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V. L’ironie dans l’œuvre de Boulgakov : comparaison de traductions

9. Les noms propres

Il ne fait aucun doute que Boulgakov attachait une grande importance aux noms qu’il donnait aux personnages de ses œuvres. Dans la plupart des cas, il choisissait des noms connotés que ce soit « au niveau phonologique, sémantique, associatif ou étymologique » (Никольский, 1999 : 13)26. D’une part, cette tendance reflète un besoin de s’exprimer en jouant avec les mots : Lioubov Belaïa, qui a étudié les anthroponymes dans Le Maître et Marguerite, souligne que les noms des personnages laissent indéniablement transparaître l’ironie de l’auteur par rapport à la relation qu’il entretient avec ceux qui les portent (Белая, 1990, p. 106). Nous verrons ainsi que Boulgakov crée souvent un décalage, voire une réelle rupture entre le nom du personnage et ses qualités personnelles. D’autre part, ces noms propres « révèlent des allusions ironiques à des personnes réelles et à des évènements concrets » (Никольский, 1995 : 51)27. Rappelons que Boulgakov écrivait pendant une période difficile et qu’il n’avait pas la possibilité de

26 Dans l’original : « [Собственные имена у него очень часто значимы] – на структурно-звуковом, семантическом, ассоциативном, этимологическом уровнях. »

27 Dans l’original : « расскрываются иронические аллюзии на реальных лиц и конкретные события. »

63 s’exprimer librement sans être confronté à la censure. Ces sous-entendus, qui découlent souvent du contexte, sont donc aussi une manière pour l’auteur de cacher sa critique acerbe du régime.

Dans le chapitre consacré à la question théorique de la traduction de l’ironie, nous avions évoqué le fait que le traducteur se devait de trouver un équilibre entre l’importance de conserver le sens véhiculé par les noms et celle de privilégier la lisibilité de son texte. Voyons donc les choix qu’ont faits les traducteurs pour faire face à cette question des noms « connotés ».

Шарик-Шариков. Il s’agit du nom du personnage central de la nouvelle Cœur de chien. Шарик est un chien errant recueilli par un professeur voulant faire une expérience scientifique sur le rajeunissement, expérience qui transformera le sympathique animal en Шариков, être humain grossier et voleur, archétype du nouvel homme soviétique que Boulgakov exècre. Ainsi le nom Шарик (petite boule) que le professeur donne au chien au début de la nouvelle est le diminutif de шар (boule, sphère, ballon en russe) formé avec le suffixe –ик. C’est un nom tout à fait courant, presque générique, donné aux chiens, un équivalent de Médor en français. Cependant, le texte

« comporte un commentaire ironique sur le contraste entre l’apparence du chien et le sens du nom » (Sakhno, 2006 : 715) : « Boule », l’avait-elle appelé. Boule, ça veut dire un chien bien rond, gras, bête, qui mange du gruau et qui a des parents nobles, alors qu’il n’est qu’un mendiant efflanqué et estropié, un chien errant (MP, p. 9). Dans les versions françaises du livre que nous avons analysées, les deux traducteurs ont choisi de conserver l’image et l’effet ironique : Michel Pétris traduit Шарик par Boule, tandis que Vladimir Volkoff opte pour Bouboul (sans e final, probablement pour s’éloigner du mot boule et créer un nom propre), ce qui leur permet de conserver l’ironie sans devoir adapter le reste du texte. Sergueï Sakhno (2006 : 715) note toutefois que le nom Шарик est presque vide de sens puisqu’il évoque surtout chez le russophone un chien errant sans forcément faire appel à l’étymologie du terme. Par conséquent, Boule ou Bouboul n’étant pas des noms de chien courants en français, ces traductions accentuent, selon Sergueï Sakhno, le décalage entre le physique de l’animal et son nom. C’est cependant un moindre mal. Ce qui est intéressant, c’est de voir comment les traducteurs ont transformé le nom du chien en nom de famille. Ainsi, Vladimir Volkoff crée le nom de

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famille Bouboulov, avec l’ajout du suffixe -ov, en calquant le modèle russe. Le suffixe typiquement russe –ov ayant le double avantage d’être connu du lecteur francophone et de « sonner » très russe. Michel Pétris fait, lui, un choix tout à fait différent, celui de former le nom Boulle. L’avantage est que c’est un nom de famille connu des francophones (École Boulle), il s’intègre donc parfaitement au texte. Toutefois, on peut soutenir que l’adaptation est ici exagérée et que la sonorité russe du nom se perd totalement. Par ailleurs, étant donné que le changement entre les deux noms est minime, ce choix oblige le traducteur à ajouter une phrase, sans doute pour attirer l’attention du lecteur :

– Фамилию позвольте узнать ?

– Фамилию я согласен наследственную принять.

– Как-с ? Наследственную ? Именно ? – Шариков (Сс, p. 208).

« Et puis-je connaître votre nom de famille ? – Je suis disposé à garder mon nom héréditaire.

– Héréditaire ? C’est-à-dire ?

– Boulle. Avec deux l. » (MP, p. 87. C’est nous qui soulignons.)

