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P ROBLEMATISATION ET QUESTIONS DE RECHERCHE

IV) a. Problématisation

Dans ce chapitre, nous allons expliciter l’approche et la perspective théorique que nous avons décidé d’adopter pour traiter notre question de départ, ainsi que les objectifs de cette recherche. Les différentes notions que nous allons présenter vont nous permettre de modifier notre questionnement initial par des liens ou des oppositions, afin de le reformuler en une question de recherche. Nous allons donc tenter de délimiter des éléments de réponse pertinents qui nous permettront de parvenir à celle-ci. Enfin, nous présenterons notre question générale et les questions spécifiques qui nous serviront de point d’ancrage pour le déroulement de notre recherche et l’analyse des données.

Collaborer : pourquoi ?

Sur un plan personnel, la collaboration nous semble essentielle. Elle nous apparaît à toutes deux comme une chance de pouvoir échanger nos visions de l’enseignement pour les faire évoluer, partager la responsabilité du parcours des élèves et les difficultés ou les belles découvertes avec des collègues de divers horizons, trouver des ressources originales, des nouvelles pistes de réflexion, développer le sens de la solidarité et des projets communs pour aider les élèves dans leur apprentissage. Par ailleurs, de nombreux auteurs ont démontré l’importance, dans un métier devenant de plus en plus « impossible » (Cifali, 1986), de partager non seulement les tâches mais aussi les responsabilités. Certains soulignent la permanence de l’échec scolaire et la nécessité de réunir toutes les forces pour lutter contre celui-ci. Gather Thurler (2007) l’écrit ainsi :

Nous disposons aujourd’hui de suffisamment de données -y compris celles produites par les études de Pisa- pour savoir que l’échec scolaire se construit bien au-delà de la classe et de l’année scolaire. Il résulte d’une combinaison de dysfonctionnements tant individuels que collectifs, qui peut rapidement se révéler fatale pour l’élève et les enseignants se trouvant au bout de la chaîne, se traduisant par l’échec scolaire des uns et les sentiments de surcharge et d’impuissance des autres. Car les problèmes toujours plus complexes auxquels se trouvent aujourd’hui confrontés les acteurs scolaires, ne peuvent plus être résolus individuellement. Ils exigent, hormis la mise en réseau de multiples

compétences, une interruption dans les routines d’action, la disponibilité et capacité des professionnels à quitter le terrain des pratiques sécurisées, leur capacité à développer des solutions qui, forcément, dépasseront le cadre du travail prescrit (p.27).

En accord avec ce que développe cette auteure, nous sommes conscientes que la collaboration au sein d’une équipe ne devrait pas être seulement un objectif personnel et qu’il devient bien essentiel de bâtir une réflexion commune face à la complexité des situations éducatives. Nous pensons que, pour assumer un véritable pari éducatif dans le contexte actuel de l’enseignement, il n’est plus pertinent de se réfugier dans des pratiques individuelles ou individualistes, mais qu’il est nécessaire d’admettre que c’est dans la conjugaison des efforts partagés que les obstacles pourront être affrontés.

Petit historique du travail en équipe : attentes et injonctions

A Genève, face à l’échec scolaire et aux inégalités des chances de réussite, le Département de l’Instruction Publique (DIP) a choisi de rénover progressivement l’enseignement primaire. Ainsi, dès 1994, de nombreuses écoles se sont engagées dans une réflexion collective et individuelle sur les pratiques et l’organisation du travail scolaire. De nombreuses innovations ont été durablement mises en place: des pratiques nouvelles de collaboration, telles que les décloisonnements ou les modules de niveau ou de besoin, par exemple. Bien que le 24 septembre 2006 marque la fin brutale de cet essor par la votation populaire lancée et emportée par l’Association Refaire L’Ecole (ARLE ; IN121), le retour des notes, des moyennes, du redoublement, la fin des cycles et le retour des degrés, ce qui avait changé dans les pratiques et les conceptions de l’enseignement des enseignants genevois, ne pouvaient être complètement effacés. C’est ainsi qu’un grand nombre d’innovations ont perduré. En effet, certaines pratiques, telles que la collaboration mais aussi la pédagogie différenciée, le soutien pédagogique ou l’évaluation formative par exemple, se sont durablement implantées comme de véritables changements profonds. D’autre part,

