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La difficulté de traduire l'ironie : Analyse de traductions de trois ouvrages de Mikhaïl Boulgakov (Le Maître et Marguerite, Coeur de chien, La Garde blanche)

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Academic year: 2022

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Master

Reference

La difficulté de traduire l'ironie : Analyse de traductions de trois ouvrages de Mikhaïl Boulgakov (Le Maître et Marguerite, Coeur de

chien, La Garde blanche)

MELTSEVA, Polina

Abstract

Dans ce travail, nous nous proposons d'étudier la question de la traduction de l'ironie. L'ironie étant un phénomène langagier particulièrement difficile à cerner, nous présentons dans une première partie théorique une définition tant historique que linguistique du concept, suivie d'une synthèse des différentes études qui ont été faites sur la traduction de l'ironie. La deuxième partie de ce travail, axée tout particulièrement sur la pratique, porte sur l'analyse de traductions françaises de trois ouvrages de Mikhaïl Boulgakov (La Garde blanche, Coeur de chien, Le Maître et Marguerite). Auteur russe du début du XXe siècle, Boulgakov est connu pour son style toujours teinté d'une ironie acerbe et mordante. A travers cette analyse comparative de traductions, nous avons tenté de définir les limites, les possibilités et les mécanismes de la traduction de l'ironie.

MELTSEVA, Polina. La difficulté de traduire l'ironie : Analyse de traductions de trois ouvrages de Mikhaïl Boulgakov (Le Maître et Marguerite, Coeur de chien, La Garde blanche). Master : Univ. Genève, 2013

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:30861

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POLINA MELTSEVA

La difficulté de traduire l’ironie :

Analyse de traductions de trois ouvrages de Mikhaïl Boulgakov (Le Maître et Marguerite, Cœur de chien, La Garde blanche)

Directrice de mémoire : Mme Françoise Monat

Jurée :

Mme Claire Allignol

Mémoire présenté à la Faculté de traduction et d’interprétation pour l’obtention de la Maîtrise universitaire en traduction, mention traduction spécialisée

Université de Genève Mars 2013

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Remerciements

La réalisation du présent travail et la réussite de mes études universitaires n’auraient pas été possibles sans l’aide, le soutien et le temps de nombreuses personnes que je tiens à remercier sincèrement.

Je remercie tout particulièrement Mme Françoise Monat pour sa grande disponibilité, ses précieux conseils ainsi que pour les corrections très précises qu’elle a effectuées. Son soutien et son suivi m’ont permis de progresser sans cesse tout au long de mes études.

J’adresse un grand merci à Mme Claire Allignol pour avoir accepté d’être la jurée de mon mémoire.

Il me paraît indispensable de remercier mes deux amies de la virgule, Alexandra et Karin, avec lesquelles j’ai partagé tant de moments inoubliables. Mes pensées vont également à Fabrice, qui a toujours été à mes côtés et particulièrement pendant mes moments de doute. Merci aussi à mon amie de toujours, Lisa, sans qui les heures passées à la bibliothèque n’auraient pas été aussi agréables.

Je tiens également à remercier ma famille pour son soutien indéfectible et tout particulièrement ma mère, qui m’a appris à ne jamais baisser les bras.

Enfin, je tiens à exprimer ma profonde gratitude aux professeurs de la FTI ainsi qu’à toutes les personnes qui m’ont aidée, de près ou de loin, dans la réalisation de ce travail de longue haleine. Ces personnes se reconnaîtront.

Ce travail est dédié à mon père, qui m’a appris à être curieuse et m’a transmis sa passion pour les langues et la traduction.

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Table des matières

Remerciements... 2

I. Introduction ... 5

II. Définition de l’ironie ... 7

1. Bref aperçu historique ... 7

2. Définition moderne : l’ironie en tant que trope ... 9

3. Manifestations de l’ironie dans le discours écrit ... 11

a. Le zeugme ... 12

b. La syllepse ... 13

c. L’oxymore ... 13

d. Les noms propres ... 13

e. La métaphore et la comparaison ... 14

f. La métaphore filée ... 14

g. La litote ... 15

h. L’hyperbole et l’exagération ... 15

i. Les jeux de mots ... 16

j. Le style ... 16

k. La syntaxe ... 17

l. Le lexique ... 17

III. Traduire l’ironie ... 19

1. Identification de l’ironie dans le texte source, réception de l’ironie dans le texte cible ... 19

2. L’ironie est-elle intraduisible ? ... 23

3. Le traducteur face à l’ironie : les procédés à sa disposition ... 26

IV. La satire de Boulgakov dans le contexte historique des années 1910 – 1930... ... 29

1. La Garde blanche et la guerre civile en Ukraine ... 30

2. Cœur de chien : entre avertissement et prophétie ... 32

3. Le Maître et Marguerite ou l’ultime roman satirique de Boulgakov ... 34

V. L’ironie dans l’œuvre de Boulgakov : comparaison de traductions ... 37

1. La parodie ... 37

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2. La litote et l’euphémisme ... 46

3. Le style ... 49

4. L’hyperbole et l’exagération ... 50

5. Les jeux de mots ... 53

6. La métaphore et la comparaison ... 56

7. Le sarcasme ... 59

8. L’oxymore ... 60

9. Les noms propres ... 62

VI. Conlusion ... 67

VII. Bibliographie ... 70

VIII. Annexe ... 79

1. Tableau récapitulatif de l'ironie dans La Garde blanche et ses traductions ... ... 79

2. Tableau récapitulatif de l'ironie dans Cœur de chien et ses traductions .... 91

3. Tableau récapitulatif de l'ironie dans Le Maître et Marguerite et ses traductions ...102

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I. Introduction

L’ironie est souvent considérée comme un phénomène langagier particulièrement difficile à traduire, impliquant de surmonter des obstacles tant linguistiques que culturels. Lorsqu’on choisit d’étudier la traduction de l’ironie, il est indispensable de donner une définition consensuelle et univoque de ce terme, or l’ironie est une notion vague, qui a donné lieu aux interprétations les plus variées. En effet, de l’Antiquité à nos jours, l’ironie a été étudiée par de nombreuses disciplines et chacune a fourni sa propre description de la notion. C’est la raison pour laquelle nous commencerons par survoler l’évolution du concept d’ironie à travers les époques. Ce bref aperçu historique débouchera sur une définition moderne du terme : l’ironie en tant que figure de style rhétorique. Dans un premier temps, il sera question des caractéristiques fondamentales de l’ironie textuelle telle qu’elle a été définie par la linguistique. Dans un deuxième temps, nous nous intéresserons aux manifestations de l’ironie dans le discours écrit, étant donné que l’ironie se présente sous la forme de divers procédés stylistiques. En effet, elle est loin de se limiter à un effet antiphrastique et côtoie la plupart du temps l’humour, les jeux de mots, l’absurde, la parodie, etc.

Après ce tour d’horizon qui nous permettra de mieux cerner le concept d’ironie, nous exposerons les études théoriques qui ont été réalisées à propos de la traduction de l’ironie. Nous verrons que, malgré le peu de travaux qui traitent spécifiquement de ce sujet, les linguistes ont dégagé les principales compétences nécessaires à la traduction de l’ironie. En effet, traduire implique une double reconstruction du sens (au niveau de l’identification de l’ironie dans le texte source et de sa réception dans le texte cible).

Pour appuyer cette vue d’ensemble de la théorie nous analyserons quelques exemples de traductions – bonnes et mauvaises – qui nous permettront de comprendre de quels procédés concrets dispose le traducteur pour rendre l’ironie.