Филипп Филиппович Преображенский. Il s’agit du professeur qui pratique l’opération sur le chien. Boulgakov entretient une relation particulière avec ce personnage, relation qui se développe tout au long de la nouvelle. D’une part, il est sans aucun doute un personnage sympathique et attachant, faisant preuve de qualités humaines indéniables et appartenant à l’intelligentsia. D’autre part, Boulgakov le dépeint souvent avec ironie, critiquant la toute-puissance que le scientifique s’attribue.

Ainsi, il surnomme ironiquement le professeur sorcier (чародей, Сс, p. 157), divinité (божество, Сс, p. 182), étoile (звезда, Сс, p. 182), prêtre (жрец, Сс, pp. 185 et 188) et créateur (творец, Сс, p. 198). Ce n’est donc pas un hasard s’il choisit Преображенский, formé à partir de la racine des mots преобразовать, преобразить, qui signifient

« donner une autre apparence, transformer, transfigurer ». Les traducteurs ont là encore fait des choix bien différents ; ainsi, Michel Pétris transcrit le nom – Filip Filippovitch Preobrajenski – alors que Vladimir Volkoff l’adapte en français, ce qui donne Philippe Philippovitch Transfigouratov. Dans le premier cas, il est évident que l’ironie se perd

65 complètement, surtout en l’absence de note explicative : le nom de famille devient alors complètement opaque pour un francophone (par ailleurs, un accent aigu sur le e aurait facilité la prononciation). Dans le deuxième cas, le traducteur a procédé à une adaptation en se fondant sur le verbe transfigurer complété par le suffixe typiquement russe –ov, que nous avons déjà vu plus haut. Notons également qu’il a francisé le prénom et le patronyme en passant du Ф russe au Ph français. Cette deuxième traduction permet donc au lecteur français de comprendre l’ironie et la relation complexe de l’auteur avec son personnage mi-dieu, mi-fou.

Иван Бездомный – le sans-maison – est le nom du malheureux poète qui se fait interner dans Le Maître et Marguerite. Il est l’archétype du poète prolétaire, dénué de talent et populiste. Boulgakov invente son nom en se fondant sur des pseudonymes réels, tels que Demian Bedny (le pauvre) ou Alexandre Bezymenski (le sans-nom), qui critiqua violemment l’œuvre de Boulgakov. Les deux traductions que nous avons analysées n’adaptent pas ce nom en français ; en revanche, elles proposent toutes les deux des notes de bas de page relativement longues pour expliquer l’allusion ironique.

Штурман Жорж est le nom d’une femme de lettres dans Le Maître et Marguerite.

Selon Margarita Lazareva (Лазарева, 1999 : 29), son prénom est non seulement une parodie du pseudonyme George Sand, mais également une allusion satirique à cette nouvelle Russie dans laquelle « les femmes ont presque disparu pour laisser place à des citoyennes [terme ici utilisé de manière péjorative] de sexe indéfini » (Лазарева, 1999 : 29)28. Dans sa traduction, Claude Ligny se contente de translittérer le russe (Sturman George) avec une note de bas de page expliquant la référence à George Sand et le sens de штурман, tandis que Françoise Flamant, en plus d’une note de bas de page très complète, adapte le pseudonyme en français – George le Navigateur (FF, p. 42). Cette adaptation est tout à fait bienvenue étant donné qu’elle est plus éloquente pour le lecteur francophone et ne demande qu’une légère modification

Certains auteurs ont poussé l’analyse des noms propres chez Boulgakov bien plus loin : Sergeï Nikolski (Никольский, 1999 : 12) soutient par exemple que le nom

28 Dans l’original : « [В Москве] исчезли все женщины, а вместо них появились различного цвета

"гражданки", да и те непонятного пола. »

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Лиходеев est une anagramme du nom et du patronyme de Trotski, Лев Д[а]видови[ч].

Cette explication, alambiquée et peu convaincante, ne serait probablement jamais venue à l’esprit d’un lecteur russe, il n’y a donc pas à prendre en compte cette analyse pour la traduction française. Qui plus est, il serait particulièrement difficile de rendre cette anagramme en français.

Il existe toutefois bien d’autres noms « connotés » ironiquement chez Boulgakov (Подложная, Куролесов, Рюхин, Непременова, Варенухы, Босой, Желдыбин, etc.), mais aucun n’a été traduit ou adapté dans les deux versions françaises que nous avons analysées. Notons simplement que chacun de ces noms a fait l’objet d’une note de bas de page explicative, ce qui souligne tout de même l’importance du sens véhiculé par ces noms dans la satire de Boulgakov.

Nous pouvons d’ores et déjà déduire de l’analyse comparative des traductions des noms propres qu’il existe une « aura sémantique […] dont il est difficile, voire impossible de rendre compte dans la traduction » (Sakhno, 2006 : 716). On observe donc que « très souvent, le contenu sémantique du nom propre russe se perd en partie dans le texte français » (Sakhno, 2006 :716). Saluons toutefois les adaptations réussies qui prouvent qu’il reste possible, dans une certaine mesure, de conserver l’allusion ironique de l’original.

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