la découverte, il y a trente ans, de « l’effet établissement » a permis de comprendre que l’organisation collective de l’action pédagogique et éducative a certes des exigences vis-à-vis des enseignants qui doivent y consacrer de leur temps, de leur énergie, construire l’ingénierie pédagogique, mais qu’il y a des gagnants : les élèves et leurs

apprentissages. Ainsi, existe un véritable « retour sur investissement » de l’engagement collectif des enseignants. (Bouvier, 2007, p.11)

Ce constat déploie ses effets, puisque, depuis la rentrée scolaire 2008, le nouveau fonctionnement de l’enseignement primaire a instauré, dans l’optique d’une décentralisation et d’une autonomie des écoles, des directrices et des directeurs. Le cahier des charges de ceux-ci (Cahier des charges du directeur ou de la directrice d’établissement primaire, 2007) leur enjoint ainsi à mettre en œuvre les conditions d'une formation des élèves efficace et équitable en les désignant responsables du bon fonctionnement et de l'évolution de leur établissement dans le domaine de l’enseignement, du suivi collégial des élèves, de la gestion des ressources humaines, de la gestion administrative, des relations, collaborations et communication, en fonction des objectifs pédagogiques du projet d'établissement. Les écoles genevoises ont, d’autre part, été organisées en établissements scolaires avec pour mission de se fédérer autour d’un projet d’établissement et d’un conseil d’établissement. Nous constatons ainsi que la collaboration et le travail en équipe sont devenus des attentes fortes de l’institution afin de lutter contre les inégalités des chances et l’échec scolaire.

Implication personnelle

Construire sa formation professionnelle, c’est aussi viser un objectif majeur : avoir la capacité de remplir un cahier des charges. A de nombreuses reprises lors de notre parcours estudiantin, nous nous sommes penchées sur celui des enseignants du canton de Genève (1997) afin d’être en mesure d’assurer par nous-mêmes, dans un avenir plus ou moins proche, l’enseignement dans une classe du canton de Genève. En effet, il nous paraissait important d’être au fait des attentes de l’institution dans laquelle nous envisagions de travailler. En se focalisant plus particulièrement sur la collaboration, on peut observer que le cahier des charges édicte, sous différentes formes, les attentes de la direction de l’enseignement primaire. Ainsi, dans le chapitre 4 « gestion d’école », on peut notamment lire :

Les enseignants généralistes et spécialistes participent au fonctionnement de leur école et respectent les décisions prises en commun. Ils organisent régulièrement des rencontres en vue d’élaborer et de réaliser des projets et des actions qui répondent au mieux aux exigences spécifiques de l’école. Ils développent des capacités d’animation,

de communication, de travail en équipe qui nécessitent une prise de responsabilité tant personnelle que collective (p.5).

Dans le chapitre concernant les « responsabilités générales de l’enseignant », on peut lire aussi qu’ « il entretient des contacts réguliers avec les autres enseignants, recueille et transmet les informations utiles à toute action pédagogique » (p.4). Par ailleurs, suivant « la mission de l’école », dans le but « d’aider chaque élève à développer de manière équilibrée sa personnalité, sa créativité ainsi que ses aptitudes intellectuelles, manuelles, physiques et artistiques », il « établit une collaboration indispensable avec les autres enseignants (généralistes et spécialistes) qui prennent en charge les mêmes enfants » (p.3). On peut donc constater que les pratiques collaboratives prévues sont assez larges, puisqu’il est attendu une participation de tous les enseignants qui ont la charge des mêmes élèves. Enfin, si la collaboration est clairement prescrite, les contours réels de celle-ci ne sont pas abordés. La prise en charge des modalités et du niveau de collaboration relève donc de la responsabilité des acteurs de l’établissement scolaire, du directeur et des maîtres spécialistes. Nous percevons donc les limites de cette injonction. Ainsi, nous nous interrogeons sur les mesures qui peuvent être prises lorsque les acteurs ne sont pas en mesure, pour diverses raisons, de respecter ces attentes.

