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V. L’ironie dans l’œuvre de Boulgakov : comparaison de traductions

5. Les jeux de mots

La polysémie des termes peut parfois déguiser une moquerie. En effet, un mot peut avoir des sens très différents selon le contexte et selon qu’il est employé dans son sens propre ou son sens figuré, dénoté ou connoté (Niogret, 2004 : 28). Boulgakov joue souvent sur ces ambiguïtés pour créer un effet ironique. Il existe deux cas de jeux de mots dans les ouvrages que nous avons analysés : le mot utilisé à double sens (le sens est ambigu) et les néologismes.

Dans le premier cas, l’auteur utilise délibérément un mot qui a deux sèmes, alors que seul le premier convient au contexte. Il suggère ainsi au lecteur que le deuxième sème peut s’appliquer de manière ironique (Niogret, 2004 : 30). Ce genre de jeu de mots crée une difficulté évidente pour la traduction : le mot du texte source et celui du texte

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cible n’ont pas forcément les mêmes sens dans les deux langues. Prenons l’exemple suivant :

– Мы – управление дома, – с ненавистью заговорил Швондер, – пришли к вам после общего собрания жильцов нашего дома, на котором стоял вопрос об уплотнении квартир дома.

– Кто на ком стоял ? – крикнул Филипп Филиппович (Сс, p. 164).

La longue réplique de Schwonder comporte des liens mal définis qui rendent la phrase incorrecte au niveau syntaxique. En effet, le verbe стоять se rapporte grammaticalement à l’élément qui le précède, alors qu’il devrait sémantiquement se rapporter au mot собраниe (assemblée). C’est la raison pour laquelle le professeur souligne cette erreur avec un jeu de mots. Cтоять est donc ici utilisé dans son sens figuré dans la première réplique (la question se pose), puis son sens propre dans la deuxième (être debout). Les deux traducteurs ont trouvé des verbes polysémiques en français qui permettent de créer le même jeu de mots.

– Nous, le comité d’immeuble, débita Schwonder avec haine, nous venons chez vous à la suite de l’assemblée générale des résidents de notre immeuble, au cours de laquelle a été soulevée la question de la densité des appartements de l’immeuble…

– Qui a soulevé quoi ? cria Philippe Philippovitch (VV, p. 35).

– Nous sommes le comité d’administration de l’immeuble, reprit haineusement Schwonder, et nous sommes venus chez vous à la suite de l’assemblée générale des locataires de l’immeuble, où a été posé le problème de la redistribution rationnelle des appartements…

– Qui a posé quoi ? rugit Filip Filippovitch (MP, p. 32).

Poser et soulever sont des verbes qui peuvent aussi bien être employés avec le substantif question au sens figuré que dans un autre contexte au sens propre. En outre, la syntaxe lourde du français justifie de la même manière qu'en russe la réplique moqueuse du professeur. Toutefois, étant donné que les traducteurs n’ont pas reproduit l’erreur syntaxique du texte russe, le parallélisme dans la construction des deux répliques se perd en français. L’effet ironique est par conséquent légèrement diminué.

Il existe toutefois des cas dans lesquels la langue cible ne permet pas de reproduire le jeu de mots sans paraphraser ou s'éloigner considérablement de l'original.

C'est le cas pour les traductions de la phrase : Итак, сидим ? (МиМ, p. 137). Dans ce

55 passage du Maître et Marguerite, les deux personnages se trouvent dans un hôpital psychiatrique, que Boulgakov assimile à une prison. En effet, le verbe russe сидеть signifie à la fois être assis et être en prison en argot. Compte tenu de la présence insidieuse mais néanmoins récurrente du thème du NKVD et de la prison dans tout l'ouvrage, les traducteurs ont jugé important de transmettre ce sous-entendu en français. Ainsi, Claude Ligny choisit la formulation suivante : Alors on fait la causette puisqu’on est dans la même cabane ? (CL1, p. 191). Le terme cabane est ici utilisé dans son sens familier de prison. Le double sens du verbe russe se perd ici et l'allusion subtile du russe devient plus évidente en français. Le traducteur évite toutefois d'utiliser des termes plus directs tels que prison ou taule.

Françoise Flamant choisit, quant à elle, une autre formulation : Ainsi donc, nous faisons salon entre nos quatre murs ? (FF, p. 525). L'expression (être) entre quatre murs qui est employée ici ne signifie pas forcément être en prison, mais être « à l'intérieur d'un logement, chez soi, volontairement ou non » (Trésor de la langue française, 2004).

La notion d'enfermement est donc plus subtile, voire trop subtile pour être tout à fait comprise par le lecteur français. Il est toutefois intéressant de noter que cette phrase constituée de deux mots en russe a donné lieu à de longues paraphrases en français.

Notons que les deux traducteurs ont eu recours à une note de bas de page expliquant ce jeu de mots récurrent dans le texte russe, jeu de mots que Françoise Flamant qualifie même d'« intraduisible » (FF, p. 1763).

Dans le deuxième cas (les jeux de mots fondés sur des néologismes), le traducteur jouit d’une grande liberté pour reproduire le jeu de mots, étant donné qu'il peut inventer des mots qui n'existent pas. Prenons l'exemple suivant, tiré de La Garde blanche : Да жена напетлюрила. С самого утра сегодня болботунит... (Бг, p. 102). Il s'agit ici de deux jeux de mots fondés sur des dérivés de noms propres. Le verbe напетлюрить est formé à partir du nom Petlioura, Commandant de l'Armée (rouge) ukrainienne.

Boulgakov ajoute au nom le suffixe verbal perfectif -ить ainsi que le préfixe на- sur le modèle du verbe наделать [глупостей] – faire des siennes, faire des bêtises – qui donne au verbe un sens péjoratif et rend l'action longue, répétitive. Les traducteurs doivent donc reprendre le nom de Petlioura et créer un verbe en respectant les règles morphologiques du français. Marianne Gourg propose donc la phrase ma femme

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petliourisait (MG, p. 384) en créant le verbe en -ir que l'on suppose appartenir au deuxième groupe. Claude Ligny, quant à lui, crée une sorte de mot-valise en combinant Petlioura avec le verbe râler : elle petliourâlait (CL2, p. 169). Cette deuxième traduction conserve le jeu de mots tout en ajoutant un élément de comique supplémentaire. Le deuxième néologisme, болботунит, provient du nom Bolbotoun, colonel de l'armée de Petlioura (personnage fictif), nom auquel Boulgakov ajoute le suffixe verbal -ить. Les deux traducteurs créent ici le même néologisme, elle bolbotounise. Toutefois, il faut souligner que c'est uniquement dans des cas très précis tels que la traduction littérale des jeux de mots que les traducteurs sont libres pour traduire des néologismes. En règle générale, le traducteur doit prendre en compte différents facteurs (public cible, tendance générale en la matière dans le domaine, ressources de la langue cible, etc.) pour choisir entre l'emprunt ou la création d'un néologisme.

Pour conclure cette sous-partie consacrée à la traduction de l'ironie fondée sur les jeux de mots, il est important de souligner que c'est un thème très vaste étudié de manière plus complète dans des ouvrages consacrés au sujet (voir, par exemple, l'ouvrage de Jacqueline Henry La traduction des jeux de mots). Dans le cadre de ce travail, il s'agissait simplement de mettre en exergue le fait que l'ironie fondée sur la langue est particulièrement difficile à traduire.