La partie pratique de ce travail consistera à procéder à une analyse comparative des traductions de trois ouvrages clés de Mikhaïl Boulgakov : La Garde blanche, Cœur de chien et Le Maître et Marguerite. Afin de faciliter cette analyse, nous décrirons dans un chapitre distinct le contexte socioculturel et historique, depuis la révolution russe de 1917 jusqu’à la fin des années 1930. Comprendre les événements historiques, la vie de Boulgakov et le contexte général à l’époque en Russie permettra de mieux cerner

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l’ironie. Ainsi, l’analyse prendra la forme d’une comparaison des traductions avec l’original et des traductions entre elles. En effet, pour chaque ouvrage, nous travaillerons avec deux traductions : la plus ancienne et la plus récente. Les manifestations de l’ironie ainsi analysées ne sont pas exhaustives ; les passages choisis sont ceux qui, à notre avis, sont les plus intéressants (ceux pour lesquels la traduction est particulièrement bien réussie ou plutôt mauvaise, ou ceux pour lesquels les deux traductions sont très différentes). Pour une liste complète, nous invitons le lecteur à consulter en annexe trois tableaux, établis par nos soins, qui répertorient les énoncés ironiques dans les ouvrages de Boulgakov et leurs traductions françaises. Nous tenons à préciser que nous nous sommes engagés dans le domaine délicat de la critique et que nous avons voulu éviter, autant que possible, de tomber dans la subjectivité. C’est pour cette raison qu’avant de comparer les traductions nous procéderons systématiquement à une analyse de l’original, ce qui nous permettra de mieux cerner les mécanismes créant l’ironie.

Enfin, nous terminerons par une conclusion, dans laquelle nous résumerons les différents procédés utilisés par les traducteurs et indiquerons les possibilités et les limites de la traduction de l’ironie.

Nous profitons de cette introduction pour signaler que toutes les citations en langues étrangères n’ayant pas de traduction française publiée ont été traduites par nos soins. Le lecteur pourra se référer au passage dans la langue de l’original, qui se trouvera en note de bas de page. En outre, les exemples tirés des ouvrages analysés et des sources secondaires sont systématiquement mis en italique pour ne pas alourdir le texte par l’utilisation de trop nombreux guillemets, tandis que les citations des ouvrages, articles et contributions théoriques sont intégrés au texte entre guillemets.

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II. Définition de l’ironie

L’ironie se situe au carrefour de domaines d’études aussi variés que la philosophie, la psychologie, la théorie littéraire et la linguistique. Au fil des siècles, chacune de ces disciplines a fourni sa propre interprétation de ce terme, rendant ainsi extrêmement difficile d’en donner une définition concise et univoque. Il en résulte une riche variété d’ironies : l’ironie socratique, romantique, philosophique, existentialiste, dramatique, tragique, verbale, comique, l’ironie du sort, l’ironie situationnelle, et bien d’autres (Muecke, cité par Vaillancourt, 1962 :513). Le but de ce travail n’étant pas de décrire de manière exhaustive ces différents types d’ironie, ni de les classifier, nous allons nous concentrer – après un bref aperçu historique – sur l’ironie en tant que trope.

1. Bref aperçu historique

L’ironie est « une manière railleuse de s’exprimer qui consiste, le ton aidant, à ne pas donner aux mots leur valeur réelle ou complète, à faire entendre le contraire de ce qu’on dit ou [une] attitude qui laisse paraître cette intention de raillerie » (Grand dictionnaire encyclopédique Larousse, 1984 : 5691). Une des premières occurrences de ce terme apparaît au Ve siècle avant J.-C. dans la Grèce antique, et c’est avec Socrate qu’elle acquiert ses lettres de noblesse. Par le biais de l’ironie (du grec ancien εἰρωνεία, interrogation), Socrate feignait l’ignorance et faisait semblant de vouloir apprendre de l’autre (Киркегор, 1993 : 181). Il interrogeait ses disciples « sur des points apparemment éloignés du sujet, et l[es] amenait, par un jeu de questions successives, à retourner au sujet initial en l[es] mettant en face d’une contradiction majeure » (Grand dictionnaire encyclopédique Larousse, 1984 : 5691). Selon lui, le principe même de l’ironie est de déranger pour mieux faire comprendre. Socrate agit en quelque sorte comme un trouble-fête, éveillant les consciences, ne laissant jamais les citoyens « dormir sur l’oreiller des vieilles certitudes » (Jankélévitch, 1936 : 4). Il interroge, simule un débat, revêt le masque de l’ignorant et c’est dans ces procédés rhétoriques subtils que réside l’ironie socratique.

L’ironie dans la Grèce antique est donc une manière d’exprimer une idée à travers le rejet de cette même idée. C’est Cicéron qui, le premier, considéra l’ironie associée

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à l’antiphrase1 comme une qualité indispensable pour un bon orateur. Il distingue l’ironie en tant que figure de rhétorique et l’ironie en tant que figure de pensée (distinction que reprendra Quintilien). C’est cette approche rhétorique de l’ironie qui va dominer jusqu’au XVIIIe siècle (Malick, 2011 : 23).

Pendant le siècle des Lumières, le concept d’ironie continue à évoluer et s’éloigne de plus en plus de la rhétorique pour devenir une vision du monde, une attitude intellectuelle vis-à-vis de ce qui nous entoure. Il est repris par plusieurs courants, notamment par les rationalistes anglais avec Defoe, Swift, Shaftesbury, français avec Diderot, Voltaire, Montesquieu, et allemands avec Kant et Goethe. Chez ces auteurs, l’ironie se rapproche de la satire, elle devient une arme de la liberté de pensée, un instrument de critique sociale et politique, une libération du dogmatisme religieux (Malick, 2011 : 26-27). Ainsi, Montesquieu évoque des questions religieuses et politiques dans Les Lettres persanes, roman épistolaire qui est considéré comme une satire sur les mœurs des Français. Nous pouvons aussi citer Voltaire qui est connu pour son conte philosophique et sarcastique Candide.

À la fin du XVIIIe siècle, le romantisme, nouveau mouvement philosophique et littéraire, naît en Allemagne. L’ironie romantique est synonyme de liberté créatrice. Elle se caractérise par des interventions régulières de l’auteur, qui se situe au-dessus de son œuvre, et la dualité du Moi (Schoentjes, 2001 : 109). Elle n’est pas une simple moquerie ; elle devient, contrairement à l’ironie socratique, une fin en soi. « L'art se montre afin de rendre possible une vision renouvelée de la réalité ; l'artiste s'efforce d'établir une vérité originale des choses en minant leur aspect conventionnel, qui passe par leur représentation traditionnelle » (Schoentjes, 2001 : 109). Parmi les philosophes romantiques ayant traité de l’ironie, on trouve Fichte, Schlegel, Heine et Hoffmann.

Toutefois, l’ironie romantique a rapidement été confrontée à des critiques, par exemple celles de Hegel, qui revenait au concept socratique et mettait de nouveau en exergue le caractère positif de l’ironie, qui n’est selon lui rien d’autre qu’une forme de dialectique, un moyen de concrétiser des notions abstraites. C’est également l’avis du philosophe

1 L’antiphrase est un terme qui désigne l’« emploi d’un mot ou d’un groupe de mots avec un sens contraire à celui qu’ils possèdent habituellement, dans un but d’ironie ou d’euphémisme » (Grand dictionnaire encyclopédique Larousse, 1984 : 545).

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9 danois Søren Kierkegaard (Киркегор, 1993 : 179), qui s’opposait au caractère illimité de l’ironie romantique et à la survalorisation de la subjectivité.

Au XXe siècle, la critique littéraire s’intéresse de nouveau à l’ironie textuelle : elle devient l’une des particularités de la langue. Olga Petrova (Петрова, 2011 : 28) souligne que l’ironie est d’autant plus importante au XXe siècle qu’elle permet à l’auteur de prendre ses distances par rapport à ce qu’il écrit dans un contexte où le franc-parler n’est pas toujours accepté. Les œuvres de grands auteurs satiriques russes tels que Boulgakov, Leonov, Zochtchenko ou encore Platonov illustrent bien ce nouveau tournant que prend l’emploi de l’ironie.

