ;

- Les mots quantitatifs :

A cette porte, il y avait aussi une queue, mais pas démesurée : en moyenne, cent cinquante personnes (Boulgakov, 1968 : 90).

Nous avons donc vu que l’antiphrase est loin d’être le seul procédé stylistique permettant de créer un effet ironique et que d’autres effets de style ainsi que des moyens lexicaux et syntaxiques sont également utilisés. Toutefois, la liste que nous avons dressée ne se veut pas exhaustive et nous verrons plus tard dans l’analyse des ouvrages de Boulgakov que l’ironie est avant tout tributaire du contexte et du point de vue de l’auteur : elle ne se manifeste pas forcément de manière ponctuelle et définie dans le texte mais elle est parfois diluée et devient une sensation vague et diffuse, de celles qui font naître un sourire en coin sur le visage des lecteurs. Le traducteur doit donc être d’autant plus aux aguets, afin d’interpréter correctement l’intention de l’auteur, sa relation avec ses personnages et le ton général de l’ouvrage.

4 Dans l’original : « Он ругал меня последними словами. Я нашел его поведение неделикатным. »

5 Dans l’original : « А вот это наши форточки [показывая на щели в стенах]. »

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