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III. Traduire l’ironie

1. Identification de l’ironie dans le texte source, réception de l’ironie dans le

Lire l’ironie implique de reconstruire le sens du texte. Wayne Booth (1974 : 10) propose un modèle en quatre étapes qui illustre le processus mental de cette reconstruction. En premier lieu, le lecteur est perturbé par le sens littéral de ce qui est écrit – non pas parce qu’il n’est pas du même avis que l’auteur, mais parce qu’il repère une incohérence dans le texte. Booth donne un exemple tiré de Candide qui illustre parfaitement cette étape : « Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum chacun dans son camp, il prit le parti d’aller raisonner ailleurs des effets et des causes. » (Voltaire, 1991 : 20). Même sans contexte, nous ne pouvons pas accepter cette phrase comme telle car elle va à l’encontre de notre connaissance du monde : deux parties

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adverses ne peuvent pas gagner la même guerre6. En deuxième lieu, le lecteur s’essaie donc à d’autres interprétations qui peuvent justifier le sens littéral de ce qui est écrit : mauvaise compréhension du texte, omission d’un élément explicatif, erreur de la part de l’auteur, etc. Ensuite, il doit prendre une décision concernant l’intention de l’auteur. En tenant compte de son bagage cognitif, du style de l’auteur et du but général de l’ouvrage, le lecteur décide de rejeter le sens littéral de l’énoncé. Finalement, ce n’est qu’après les trois premières étapes que le lecteur choisit un nouveau sens en reconstituant l’intention ironique de l’auteur. Bien entendu, ce processus est presque simultané et l’intuition peut être d’une grande aide.

De la même manière, traduire l’ironie implique une double reconstruction du sens (le traducteur est à la fois lecteur dans la langue source et dans la langue cible).

Ainsi, Katrien Lievois et Pierre Schoentjes (2010 : 20) proposent de découper le processus de traduction de l’ironie en trois moments. « Dans un premier temps, le traducteur comprend l’ironie qu’il reconnaît en tant que lecteur du texte source. Dans un deuxième temps, il produira l’ironie dans le texte cible : il décide par quelles techniques il rendra cette ironie dans le texte cible. Dans un troisième temps enfin, c’est le lecteur du texte cible qui voit et détecte l’ironie » (Lievois, Schoentjes, 2010 : 20). Le traducteur doit donc résoudre un problème double : identifier l’écart par rapport aux normes stylistiques de l’auteur (l’ironie en tant que telle) et prévoir la réponse du lecteur une fois l’énoncé traduit (Chakhachiro, 2009 : 32).

La première étape pour le traducteur est donc l’identification de l’ironie dans le texte source. Nous avons vu dans le chapitre précédent que, bien qu’il existe des signes qui peuvent nous permettre de la reconnaître et que certains écarts par rapport aux normes stylistiques nous mettent sur la voie, l’ironie ne se caractérise pas par un style ou un ton particulier et elle est fortement dépendante du contexte (Mateo, 1995 : 172). Il existe un éventail très large de manipulations (grammaticales, lexicales, graphiques, etc.) par lesquelles l’ironie peut être exprimée, ce qui pose un problème évident d’interprétation. « L’ironie est destinée à être comprise et reconnaître le sens réel, ou plutôt reconnaître le fait qu’il existe un sens réel différent de celui qui est proposé, est

6 Les Te Deum sont des prières chantées pour célébrer une victoire (Trésor de la langue française informatisé, 2004).

21 essentiel pour qu’elle puisse se réaliser complètement » (Mateo, 1995 : 172)7. Outre le problème de l’identification de l’ironie au niveau stylistique, il est important de souligner que l’ironie, tout comme l’humour ou la parodie, est intimement liée aux caractéristiques socioculturelles de chaque langue et de chaque pays (Фененко, 2005 : 103). Sachant que le traducteur est souvent plus proche de la culture de la langue cible que de celle de la langue source, identifier l’ironie peut lui poser autant de difficultés qu’à un lecteur ordinaire (Katrien Lievois, Pierre Schoentjes, 2010 : 20). La traduction de l’ironie va dépendre de la proximité des cultures : plus celles-ci sont éloignées, plus il sera difficile de rendre l’effet ironique dans le texte cible. Même si le traducteur parvient à recréer les mécanismes à l’origine de l’effet ironique dans le texte source, il n’est pas dit que le lecteur du texte cible le percevra de la manière voulue (Mateo, 1995 : 174). Ceci nous amène à aborder la question de la réception de l’ironie dans le texte cible.