2. Définition moderne : l’ironie en tant que trope

Ce bref aperçu historique nous montre que, de l’Antiquité à nos jours, le concept d’ironie n’a pas cessé de se transformer et d’être étudié tantôt par un domaine de pensée, tantôt par un autre. Toutefois, ce n’est que dans les années 1960 que la linguistique va s’intéresser à cette notion, pour en donner finalement une définition tout autre : l’ironie devient une manifestation verbale, textuelle, elle se recentre sur le langage (Malick, 2011 : 11). L’ironie en tant que trope2 pourrait se définir « comme [une] antiphrase, comme [une] opposition entre ce que l’on dit et ce que l’on veut faire entendre, voire comme [une] marque de contraste, comme la signalisation d’une différence ou d’une opposition entre l’effet attendu et l’effet produit » (Hutcheon, 1981 : 140). Wayne Booth (1974 : 5-6) décrit quatre caractéristiques intrinsèques de l’ironie :

- Elle est délibérée, c’est-à-dire qu’elle est créée par un locuteur afin d’être lue (ou entendue) et comprise par un récepteur ;

- Elle est dissimulée, mais son sens implicite est destiné à être compris par le récepteur ;

- Elle est néanmoins stable ;

2 Un trope est une figure de style, un « emploi d’un mot ou d’une expression dans un sens figuré » (Grand dictionnaire encyclopédique Larousse, 1984 : 10433).

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- L’ironie est limitée dans son champ d’application, c’est-à-dire que le sens

« reconstruit » – selon la terminologie de Booth, « reconstructed meaning » (Booth, 1974 : 6) – reste local, limité. Le sens est donc destiné à être compris dans un endroit et un temps bien précis (contexte).

On pourrait également ajouter une caractéristique, ou plutôt étoffer la première. L’ironie fonctionne grâce à l’interaction de trois éléments ou actants (Giaufret, 2007) : un énonciateur (celui qui produit l’ironie), un récepteur (celui qui est censé comprendre l’ironie) et une victime ou cible (qui peut coïncider avec le destinataire ou même avec l’énonciateur dans le cas de l’auto-ironie).

L’ironie exprime « l’intention évaluative, donc ironique, de l’auteur » (Hutcheon, 1981 : 141). Une de ses caractéristiques fondamentales est justement cette

« intention » car l’ironie reste un élément implicite du discours. Elle est un non-dit, une suggestion, une allusion. « Elle sait qu’on n’a pas besoin de tout dire et elle a renoncé à être exhaustive : elle fait confiance à l’auditeur pour soulever le sens avec le levier du signe, à la perception pour compléter avec des souvenirs les signaux de la sensation. Et alors même qu’on devrait tout dire, l’ironie sait qu’on ne le peut pas, car l’esprit est inépuisablement riche et notre langage se divise à l’infini sans égaler les nuances indénombrables de l’émotion. […] L’ironie rompt avec la manie énumérative ; elle aime mieux être caractéristique que complète, et sa manière n’est pas encyclopédique, mais elliptique. D’un système clos on peut faire le tour ; mais une totalité ouverte ne s’aborde qu’allusivement. » (Jankélévitch, 1936 : 89).

Ainsi, l’ironie se veut discrète, mais pas trop, car elle perd tout son sens si elle n’est pas dévoilée. Elle tend à gommer les signes de sa présence et suppose donc un certain nombre de compétences de la part du lecteur. Catherine Kerbrat-Orecchioni (citée par Hutcheon, 2001 : 150-151) postule trois compétences requises de la part du lecteur : la compétence linguistique, générique et idéologique. En premier lieu, la compétence linguistique suppose que le lecteur saura détecter les signes stylistiques qui indiquent la présence de l’ironie. En deuxième lieu, la compétence générique implique que le lecteur connaisse les normes littéraires et rhétoriques. Cette connaissance permet au lecteur d’identifier les écarts par rapport à la norme (Hutcheon, 2001 : 150).

Finalement, la compétence idéologique présume que le lecteur possède des

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11 connaissances suffisantes du contexte, des informations de fond, afin de comprendre le second plan de ce qui est dit (Жаров, 1996 : 63). Ainsi, le point de vue de l’auteur qui ironise doit au moins être compris par le lecteur, même si ce dernier ne partage pas les opinions de l’ironiste et, de fait, cela crée une complicité entre les deux actants. Comme l’écrit si bien Wayne Booth : « À certains égards, lire l’ironie est comme traduire, décoder, déchiffrer, comme regarder sous un masque. »(Booth, 1974 : 33)3.

3. Manifestations de l’ironie dans le discours écrit

Nous avons donc vu certains signes qui peuvent nous indiquer qu’un discours écrit est ironique. Analysons maintenant les manifestations mêmes de l’ironie dans un texte. Selon la définition que nous avons donnée plus haut, l’ironie est une contradiction entre ce que pense l’énonciateur et le sens littéral du discours, contradiction qui se manifeste souvent par une antiphrase. Toutefois, l’antiphrase est loin d’être le seul procédé stylistique par lequel se manifeste l’ironie, et « l’élément pragmatique de la raillerie [moquerie, persiflage] domine sur l’élément sémantique de l’antiphrase dans l’identification de la part des locuteurs d’une expression ironique » (Kerbrat-Orecchioni, citée par Giaufret, 2007). L’ironie repose donc sur des liens de cause à effet contraires, illogiques ou absurdes. Ces liens de cause à effet sont à considérer dans le sens très large du terme ; ainsi, Olga Ermakova inclut dans ce concept les notions d’explication, les rapports de condition, de but, de correspondance, d’opposition. Elle considère donc l’ironie d’un point de vue sémantique (Ермакова, 2005 : 41). Voici quelques exemples de phrases qui sont ironiques, mais qui ne comportent pas d’antiphrase en tant que procédé stylistique.

Il est intelligent, pensa Ivan. Il faut reconnaître que, parmi les intellectuels, on rencontre parfois, à titre exceptionnel, des gens intelligents. On ne peut le nier (Boulgakov, 1968 : 136-137).

Dans cet exemple, il n’y a pas d’antiphrase en tant que telle, mais la raillerie et l’ironie sont bien présentes car l’argumentation est incohérente. En effet, on associe de manière générale les intellectuels à la culture et à la hauteur d’esprit, alors que cette phrase laisse entendre que ces qualités seraient plutôt une exception chez les intellectuels. La phrase

3 Dans l’original : « Reading irony is in some ways like translating, like decoding, deciphering, and like peering behind a mask. »

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on ne peut le nier renforce l’effet ironique car elle présente l’argumentation incohérente comme une évidence. Dans l’exemple suivant, on retrouve une explication absurde sur l’intelligence des officiers. Il n’y a toujours pas d’antiphrase, mais on comprend tout de même où Gogol veut en venir grâce à l’absurdité de l’explication, qui va à l’encontre de ce que l’on entend par intelligence.

Pour administrer au lecteur une preuve plus convaincante encore du degré de culture de ce fameux régiment d’infanterie de F… nous ajouterons que deux de ses officiers étaient des amateurs passionnés de pharaon [jeu de cartes], et qu’à ce jeu ils avaient perdu tunique, casquette, capote, dragonne de sabre, et jusqu’à leurs culottes, soit un phénomène qui ne se rencontre pas, tant s’en faut, dans toutes les unités de cavalerie (Gogol, 2009 : 159).

Il y a donc bien d’autres moyens stylistiques que l’antiphrase pour créer l’ironie. Le mépris ou la moquerie ironiques peuvent également être exprimés par des moyens stylistiques, syntaxiques et lexicaux. Nous allons tenter de dresser une liste de ces différents procédés et de les illustrer par des exemples tirés de la littérature.

a. Le zeugme

Le zeugme consiste à « rattacher syntaxiquement à un mot polysémique deux compléments (ou plus) qui ne se construisent pas de la même façon ou qui ne correspondent pas au même emploi de ce mot » (Trésor de la langue française informatisé, 2004).