Dans son ouvrage qui définit les « dix nouvelles compétences pour enseigner », Perrenoud (1999) note que « travailler ensemble devient une nécessité liée à l’évolution du métier plus qu’à un choix personnel » (p.78) et il énumère ainsi les cinq compétences à développer pour être en mesure d’assumer la profession enseignante : « élaborer un projet d’équipe, des représentations communes », « animer un groupe de travail, conduire des réunions », « former et renouveler une équipe pédagogique », « confronter et analyser ensemble des situations complexes, des pratiques et des problèmes professionnels » et, pour terminer, « gérer des crises ou des conflits entre personnes » (p.80). Perrenoud n’est pas le seul dans la littérature spécialisée à engager les enseignants dans des formes de collaboration plus ou moins poussées. De nombreux auteurs (Paquay, Charlier, Lessard, Tardif, Gather Thurler, par exemple) nous démontrent ainsi que ce qui est attendu par le Département de l’Instruction Publique est largement soutenu par les chercheurs en éducation et les milieux professionnels de l’enseignement. D’ailleurs, nous l’avons nous-mêmes perçu lors de notre formation, puisque nous avons été amenées à collaborer à de nombreuses reprises pour divers projets et sous différentes configurations. Nous avons ainsi pu développer des compétences

pour être à même de « travailler en équipe et coopérer avec d’autres professionnels » (objectifs de la licence, Université de Genève, 2009-2010). Nous en concluons que la collaboration et le travail en équipe font partie intégrante de la profession enseignante. De la formation initiale aux chercheurs en éducation en passant par les pouvoirs politiques, tous ont pris parti pour que les pratiques enseignantes ne se contentent plus de l’individualisme.

Le travail en équipe face à la réalité du terrain

Pourtant, s’il est clairement établi que l’enseignant a pour mission de pratiquer la collaboration, les modalités de celle-ci restent largement de l’appréciation de chacun. En effet, comme le constate Gather Thurler (1994), chaque établissement construit sa propre culture et les acteurs y pratiquent de manières diverses et variées le travail en équipe. Elle observe ainsi que « de nombreuses analyses récentes des pratiques collaboratives dans les établissements scolaires ont clairement démontré que la coopération « professionnelle » (dont on suppose qu’elle parvient réellement à améliorer les niveaux de performance des élèves) n’y représente qu’une partie infime des pratiques existantes » (Gather Thurler, 2009), et ceci pour de multiples raisons, telles qu’une formation initiale insuffisante, une « structure de gestion des systèmes scolaires qui ne valorise pas les performances collectives » (p.35), des horaires de travail inadéquats, des leaderships inefficaces, des horaires partiels qui rendent la disponibilité problématique (Gather Thurler, 1994) et des pratiques individuelles sédimentées et encouragées par l’organisation scolaire (une classe, un certain nombre d’élèves sous la responsabilité d’un enseignant, etc.). Si Perrenoud (1999) peut faire le même constat lorsqu’il développe les concepts de « pseudo équipe », d’équipe « lato sensu » ou « stricto sensu » (p.78) détaillant ainsi les différents types de collaboration, allant de la plus pragmatique à la plus évoluée, c’est bien qu'il a pu conclure de ses observations de terrain que le travail en équipe n’avait pas la même valeur pour tous. Ces deux auteurs démontrent par ailleurs ce que nous avons pu nous-mêmes observer lors de nos stages : « s’ils [les étudiants] font de nombreux stages dans des établissements différents, ils comprendront qu’entre le discours qui présente la coopération comme allant de soi et les pratiques, il y a parfois un fossé » (Gather Thurler & Perrenoud, 2005, p.99). Bien que ces deux auteurs nous enjoignent à « ne pas confondre coopération et affinités électives » (p.100), nous ne pouvons imaginer que les conflits et les mauvaises relations entre les acteurs d’un établissement puissent ne pas restreindre, voire enfreindre, la collaboration. En effet, nous l’avons nous-mêmes observé : des enseignants, qui arrivent à des niveaux insurmontables de rancœurs accumulées, de