Les questions que soulève la réception de l’ironie sont en étroite corrélation avec les problèmes généraux évoqués dans les études traductologiques. La traduction en général, et la traduction de l’ironie en particulier, requièrent des aménagements pour faire face aux écarts socioculturels. Les textes doivent toujours être remis en perspective et les « circonstances » de l’énoncé8 doivent absolument être prises en considération, étant donné que la traduction déplace le texte du milieu initial auquel il était destiné.

Toutefois, malgré le fait que le traducteur « possède une connaissance très étendue non seulement de la langue à partir de laquelle il traduit mais encore de la culture dans laquelle est à situer le texte source, il sait qu’il n’en va pas de même pour son lecteur, celui du texte traduit » (Lievois, Schoentjes, 2010 : 19). Il ne s’agit pas ici de sous-estimer son lectorat, mais simplement de garder cet aspect à l’esprit lors de la traduction de passages ironiques reposant entièrement sur des allusions sociales, historiques ou culturelles. C’est pour cette raison que certains éditeurs refusent de faire traduire des ouvrages qui sont trop imprégnés d’une culture et qui demanderaient à être réécrits

7 Dans l’original : « Irony is meant to be understood and the recognition of the real meaning, or rather, of the fact that there is a real meaning different from what is being proposed, is essential for the full realization of irony. »

8 Ces circonstances de l’énoné sont les suivantes : « Qui parle, de quoi ou de qui parle-t-il et dans quel lieu. » (Lievois, Schoentjes, 2010 : 19).

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pour les adapter à la culture du pays. Toutefois, même si le traducteur trouve une équivalence à l’effet ironique en procédant à une adaptation, la réaction du lecteur de la traduction ne peut pas être prédite de manière scientifiquement exacte (Mateo, 1995 : 174). Les traducteurs et les éditeurs peuvent néanmoins se fonder sur certaines observations qui leur permettront de jauger la réception de l’ironie dans le texte cible.

Katrien Lievois (2006 : 89) souligne d’ailleurs que l’utilisation même de l’ironie varie d’une culture à l’autre. Par exemple, les Britanniques emploieraient souvent l’ironie, alors que les Allemands auraient plutôt tendance à éviter les discours ironiques. Chaque pays a ainsi ses habitudes et c’est au traducteur d’évaluer les traditions de la culture source et de la culture cible afin de voir si celles-ci correspondent ou s’il y a lieu de procéder à des adaptations. Pour illustrer ceci, Katrien Lievois cite deux études sur l’analyse de la traduction des jeux de mots dans les annonces publicitaires. « À partir d’un corpus d’environ 200 annonces publiées et traduites au Canada de l’anglais vers le français, elle [Geneviève Quillard, auteur de l’étude] constate que de nombreux textes publicitaires anglais non ludiques sont traduits vers le français en y introduisant un jeu de mots. […] Maria Sidiropoulou, qui étudie la traduction des annonces publicitaires de l’anglais vers le grec, fait la constatation inverse : l’humour tend à disparaître dans la langue cible » (Lievois, 2006 : 90).

Outre les différences liées à l’utilisation de l’ironie dans chaque pays et chaque langue, il est important de prendre en compte un autre élément pour évaluer la réception de l’ironie traduite dans la langue cible : il s’agit de l’intertextualité dans la parodie et la satire. Un texte parodique cache souvent un autre texte et « peut avoir un rapport ironique avec ce texte parodié » (Lievois, 2006 : 90-91). Au traducteur de juger si le lecteur reconnaîtra le texte parodié, s’il est indispensable que le lecteur le reconnaisse ou si le traducteur peut adapter son texte en fonction de la littérature de la langue cible.

Même si ces observations ne font que survoler la question de la réception de la traduction dans la langue cible, elles nous permettent de dégager une idée importante : le traducteur doit développer une compétence bilingue dans la réception et la production de l’ironie afin de faire les meilleurs choix possibles (Chakhachiro, 2009 : 47). D’autant plus que, dans les textes ironiques (et les textes

23 littéraires en général), les variantes de traduction sont nombreuses et la marge pour des choix personnels acceptables est grande.