Son expression favorite était « convenable » ; elle l’appliquait aux humains, aux domestiques, aux affaires et aux sentiments, quand elle voulait en dire du bien (Musil, 2004 : 63).

Le zeugme est ici obtenu grâce à l’association du mot convenable à des substantifs incompatibles entre eux au niveau sémantique. On accepte que cet adjectif soit associé aux humains ; il est toutefois étrange de constater que les substantifs humains et domestiques sont dissociés, comme s’il s’agissait ici de sous-catégories tout à fait différentes, appartenant à un genre plus général. En outre, l’auteur crée une rupture lorsqu’il introduit les termes affaires et sentiments. Ces deux derniers substantifs enlèvent toute cohérence à l’énumération et placent toutes ces notions sur un pied d’égalité. L’ironie réside justement dans le fait de mettre ces différents substantifs sur un

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13 même niveau (les humains, les domestiques, les affaires et les sentiments), ce qui transmet une vision d’un monde ayant perdu ses repères (Malick, 2011 : 202).

b. La syllepse

La syllepse consiste à employer un terme dans un sens propre et figuré en même temps. En voici un exemple :

En refermant le livre, il referma aussi son visage ; à la vue de ce visage muettement impératif, le secrétaire se ferma à son tour en une révérence respectueuse (Musil, 2004 : 112).

Ici, le verbe refermer s’utilise à la fois pour un livre, un visage (dans un sens figuré) et un secrétaire (qui fait une révérence) et s’applique donc tant à des objets animés qu’à des objets inanimés (Malick, 2011 : 204). Cette « distanciation surplombante par rapport à tous les objets du monde correspond à l’une des facettes de l’ironie à l’œuvre dans ce roman [L’homme sans qualités] » (Malick, 2011 : 204).

c. L’oxymore

Et soudain, vers midi, sur la colline de Petchersk, éclata la joyeuse musique d’une mitrailleuse (Boulgakov, 1993 : 236).

Dans cet extrait de La Garde blanche de Mikhaïl Boulgakov, l’ironie tragique est créée par l’apposition de termes dont le sens n’est pas compatible (joyeuse musique d’une mitrailleuse) et suscite ainsi la surprise du lecteur, qui comprend très vite que le sens même de cette phrase est ironique. Cet oxymore permet de rendre la description plus dramatique.

d. Les noms propres

Le fait de se référer à des personnalités connues de tous et associées à des traits de caractère spécifiques peut être un moyen très simple de créer un effet ironique.

Paul. … C’est une poubelle qui bouge…

Charles. … Qui marche, peut-être ?

Paul. … C’est prévu ! Le petit module chambre d’enfants.

Charles. Oh ! Professeur, vous êtes sûrement une sorte de Léonard de Vinci.

Vous avez toute ma considération, mais les moyens… (Mithois, cité par Жаров, 1996 :64)

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Par la réaction de Charles, nous voyons très bien qu’il considère que l’idée de Paul est sans intérêt et bête. Pour accentuer la moquerie, il le compare à Léonard de Vinci, qui est considéré comme un génie. Nous pouvons donc clairement déterminer que Charles ne compare pas Paul à un génie mais se moque de lui (Жаров, 1996 : 64).

e. La métaphore et la comparaison

Selon Wayne Booth (1974 : 22), la métaphore et l’ironie suscitent la même réaction chez le lecteur : il doit reconstruire le sens implicite car ce qui est écrit ne peut pas être accepté comme tel. La métaphore et la comparaison sont constituées d’un sens général – le ténor – et d’une idée sous-jacente – le véhicule (Booth, 1974 : 22). Dans la phrase Juliette est le soleil(Shakespeare, 1860 : 263), Juliette est le ténor et soleil est le véhicule. Ces deux figures de style rejoignent en un sens l’ironie car elles rompent avec le postulat de véracité. Le lecteur, lui, doit procéder à un double décodage : identifier la métaphore et rétablir le sens à deux reprises. En effet, il doit d’abord comprendre le sens de la métaphore, puis comprendre que cette métaphore est ironique et rétablir le sens sous-entendu.

Tout alla d’abord aussi gaiement qu’un glas d’enterrement (Jerome, 1935 : 44).

Dans cette phrase, le lecteur restitue tout d’abord le sens de la comparaison introduite par aussi … que. Il associe en effet le glas d’enterrement à quelque chose de triste. Mais un second niveau de décodage lui permet de constater l’incompatibilité de l’adverbe gaiement avec le glas d’enterrement. Il en déduit donc que cette comparaison est ironique et que l’adverbe gaiement est à comprendre dans un sens antiphrastique.

f. La métaphore filée

Lorsqu’une métaphore prend de l’ampleur et se développe tout au long d’un texte, on parle de métaphore filée ; elle se rapproche alors de l’allégorie en tant que figure de style. La métaphore filée est ironique si le lecteur doit comprendre le contraire ou simplement autre chose. C’est le cas par exemple de La ferme des animaux de George Orwell, roman dans lequel le lecteur reconstruit une critique du totalitarisme à partir d’une métaphore filée. C’est également le cas dans Cœur de chien et Le Maître et

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15 Marguerite de Mikhaïl Boulgakov, ouvrages dans lesquels chaque personnage est une parodie d’une couche sociale ou d’une personne en particulier.

g. La litote

La litote consiste « à dire moins pour laisser entendre beaucoup plus qu'il n'est dit » (Trésor de la langue française informatisé, 2004). De par sa nature, la litote est une figure de style privilégiée pour créer l’ironie (de même que l’euphémisme). Philippe Niogret (2004 : 55) distingue deux types de litote ironique : la litote par minimisation de la quantité ou de l’intensité et la litote par la négation du contraire. Dans le premier cas, les adverbes d’intensité tels que « peu ou un peu minimisent le défaut de la personne que l’on vise pour mieux le lui attribuer ; dans ce cas les adverbes peu ou un peu sont mis pour très ou beaucoup » (Niogret, 2011 : 56). Dans le second cas, la litote consiste à affirmer la négation du contraire de ce que l’on veut dire. Un exemple connu de ce type de litote est le vers Va, je ne te hais point (Corneille, 1946 : 121). Cette phrase dite par Chimène à Rodrigue dans Le Cid de Corneille veut en réalité dire je t’aime.

Mais il n’est pas certain que si une personne ne valait pas mieux, mais eût été duchesse ou eût possédé beaucoup de millions, Mme de Marsantes n’eût pas été favorable au mariage (Proust, cité par Niogret, 2004 : 62. C’est nous qui soulignons).

C’est la double négation qui crée une litote ironique dans cette phrase. Si l’on rétablit une manière plus naturelle de s’exprimer, le sens véritable de la phrase devient évident :

« Il est certain que, si Rachel avait été noble ou riche, Mme de Marsantes aurait été favorable au mariage. » (Niogret, 2011 : 63). Proust feint de ne pas être certain des sentiments de Mme de Marsantes alors qu’en réalité il n’a aucun doute à ce sujet.

h. L’hyperbole et l’exagération

L’hyperbole, au même titre que la litote et l’antiphrase, est l’une des figures de style les plus prolifiques pour créer un effet ironique. Il s’agit d’exagérer ses propos en employant des termes très forts.

Rien n’était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées (Voltaire, 1991 : 20. C’est nous qui soulignons).

L’utilisation des adjectifs élogieux renforcés par la répétition de l’adverbe si permet à Voltaire de ridiculiser son personnage en soulignant sa candeur et ses illusions.

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i. Les jeux de mots

Selon que l’auteur utilise les mots dans leur sens propre ou leur sens figuré, d’une manière connotée ou dénotée, il peut jouer de leur polysémie pour railler de manière ironique :

– Il s’est consolé en voulant faire un nouvel enfant à sa femme.

