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V. L’ironie dans l’œuvre de Boulgakov : comparaison de traductions

4. L’hyperbole et l’exagération

L’hyperbole, au même titre que l’antiphrase et la litote, est l’une des principales figures de style utilisées pour créer un effet ironique. En effet, l’ironie se manifeste souvent par une expression exagérée, intensifiée et excessive pour décrire une réalité ou exprimer une idée de manière à ce que l’antiphrase devienne plus évidente (Ермакова, 2005 : 106). Les exemples qui suivent nous montreront que ce type d’ironie textuelle ne présente pas de difficultés particulières pour la traduction car il ne repose pas sur la culture du pays de la langue source. En outre, c’est une figure de style qui est

51 commune aux deux langues et qui ne joue pas sur les jeux de mots, du moins dans les exemples que nous avons sélectionnés.

Analysons la phrase suivante, tirée de Cœur de chien : Нет, профессор, к величайшему сожалению (Сс, p. 211). Il s’agit ici de la réponse que donne l’un des représentants du Comité d’immeuble au professeur, lequel demande si une pièce qu’il pourrait louer ne s’est pas libérée dans l’immeuble. Le représentant est outré par cette question, d’autant plus que la veille il était venu pour réquisitionner des pièces du professeur. Le ton de la réplique est donc clairement ironique. C’est ici le contexte qui nous permet de le déterminer, mais aussi l’hyperbole, qui met en évidence l’antiphrase.

En effet, Boulgakov ajoute à l’expression plus ou moins neutre к сожалению le superlatif absolu величайшее (qui peut vouloir dire en russe très grand). Les deux traducteurs ont choisi de rendre le superlatif par un simple adjectif : à mon grand regret (VV, p. 100), à notre grand regret (MP, p. 91). Cette expression étant plutôt courante en français (alors que l’expression avec le superlatif en russe ne l’est pas) et l’hyperbole étant atténuée en français ; on pourrait donc se demander si l’ironie subsiste. Le contexte est toutefois assez clair pour que le lecteur francophone comprenne qu’il s’agit d’une antiphrase. Il est intéressant de constater que, dans certains cas, il est possible de ne pas traduire une figure de style par la même figure de style, voire de la supprimer dans le texte cible, tout en conservant l’effet ironique.

L’exagération ou l’hyperbole ironique découle donc la plupart du temps de marqueurs d’intensité. Analysons l’exemple suivant :

В числе прочего было потрясающее по своей художественной силе описание похищения пельменей, уложенных непосредственно в карман пиджака, в квартире № 31, два обещания покончить жизнь самоубийством и одно признание в тайной беременности (МиМ, p. 97. C’est nous qui soulignons).

Il s’agit ici de personnes qui se présentent à l’appartement du défunt Berlioz avec des demandes plus incongrues les unes que les autres expliquant pourquoi c’est elles qui devraient avoir le droit d’y loger. Dans cet exemple, les éléments qui marquent l’intensité et, par conséquent, l’exagération, soutiennent l’ « approbation feinte »

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(Ермакова, 2005 :106)24 de l’auteur. Il s’agit de l’adjectif mélioratif потрясающее (formidable, épatant, magnifique), qui qualifie le style emphatique dans lequel la demande a été faite. En outre, le substantif похищение s’emploie en russe la plupart du temps pour désigner l’enlèvement d’une personne, un rapt et non un vol d’objet, or il est ici question de pelmeni (sorte de ravioli russe). Par son emploi incongru et déplacé dans cette phrase, ce substantif marque donc l’hyperbole et l’ironie. Boulgakov tourne en dérision les bourgeois et leurs préoccupations exclusivement matérielles avec ce commentaire sur le style amphigourique de la demande. Voyons maintenant les traductions françaises :

Il y avait là, entre autres perles, le récit (d’une puissance littéraire peu commune) d’un vol de raviolis perpétré dans l’appartement 31 (le voleur avait fourré lesdits raviolis dans la poche de son veston sans même prendre la peine de les envelopper dans un papier). En outre, deux personnes promettaient de se suicider et une femme faisait l’aveu d’une grossesse secrète (CL1, p. 142).

On y trouvait entre autres la description, que la puissance du style rendait pathétique, d’un vol de pelmeni enfouis tels quels dans une poche de veston à l’appartement 31, deux menaces de se suicider et un aveu de grossesse cachée (FF, p. 482).

On retrouve dans les versions françaises de cet extrait les mêmes éléments créant l’ironie, à savoir des expressions qui marquent l’intensité (puissance littéraire peu commune, puissance du style, pathétique). Claude Ligny accentue cette exagération avec le substantif « perles » qui est employé ici dans un sens antiphrastique évident25. Ainsi, la rupture entre l’envolée lyrique de la description du récit et la banalité du fait est parfaitement transmise en français avec les mêmes figures rhétoriques qu’en russe.

Nous pourrions toutefois nous interroger sur l’emploi du mot pelmeni en français. Pour saisir l’ironie de cette phrase, il est important que le lecteur francophone comprenne qu’il s’agit du vol d’un objet n’ayant que très peu de valeur. Or il n’est pas certain que cette réalité typiquement russe soit connue du francophone ; une note de bas de page

24 Dans l’original : « мнимо[е] одобрени[е]. »

25 Certains dictionnaires donnent d’ailleurs une acception distincte pour cet emploi : « Mot, phrase, écrit dont la cocasserie et le ridicule, souvent involontaires, suscitent la moquerie. » (Trésor de la langue française informatisé, 2004).

53 aurait été la bienvenue dans ce cas. C’est certainement pour cette raison que Claude Ligny a choisi d’adapter sa traduction et d’utiliser le terme ravioli.

Dans certains cas, la traduction de l’hyperbole est bien plus simple. Il suffit de traduire littéralement pour reproduire l’effet ironique étant donné que l’ironie est clairement indiquée : Ты... ты... тебе бы, знаешь, не врачом, а министром быть обороны, право, - заговорил Карась. Он иронически улыбался (Бг, p. 49. C’est nous qui soulignons). Il n’est même pas nécessaire d’avoir le contexte pour analyser et traduire cette phrase. La traduction de l’ironie ne présente aucune difficulté particulière dans ce cas : Tu… tu… sais, ma parole, c’est pas médecin que tu devrais être, mais ministre de la Guerre, dit la Carpe. Il sourit ironiquement (CL2, p. 94. C’est nous qui soulignons). Sais-tu… ce n’est pas médecin que tu aurais dû être mais ministre de la Défense, je t’assure, déclara la Carpe. Il souriait d’un air ironique (MG, p. 338. C’est nous qui soulignons). Les trois ouvrages que nous avons analysés comprennent de nombreuses manifestations d’ironie du même type. Lorsqu’elle est ouvertement déclarée, l’ironie ne pose que très peu de problèmes au niveau de la traduction, nous ne donnerons donc pas d’autres exemples pour l’illustrer. Toutefois, il est intéressant de constater que ce type d’ironie est finalement celle qui fait le moins rire. En effet, rappelons que « l’effet ironique est inversement proportionnel aux moyens signalétiques utilisés » (Vaillancourt, 1982 : 515).