répulsion d’un ou de plusieurs de leurs collègues, ne sont plus en position de participer sereinement et efficacement à une équipe de travail. A plus forte raison lorsqu’il s’agit de l’ensemble d’une équipe qui a de la difficulté à s’entendre ! Dans un cadre où les attentes de collaboration sont aussi prégnantes, les incapacités de chacun peuvent avoir des résonances fortes. Afin de ne pas laisser se dégrader des situations qui peuvent être difficiles à surmonter, de ne pas laisser le burn-out des enseignants envahir les établissements (Gather Thurler, 2000) et de continuer à encourager les effets positifs de la collaboration, nous avons, tout au long de notre parcours de formation, réfléchi aux conditions qui engagent et soutiennent les enseignants dans leur travail en équipe. Nous avons constaté nous-mêmes dans nos propres pratiques collaboratives, lors des cours universitaires ou en stage, que la capacité de prise de recul et une certaine habileté à ne pas éviter les problèmes et à rechercher le dialogue pouvaient avoir une influence positive importante. Lorsque nous nous sommes penchées sur les conditions que nous avions mises en place lors de pratiques collaboratives efficientes, nous avons constaté que le travail en équipe ne se vit pas seulement, mais qu’il se construit.

En effet, toute compétence a besoin d’être soutenue dans son développement par une formation (initiale ou continue) ou des dispositifs permettant l’apprentissage (recherche-action, par exemple). Personnellement, il nous semble que des pratiques réflexives peuvent soutenir la prise de distance et les capacités de communication nécessaires à un travail en équipe opérant. Nous en sommes donc tout naturellement venues à nous interroger sur ce que pouvait apporter la réflexivité à la collaboration.

La réflexivité : une piste de réflexion ?

Dans cette optique, la proposition de Perrenoud (2001) selon laquelle « la réflexivité de chacun est un ingrédient de l'analyse collective du fonctionnement et un atout majeur dans la régulation des rapports professionnels et du travail en équipe » (p.58) nous incite à penser qu’il faut encourager ce retour analytique sur soi, ses pratiques et ses conceptions de l’enseignement et de la collaboration. En effet, comme nous l’avons développé dans l’introduction, nous avons constaté, lors d’un séminaire d’analyse de pratiques suivi à l’Université, que les effets de la réflexivité pratiquée en groupe pouvaient être de plusieurs natures : amélioration des relations interpersonnelles, échange de pratiques enrichissantes et productrices d’innovations, amélioration de ses compétences d’analyse, mise en valeur des compétences de chacun et apport d’un soutien de la collectivité dans l’engagement de nouvelles pratiques. Les constats que fait Charrat (2006) dans sa recherche soutiennent notre

réflexion, puisqu’elle y souligne des apports en terme de solidarité, estime de soi, sentiment de compétence, relations de groupe confiantes et reconnaissance des collègues. « L’analyse de pratiques est une démarche groupale et accompagnée » (Altet, 2000, p.28) et il nous semble qu’à ce titre elle développe des compétences spécifiques en matière de gestion de groupe et de communication chez les participants dans des bonnes conditions de sécurité. D’autre part, pratiquer ce type de démarche permet la construction d’un savoir-analyser (Perrenoud, 2001).

Ce savoir nous semble être d’une grande utilité dans les pratiques collaboratives, car il permet de prendre du recul dans des situations qui pourraient être conflictuelles sur le plan des relations interpersonnelles. Dans une optique d’engagement et de soutien aux pratiques de collaboration, nous nous sommes donc posé la question de savoir si la réflexivité de chacun, travaillée en équipe comme dans l’analyse de pratiques, pouvait avoir des effets. Et, si effets il y a, nous nous demandons de quelles natures ils sont. Ainsi, nous aimerions connaître les représentations des enseignants et des directeurs au sujet de l’analyse de pratiques dans leurs établissements et leur demander d’en apprécier les éventuels effets.