– Comment ! Cette pauvre Mme de Monserfeuil est encore enceinte, s’écria la princesse.

– Mais parfaitement, répondit la duchesse, c’est le seul arrondissement où le pauvre général n’a jamais échoué (Proust, cité par Niogret, 2004 : 31).

Le jeu de mots repose ici sur le double sens du mot arrondissement (division administrative ou état de ce qui est arrondi, par référence à la forme du ventre d’une femme enceinte). Ce calembour est ironique car il est utilisé dans le but de se moquer (Niogret, 2004 : 32).

j. Le style

Si l’auteur s’écarte soudainement de la manière d’écrire considérée par le lecteur comme normale ou s’il s’éloigne de son propre style ou de celui de l’un des personnages, on peut soupçonner la présence d’un effet ironique (Booth, 1974 : 67). Ce changement dans le style doit alerter le lecteur.

J’aurais de la peine aujourd’hui à me rappeler quand et où je rencontrai pour la première fois le général de brigade John A. B. C. Smith, un bel homme s’il en fut. Quelqu’un me présenta à ce gentleman, j’en suis sûr, — lors de quelque réunion publique, je le sais, — convoquée à propos de quelque mesure de la plus haute importance, cela ne laisse aucun doute, — dans un endroit quelconque, c’est certain ; — mais, chose bizarre, le nom de mon interlocuteur m’échappe (Poe, 1862 : 119).

Ce passage ne reflète en rien le style de Poe : le style est saccadé, « nerveux » et les informations s’empilent les unes sur les autres au moyen de nombreuses incises. Cela reflète de manière ironique le comportement d’une personne agitée et nerveuse (Booth, 1974 : 71). Le changement de style poussé à l’extrême s’appelle la parodie : un auteur imite le style d’un autre dans le but de se moquer. Dans tous les cas, ce qui nous permet de sentir un écart par rapport à la norme est notre connaissance des normes littéraires et du style habituel de l’auteur.

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17 k. La syntaxe

Jusqu’ici, nous avons présenté des moyens stylistiques pour créer des effets ironiques, mais la syntaxe à elle seule peut également le faire. La grande modularité des structures syntaxiques permet de changer les accents de phrase, de créer des effets de surprise. Les liens entre les mots dans la phrase sont d’une grande importance, et changer l’ordre habituel des mots en rompant ces liens perturbe le caractère prévisible de la phrase (Бреева, 2000 : 131). Lioudmila Breeva constate plusieurs moyens de créer un effet ironique en changeant la syntaxe habituelle. La dislocation (terme du linguiste suisse Charles Bally) met en exergue les éléments importants de la phrase en les détachant. Le segment détaché acquiert ainsi une indépendance et attire davantage l’attention du lecteur. Le fait de basculer à la fin un segment de phrase en le séparant avec une virgule augmente son importance sémantique et crée un effet ironique.

Une minute plus tard, habillé de pied en cap, il enjambait l’appui de la fenêtre et se glissait sur le toit d’un appentis. Il miaula avec précaution à deux ou trois reprises et sauta sur le sol. Huckleberry Finn était là, avec son chat mort à la main (Twain, 2008 : 92. C’est nous qui soulignons).

L’ironie est créée grâce à l’effet de surprise et au contenu inattendu du segment détaché.

La dislocation peut encore être plus marquée si l’on sépare les éléments de la phrase par un point, signe de ponctuation plus fort que la simple virgule. En effet, le point marque une pause longue, brutale.

l. Le lexique

D’une part, il existe des procédés lexicaux par lesquels un effet ironique peut être créé. Ainsi, Olga Ermakova constate que l’introduction de marqueurs modaux exprimant le doute dans un cas de totale certitude crée un effet ironique (Ермакова, 2005 : 67). Par exemple, si une personne trempée par la pluie dit il me semble qu'il pleut dehors, nous pouvons en conclure que, dans ce cas, le doute exprimé est feint. Dans le cas où une situation est parfaitement connue d'une personne mais que cette personne exprime un doute par une question, il s'agit également d'un effet ironique :

– Aïe, aïe, aïe ! s'écria l'artiste. Croyaient-ils vraiment qu'il s'agissait de véritables billets ? Je ne peux pas admettre l'idée qu'ils aient fait cela consciemment.

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Le buffetier eut un regard torve et attristé, mais ne dit rien.

– Des escrocs, alors ? demanda le magicien avec angoisse. Est-il possible qu'il y ait des escrocs parmi les habitants de Moscou ? (Boulgakov, 1968 : 288.

C’est nous qui soulignons)

D’autre part, certains mots sont a priori plus sujets que d’autres à être compris de manière ironique. Anna Giaufret constate que les sens ironiques des mots sont parfois répertoriés par les dictionnaires. Elle note ainsi que Le Petit Robert électronique recense 286 unités lexicales ou locutions avec un sens ironique (Giaufret, 2007). Olga Ermakova, quant à elle, répertorie les types de mots qui sont le plus enclins à être utilisés de manière ironique (Ермакова, 2005 : 85).

- Les mots qualitatifs (qui portent un jugement positif ou négatif) :

Il m'a accablé d'injures. J'ai trouvé que son comportement manquait de délicatesse (Ермаковa, 2005 : 85)4 ;

- Les termes avec une valeur exclusivement dénominative :

Et voici nos vasistas [désignant des fissures dans les murs] (Ермаковa, 2005 : 85)5 ;

- Les mots quantitatifs :

A cette porte, il y avait aussi une queue, mais pas démesurée : en moyenne, cent cinquante personnes (Boulgakov, 1968 : 90).

Nous avons donc vu que l’antiphrase est loin d’être le seul procédé stylistique permettant de créer un effet ironique et que d’autres effets de style ainsi que des moyens lexicaux et syntaxiques sont également utilisés. Toutefois, la liste que nous avons dressée ne se veut pas exhaustive et nous verrons plus tard dans l’analyse des ouvrages de Boulgakov que l’ironie est avant tout tributaire du contexte et du point de vue de l’auteur : elle ne se manifeste pas forcément de manière ponctuelle et définie dans le texte mais elle est parfois diluée et devient une sensation vague et diffuse, de celles qui font naître un sourire en coin sur le visage des lecteurs. Le traducteur doit donc être d’autant plus aux aguets, afin d’interpréter correctement l’intention de l’auteur, sa relation avec ses personnages et le ton général de l’ouvrage.

4 Dans l’original : « Он ругал меня последними словами. Я нашел его поведение неделикатным. »

5 Dans l’original : « А вот это наши форточки [показывая на щели в стенах]. »

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III. Traduire l’ironie

Les travaux dans le domaine de la traductologie ne se sont que très peu intéressés à l’aspect purement théorique de la traduction de l’ironie. La plupart du temps, cet aspect n’est évoqué que dans des études sur la traduction de l’humour, de la parodie et de l’intertextualité (July de Wilde, 2010 : 25). Cependant, « on constate ces dernières années un intérêt accru pour les questions relatives à l’ironie […]. Les approches ponctuelles dominent toutefois et aucune tentative de synthèse, s’appuyant sur les travaux théoriques récents, n’a été entreprise à ce jour » (Lievois, 2006 : 83).

Selon July de Wilde (2010 : 25), ce manque d’intérêt s’explique par l’absence d’une définition univoque de l’ironie dans la littérature et par le fait qu’analyser la traduction de l’ironie soulève un certain nombre de questions épineuses quant aux procédures d’analyse comparative au niveau microtextuel. Dans ce chapitre, nous tenterons toutefois de donner une vue d’ensemble de ce qui a été écrit dans les principales études qui traitent de ce sujet. Nous analyserons également quelques exemples, tant de traductions réussies que de traductions mauvaises, pour comprendre quels procédés concrets sont à la disposition du traducteur pour rendre l’ironie dans la langue d’arrivée.

