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Nous l’avons vu tout au long de ce travail, l’ironie est un concept complexe dont la définition est vague, instable et loin d’être univoque. C’est la raison pour laquelle deux parties de ce travail abordent ce phénomène sous un angle purement théorique (la définition de l’ironie et la traduction de l’ironie). Ce survol de l’histoire d’un côté et de la théorie de l’autre nous a permis d’avoir tous les outils en main pour procéder à une analyse comparative des traductions, tout en laissant le moins de place possible à la subjectivité.

L’analyse comparative des traductions de La Garde blanche, Cœur de chien et Maître et Marguerite nous permet de tirer plusieurs conclusions. Tout d’abord, l’ironie, contrairement à d’autres figures de rhétorique, ne se contente pas d’embellir le texte par diverses opérations sur la langue. Elle crée à elle seule un plaisir de lecture, qui repose sur une complicité entre l’auteur et le lecteur. En effet, la distanciation de l’auteur par rapport à son texte – phénomène inhérent à l’ironie, qu’elle soit philosophique ou purement textuelle – donne un rôle actif au lecteur, qui se doit alors de décoder l’intention réelle du texte. Dans le cas des ouvrages de Boulgakov, la compréhension du texte dans sa totalité repose sur cette connivence entre l’auteur et le lecteur. C’est pourquoi il était indispensable de replacer les ouvrages dans leur contexte historique et de les mettre en perspective avec la vie de Boulgakov dans un chapitre distinct. Le décryptage et la traduction de l’ironie passent inévitablement par une analyse plus globale du contexte. Cette analyse nous a permis de comprendre que Boulgakov a écrit pendant une période extrêmement difficile, et que ce n’est pas un hasard si ses ouvrages regorgent d’effets ironiques. Traduire l’ironie est donc indispensable, car elle procure un plaisir de lecture particulier, qui repose sur une interprétation subtile du jeu ironique.

Rendre l’ironie est indispensable, certes, mais pas toujours possible. Comme nous l’avons mentionné dès le deuxième chapitre : plus l’ironie repose sur des facteurs linguistiques et plus elle est liée à des aspects socioculturels, plus elle est difficile à transposer dans une autre langue. L’analyse comparative des traductions n’a fait que confirmer ce constat théorique. En effet, les traducteurs ont fait preuve d’une grande ingéniosité pour traduire, par exemple, les jeux de mots. Nous avons vu que pour la traduction de la réplique Итак, сидим ? (Мим, p. 137), les traducteurs ont eu recours à

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de grandes paraphrases pour rendre le double-sens du russe. Les allusions culturelles, quant à elles, ont la plupart du temps été abandonnées. En effet, elles sont souvent si subtiles qu’il n’est même pas certain que le lecteur russe contemporain les remarque. Si toutefois le traducteur a choisi de conserver l’allusion, il l’a souvent explicitée dans une note de bas de page. Il convient d’ailleurs de souligner que la note explicative apparaît comme un réel choix de traduction (ou d’édition) car certains textes en contiennent beaucoup (traductions de Françoise Flamant, de Marianne Gourg et de Claude Ligny) alors que d’autres n’en contiennent aucune (traductions de Vladimir Volkoff et de Michel Pétris). Cependant, les allusions culturelles parodiques n’ont pas toujours présenté de difficultés particulières aux traducteurs. C’est le cas par exemple de la langue de bois caractéristique du discours politique officiel. Boulgakov se moque de la nouvelle langue soviétique mais ce phénomène est également familier dans la langue française : le lecteur se retrouve donc aisément dans ces procédés.

D’autres figures de style « classiques » ont généralement posé moins de problèmes de traduction. La litote, l’euphémisme, l’hyperbole et l’exagération ironiques ont ainsi été très bien traduits dans la grande majorité des cas. La métaphore et la comparaison ironiques ont parfois créé quelques difficultés en raison du référent, qui n’est pas forcément compris de la même manière dans les deux langues.

Enfin, les noms propres à eux seuls ont fait l’objet d’une analyse approfondie dans ce travail. Les noms connotés, si importants dans la satire de Boulgakov, ont été la plupart du temps simplement translitérés et, par conséquent, ont été privés de tout effet ironique dans la version française. Seuls les traducteurs récents (Françoise Flamant pour Le Maître et Marguerite et Vladimir Volkoff pour Cœur de chien) se sont permis d’adapter les noms de certains personnages. Nous pensons que le texte français devient ainsi considérablement plus riche, mais certains jugeront peut-être que cette adaptation est mal venue car elle s’éloigne trop de l’original.

En outre, les traductions les plus récentes vont en règle générale plus loin dans l’adaptation. Par exemple, nous avons relevé des ruptures de style plus marquées – à juste titre – dans les textes récents. En effet, la manière de s’exprimer des personnages représentant le prolétariat est particulièrement familière. Ce langage familier, voire grossier (comme dans l’original), est moins employé dans les traductions françaises les

69 plus anciennes : la rupture dans la manière de s’exprimer des différents personnages se fait donc moins sentir.

Finalement, nous tenons à rappeler que l’ironie se manifeste sous des formes très variées, que ce soit au niveau du style, de la syntaxe, du lexique, etc. Il n’est donc pas toujours évident de la repérer, en particulier si le texte est lu hors de l’époque d’origine à laquelle il a été écrit. Nous avons vu qu’il est toutefois possible de mettre en évidence les signaux permettant de repérer un effet ironique. La traduction de l’ironie exige donc une analyse linguistique poussée des mécanismes formels et rhétoriques de l’ironie. Une étude plus approfondie et plus complexe pourrait permettre de donner une liste exhaustive des mécanismes linguistiques qui en sont à l’origine.

La translittération, l’adaptation, l’omission, la traduction littérale sont autant de procédés utilisés par les traducteurs pour rendre l’ironie. Il est difficile d’orienter notre lecteur vers une méthode unique pour rendre un effet ironique car, selon les cas, un procédé sera meilleur qu’un autre. Nous ne pouvons donc que féliciter les traducteurs pour leur travail colossal, qui permet d’apprécier l’ironie en dehors de sa langue, de son époque et de son contexte d’origine.

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