1. Identification de l’ironie dans le texte source, réception de l’ironie dans le texte cible

Lire l’ironie implique de reconstruire le sens du texte. Wayne Booth (1974 : 10) propose un modèle en quatre étapes qui illustre le processus mental de cette reconstruction. En premier lieu, le lecteur est perturbé par le sens littéral de ce qui est écrit – non pas parce qu’il n’est pas du même avis que l’auteur, mais parce qu’il repère une incohérence dans le texte. Booth donne un exemple tiré de Candide qui illustre parfaitement cette étape : « Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum chacun dans son camp, il prit le parti d’aller raisonner ailleurs des effets et des causes. » (Voltaire, 1991 : 20). Même sans contexte, nous ne pouvons pas accepter cette phrase comme telle car elle va à l’encontre de notre connaissance du monde : deux parties

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adverses ne peuvent pas gagner la même guerre6. En deuxième lieu, le lecteur s’essaie donc à d’autres interprétations qui peuvent justifier le sens littéral de ce qui est écrit : mauvaise compréhension du texte, omission d’un élément explicatif, erreur de la part de l’auteur, etc. Ensuite, il doit prendre une décision concernant l’intention de l’auteur. En tenant compte de son bagage cognitif, du style de l’auteur et du but général de l’ouvrage, le lecteur décide de rejeter le sens littéral de l’énoncé. Finalement, ce n’est qu’après les trois premières étapes que le lecteur choisit un nouveau sens en reconstituant l’intention ironique de l’auteur. Bien entendu, ce processus est presque simultané et l’intuition peut être d’une grande aide.

De la même manière, traduire l’ironie implique une double reconstruction du sens (le traducteur est à la fois lecteur dans la langue source et dans la langue cible).

Ainsi, Katrien Lievois et Pierre Schoentjes (2010 : 20) proposent de découper le processus de traduction de l’ironie en trois moments. « Dans un premier temps, le traducteur comprend l’ironie qu’il reconnaît en tant que lecteur du texte source. Dans un deuxième temps, il produira l’ironie dans le texte cible : il décide par quelles techniques il rendra cette ironie dans le texte cible. Dans un troisième temps enfin, c’est le lecteur du texte cible qui voit et détecte l’ironie » (Lievois, Schoentjes, 2010 : 20). Le traducteur doit donc résoudre un problème double : identifier l’écart par rapport aux normes stylistiques de l’auteur (l’ironie en tant que telle) et prévoir la réponse du lecteur une fois l’énoncé traduit (Chakhachiro, 2009 : 32).

La première étape pour le traducteur est donc l’identification de l’ironie dans le texte source. Nous avons vu dans le chapitre précédent que, bien qu’il existe des signes qui peuvent nous permettre de la reconnaître et que certains écarts par rapport aux normes stylistiques nous mettent sur la voie, l’ironie ne se caractérise pas par un style ou un ton particulier et elle est fortement dépendante du contexte (Mateo, 1995 : 172). Il existe un éventail très large de manipulations (grammaticales, lexicales, graphiques, etc.) par lesquelles l’ironie peut être exprimée, ce qui pose un problème évident d’interprétation. « L’ironie est destinée à être comprise et reconnaître le sens réel, ou plutôt reconnaître le fait qu’il existe un sens réel différent de celui qui est proposé, est

6 Les Te Deum sont des prières chantées pour célébrer une victoire (Trésor de la langue française informatisé, 2004).

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21 essentiel pour qu’elle puisse se réaliser complètement » (Mateo, 1995 : 172)7. Outre le problème de l’identification de l’ironie au niveau stylistique, il est important de souligner que l’ironie, tout comme l’humour ou la parodie, est intimement liée aux caractéristiques socioculturelles de chaque langue et de chaque pays (Фененко, 2005 : 103). Sachant que le traducteur est souvent plus proche de la culture de la langue cible que de celle de la langue source, identifier l’ironie peut lui poser autant de difficultés qu’à un lecteur ordinaire (Katrien Lievois, Pierre Schoentjes, 2010 : 20). La traduction de l’ironie va dépendre de la proximité des cultures : plus celles-ci sont éloignées, plus il sera difficile de rendre l’effet ironique dans le texte cible. Même si le traducteur parvient à recréer les mécanismes à l’origine de l’effet ironique dans le texte source, il n’est pas dit que le lecteur du texte cible le percevra de la manière voulue (Mateo, 1995 : 174). Ceci nous amène à aborder la question de la réception de l’ironie dans le texte cible.

Les questions que soulève la réception de l’ironie sont en étroite corrélation avec les problèmes généraux évoqués dans les études traductologiques. La traduction en général, et la traduction de l’ironie en particulier, requièrent des aménagements pour faire face aux écarts socioculturels. Les textes doivent toujours être remis en perspective et les « circonstances » de l’énoncé8 doivent absolument être prises en considération, étant donné que la traduction déplace le texte du milieu initial auquel il était destiné.

Toutefois, malgré le fait que le traducteur « possède une connaissance très étendue non seulement de la langue à partir de laquelle il traduit mais encore de la culture dans laquelle est à situer le texte source, il sait qu’il n’en va pas de même pour son lecteur, celui du texte traduit » (Lievois, Schoentjes, 2010 : 19). Il ne s’agit pas ici de sous-estimer son lectorat, mais simplement de garder cet aspect à l’esprit lors de la traduction de passages ironiques reposant entièrement sur des allusions sociales, historiques ou culturelles. C’est pour cette raison que certains éditeurs refusent de faire traduire des ouvrages qui sont trop imprégnés d’une culture et qui demanderaient à être réécrits

7 Dans l’original : « Irony is meant to be understood and the recognition of the real meaning, or rather, of the fact that there is a real meaning different from what is being proposed, is essential for the full realization of irony. »

8 Ces circonstances de l’énoné sont les suivantes : « Qui parle, de quoi ou de qui parle-t-il et dans quel lieu. » (Lievois, Schoentjes, 2010 : 19).

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pour les adapter à la culture du pays. Toutefois, même si le traducteur trouve une équivalence à l’effet ironique en procédant à une adaptation, la réaction du lecteur de la traduction ne peut pas être prédite de manière scientifiquement exacte (Mateo, 1995 : 174). Les traducteurs et les éditeurs peuvent néanmoins se fonder sur certaines observations qui leur permettront de jauger la réception de l’ironie dans le texte cible.

Katrien Lievois (2006 : 89) souligne d’ailleurs que l’utilisation même de l’ironie varie d’une culture à l’autre. Par exemple, les Britanniques emploieraient souvent l’ironie, alors que les Allemands auraient plutôt tendance à éviter les discours ironiques. Chaque pays a ainsi ses habitudes et c’est au traducteur d’évaluer les traditions de la culture source et de la culture cible afin de voir si celles-ci correspondent ou s’il y a lieu de procéder à des adaptations. Pour illustrer ceci, Katrien Lievois cite deux études sur l’analyse de la traduction des jeux de mots dans les annonces publicitaires. « À partir d’un corpus d’environ 200 annonces publiées et traduites au Canada de l’anglais vers le français, elle [Geneviève Quillard, auteur de l’étude] constate que de nombreux textes publicitaires anglais non ludiques sont traduits vers le français en y introduisant un jeu de mots. […] Maria Sidiropoulou, qui étudie la traduction des annonces publicitaires de l’anglais vers le grec, fait la constatation inverse : l’humour tend à disparaître dans la langue cible » (Lievois, 2006 : 90).

Outre les différences liées à l’utilisation de l’ironie dans chaque pays et chaque langue, il est important de prendre en compte un autre élément pour évaluer la réception de l’ironie traduite dans la langue cible : il s’agit de l’intertextualité dans la parodie et la satire. Un texte parodique cache souvent un autre texte et « peut avoir un rapport ironique avec ce texte parodié » (Lievois, 2006 : 90-91). Au traducteur de juger si le lecteur reconnaîtra le texte parodié, s’il est indispensable que le lecteur le reconnaisse ou si le traducteur peut adapter son texte en fonction de la littérature de la langue cible.

Même si ces observations ne font que survoler la question de la réception de la traduction dans la langue cible, elles nous permettent de dégager une idée importante : le traducteur doit développer une compétence bilingue dans la réception et la production de l’ironie afin de faire les meilleurs choix possibles (Chakhachiro, 2009 : 47). D’autant plus que, dans les textes ironiques (et les textes

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23 littéraires en général), les variantes de traduction sont nombreuses et la marge pour des choix personnels acceptables est grande.

2. L’ironie est-elle intraduisible ?

De par sa nature complexe et équivoque et du fait qu’elle repose sur le sous- entendu et le non-dit, l’ironie est souvent considérée comme particulièrement difficile, voire impossible à traduire. Toutefois, « dans la mesure où l’ironie est abondamment traduite, son caractère prétendument intraduisible se conçoit en référence à un ensemble de valeurs qui déterminent une conception idéale du traduire, en fonction de laquelle se constitue le domaine de ce qui serait censé échapper à la traduction » (Martens, 2010 : 195). En effet, les nombreuses traductions réussies de textes ironiques (non sans quelques pertes) prouvent que, a priori, l’ironie n’est pas un problème insurmontable pour le traducteur. Mais pour accepter cette idée, il faut accepter le fait que la notion de traductibilité est un concept variable et dynamique (De Wilde : 2010) qui ne répond pas à une théorie de traduction en particulier. « Rien n’est intraduisible si nous sommes prêts à accepter que tous les textes ne sont pas traduits selon les mêmes lignes directrices. Parmi les facteurs qui influencent ces directives, on relève […] : l’espace, le temps, le type de texte et le traducteur » (De Wilde, 2010 : 29)9. À l’évidence, certains effets ironiques ne pourront toutefois pas être traduits, c’est pourquoi il est indispensable d’analyser l’ouvrage dans son ensemble afin de pouvoir restituer l’ironie à un autre endroit.

Il est toutefois incontestable que certaines manifestations de l’ironie sont plus difficiles à traduire que d’autres. En effet, la plupart des auteurs qui ont écrit à ce sujet (Mateo, Lievois, Chakhachiro) s’accordent à dire que plus l’ironie repose sur des aspects linguistiques (jeux de mots, néologismes, etc.) et plus elle est liée aux aspects socioculturels d’un pays, plus elle est difficile à traduire. Il faut toutefois insister sur le fait que l’ironie « ne se traduit que librement : une traduction littérale fait bien souvent disparaître l’ironie » (Lievois, 2006 : 84). La plupart des critiques semblent suggérer que la meilleure manière de traduire est de toujours garder la question de la traductibilité à

9 Dans l’original: « Nothing is untranslatable if we are ready to accept that not all texts are translated according to the same guidelines. Among the factors intervening in these changing guidelines [...]: space, text types and individual translators. »

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l’esprit (Mateo, 1995 : 174). Si l’ironie se prête facilement à la traduction, il ne faut pas aller chercher des équivalences. Si toutefois l’ironie est difficilement traduisible, il faut se demander si une perte ne serait pas préférable à une adaptation médiocre, quitte à restituer l’effet ironique à un autre endroit.

Malgré ces observations optimistes, force est de constater que l’effet ironique se perd entièrement dans certaines traductions. Natalia Fenenko illustre ces « ratés » (ou plus précisément, ces pertes) par des exemples tirés de la traduction française du livre Les douze chaises d’Ilf et Pétrov (Фененко, 2005). Cette œuvre satirique pose beaucoup de problèmes de traduction en ce qui concerne l’ironie, qui est intimement liée aux aspects socioculturels. De même que les œuvres de Boulgakov que nous allons analyser, l’ouvrage Les douze chaises regorge d’allusions et de moqueries sur l’époque soviétique des années 1920-1930, époque qui est bien connue du lecteur russe, mais beaucoup moins des lecteurs français. Prenons l’exemple suivant :

С Октябрьского вокзала выскакивает полуответственный работник с портфелем из дивной свиной кожи. Он приехал из Ленинграда по делам увязки, согласования и конкретного охвата (Ильф, Петров, 2010 : 147).

[Les gares de Moscou sont les portes de la ville. Par celle de Koursk arrivent le Caucasien et le grand Volgien…] Par la gare d’Octobre, ce sont les businessmen venus de Leningrad, avec délégations de pouvoir et luxueux porte-documents en porc, pour traiter, arranger ou concrétiser telle ou telle affaire pendante (Ilf, Petrov, 1993 : 171-172. C’est nous qui soulignons).

L’humour et l’ironie résident ici dans l’allusion au ответственный работник, réalité purement soviétique qui désigne un poste mal défini dans la bureaucratie soviétique. Il y a donc une double difficulté pour le traducteur : non seulement cette réalité n’existe pas dans le monde francophone, mais en plus elle s’accompagne d’un jeu de mots dans le texte russe. En effet, ответственный работник veut littéralement dire travailleur responsable, mais Ilf et Pétrov ajoutent à l’adjectif ответственный le préfixe полу-, qui signifie demi, à moitié, semi. Le travailleur n’est donc responsable qu’à moitié ! Le traducteur prend le parti de laisser tomber l’allusion, qui lui semble impossible à rendre en français, mais il conserve l’idée véhiculée par l’adjectif полуответственный grâce à l’expression avec délégations de pouvoir.

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25 Une autre manifestation de l’ironie particulièrement rétive à la traduction est le jeu avec la langue :

Он не любил, когда пресса поднимала вой вокруг его имени (Ильф, Петров, 2010 : 244. C’est nous qui soulignons).

Il n’aimait pas quand la presse s’occupait trop de lui (Ilf, Petrov, 1993 : 262.

C’est nous qui soulignons).

Dans la version russe, l’expression figée поднимать шум est déformée. En effet, шум (bruit) est remplacé par le substantif вой (hurlement), créant ainsi un effet comique. Le traducteur a choisi de ne traduire que le sens de la phrase, et la version française est par conséquent dépourvue de toute ironie. En revanche, dans l’exemple suivant, le jeu avec les mots est parfaitement restitué, ce qui permet de conserver l’effet comique dans le texte cible :

Это был кипучий лентяй. Он постоянно пенился (Ильф, Петров, 2010 : 80. C’est nous qui soulignons).

La cause en résidait dans sa nature en perpétuelle ébullition : c’était un paresseux bouillonnant d’activité (Ilf, Petrov, 1993 : 104. C’est nous qui soulignons).

Ces deux exemples illustrent bien les difficultés que le traducteur peut rencontrer en traduisant un énoncé ironique. Mais ils soulèvent également une autre question : la traduction ayant toujours tendance à expliciter le texte source, les textes cibles n’en deviennent-ils pas plus clairs et, par conséquent, moins ironiques ? C’est ce qu’affirment Katrien Lievois et Pierre Schoentjes, tout en nuançant leur propos : « Parce qu’elle est toujours quelque part une explication de texte qui ne peut pas s’ouvrir sur la multiplicité du sens, la traduction stabilise nécessairement. Cela ne signifie toutefois pas pour autant qu’elle diminue l’ironie. » (Lievois, Schoentjes, 2010 : 14). Il est par conséquent important pour le traducteur, comme nous l’avons souligné plus haut, d’avoir une vue d’ensemble du texte original et de sa traduction. Les textes littéraires baignent souvent dans une ambiance, une atmosphère. Il est donc possible de faire l’impasse sur une manifestation ponctuelle de l’ironie afin de la rendre ailleurs dans le texte. Le traducteur

« opère ainsi un va-et-vient constant entre un lieu précis et l’ensemble du texte » (Lievois, Schoentjes, 2010 : 16).

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Il existe une dernière difficulté qui rend l’ironie particulièrement rétive à la traduction : les noms propres. Les principaux auteurs que nous avons cités dans ce travail n’ont pas écrit à ce sujet, alors que les noms propres « connotés » posent souvent problème aux traducteurs, en particulier dans la traduction à partir du russe. Il n’est pas rare que les auteurs choisissent (ou inventent) le nom de leurs personnages en fonction des traits de caractère de ceux-ci. Dans la mesure du possible, le traducteur se doit d’essayer de traduire ou d’adapter les noms « connotés » des personnages, car s’ils sont simplement transcrits ou translittérés, ils perdent non seulement l’effet ironique ou comique voulu par l’auteur, mais deviennent la plupart du temps opaques et imprononçables pour le lecteur français (Фененко, 2005 : 102). À l’évidence, rendre en français de manière exacte les nombreux diminutifs des prénoms russes ainsi que les patronymes et leurs variantes ne ferait que compliquer la lecture et gêner la compréhension (Sakhno, 2006 : 714). Il s’agit donc de trouver un équilibre entre l’importance de conserver le sens véhiculé par le nom et la fluidité de lecture du texte traduit.

3. Le traducteur face à l’ironie : les procédés à sa disposition

La plupart des études menées sur l’ironie jusqu’à maintenant se focalisent soit sur l’essence et l’atmosphère du texte source, réduisant la traduction à la transmission de cette atmosphère, soit sur le texte cible, et ne font qu’analyser l’absence ou la présence de l’effet ironique, les traductions « réussies » ou mauvaises. Certains spécialistes se sont tout de même penchés sur le processus de traduction de l’ironie en tant que tel pour proposer des stratégies aux traducteurs. C’est Marta Mateo (1995 : 175-177) qui élabore la méthode descriptive la plus complexe.

Cette méthode se fonde sur les différents cas de figure possibles lors de la traduction de l’ironie :

- l’ironie dans le texte source devient une ironie dans le texte cible avec une traduction littérale ;

- l’ironie dans le texte source devient une ironie dans le texte cible avec une équivalence ;

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27 - l’ironie dans le texte source devient une ironie dans le texte cible par des moyens

différents de ceux utilisés dans le texte source ;

- l’ironie dans le texte cible devient plus forte avec certains mots ou expressions ; - le sous-entendu ironique devient plus explicite dans le texte cible ;

- l’ironie dans le texte source devient un sarcasme dans le texte cible (critique plus ouverte et acerbe) ;

- le sous-entendu dans le texte source est mis à jour dans le texte cible ; il n’y a donc plus d’ironie ;

- seul l’un des deux sens de l’ambiguïté du texte source est traduit dans le texte cible ; le double sens et l’ambiguïté disparaissent ;

- l’ironie du texte source est remplacée par un « synonyme » dans le texte cible avec deux interprétations possibles ;

- l’ironie du texte source expliquée dans une note de bas de page dans le texte cible ;

- l’ironie du texte source est traduite littéralement dans le texte cible avec une perte de l’effet ironique ;

- l’ironie dans le texte source est complètement absente du texte cible ; - l’absence d’ironie dans le texte source devient une ironie dans le texte cible.

Tamara Kazakova (Казакова, 2001 : 280-281), quant à elle, propose des règles pour traduire l’ironie en fonction de la difficulté devant laquelle se trouve le traducteur :

- lorsque les allusions socioculturelles se recoupent et que la tournure ironique du texte source le permet tant au niveau lexical que grammatical, traduire de manière littérale avec les transformations minimales requises aux niveaux lexical et grammatical ;

- lorsque le sens de l’ironie n’est pas clair pour le lecteur de la langue cible, élargir l’effet ironique avec divers changements syntaxiques (ajout d’une relative, d’un participe présent, d’un attribut, etc.) ;

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- lorsque la traduction littérale alourdit le texte cible, obscurcit le sens ou ne rend pas l’ironie en raison de trop grandes différences grammaticales et lexicales entre les deux langues, traduire par une négation du contraire ;

- lorsqu’il faut conserver les formes lexicales et grammaticales du texte source (citations), ajouter des éléments de sens dans le texte cible (étoffement) ;

- lorsque l’ironie doit absolument être traduite, mais que l’écart socioculturel est trop grand pour qu’elle soit comprise dans la langue cible, adapter ou traduire par une équivalence.

Ces nombreux cas de figure montrent que l’ironie est incontestablement un phénomène difficile à traduire. Elle repose sur des variables telles que le type de texte, les conventions socioculturelles de l’époque, une utilisation particulière de la langue, etc.

Tous ces facteurs sont à prendre en compte lors de la traduction d’un texte ironique et les règles ci-dessus peuvent aider le traducteur. Toutefois, et malgré toutes ces analyses, la traduction de l’ironie, et la traduction littéraire en général, reposent fondamentalement sur la sensibilité du traducteur et du lecteur. Chaque traducteur jonglera de manière très différente avec les difficultés rencontrées dans le texte source.

Force est de constater que prévoir de manière exacte la réception du texte traduit reste du domaine de l’impossible. Cependant, les nombreuses traductions réussies de textes ironiques nous amènent, malgré les difficultés, à nous « réjouir que, grâce à la traduction, l’ironie puisse être goûtée en dehors de l’aire linguistique et culturelle d’origine » (Lievois, Schoentjes, 2010 : 24).

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IV. La satire de Boulgakov dans le contexte historique des années 1910 – 1930

Dans le chapitre précédent, nous avons souligné l’importance capitale du contexte socioculturel et historique pour la traduction en général, et la traduction de l’ironie en particulier. C’est donc précisément pour mettre en lumière le contexte dans lequel Boulgakov a écrit La Garde blanche, Cœur de chien et Le Maître et Marguerite que nous allons survoler dans ce chapitre les événements historiques qui sont survenus depuis la révolution russe en 1917 jusqu’à la fin des années 1930. Plutôt que de procéder à une description linéaire des faits, nous les mettrons en perspective avec les ouvrages qui nous intéressent et avec la vie de Boulgakov.

Mikhaïl Afanassievitch Boulgakov naît en 1891 dans une famille d’intellectuels russes. En 1916, il termine ses études de médecine à Kiev et travaille en tant que médecin de campagne, avant d’être mobilisé par l’armée blanche. De par son poste de médecin de guerre, il devient un témoin privilégié de la guerre civile et de la révolution (Ермолинский, 1966 : 80). Toutefois, mû par le désir de dire la vérité et de la faire connaître, il abandonne la médecine pour se consacrer à l’écriture (Кораблев, 1991 : 42). Il quitte donc la campagne pour s’installer à Moscou en 1921 et commence à rédiger des articles pour divers journaux. Dès ses débuts, il se distingue par son langage critique, teinté d’une ironie acerbe et, très rapidement, la censure s’attaque aux premières pièces de théâtre et nouvelles qu’il rédige. Par ailleurs, la critique ne le ménage pas non plus. Il écrit même dans une lettre ou gouvernement : « En analysant mes albums de coupure de journaux, j’ai trouvé 301 articles sur moi dans la presse soviétique […] : 3 d’entre eux sont positifs et 298 sont hostiles et injurieux. » (Булгаков, 1987)10. De toute sa carrière d’écrivain, une seule de ses pièces est jouée dans les théâtres (Les jours des Tourbine) et pratiquement tout ce qu’il écrit se heurte à la censure et doit être considérablement remanié (Ермолинский, 1966 : 86). Malgré son statut d’écrivain au chômage, constamment épié par les autorités et cible de toutes les critiques, Boulgakov continue de s’acquitter de son « devoir d’écrivain » (Булгаков,

10 Dans l’original : « Произведя анализ моих альбомов вырезок, я обнаружил в прессе СССР […] 301 отзывов обо мне. Из них: похвальных - было 3, враждебно-ругательных – 298. »

Références

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