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La périurbanité au cœur de la construction identitaire

III. La périurbanité et les « entre-deux »

1. La périurbanité au cœur de la construction identitaire ?

1.1 Identités et territoires

La périurbanité questionne le lien de filiation (De Biase et Rossi, 2006) entre identités et territoires, synthétisé par l’expression identité territoriale. C’est sur et au travers du territoire que se construisent, s’élaborent, s’entretiennent des logiques identitaires, qui peuvent avoir en retour un effet sur les territoires. « Identité va souvent de pair avec territoire et touche à la conception qu’a l’individu de lui-même et de son environnement social. » (Brunet, 1992, p. 245). Ce n’est en rien une notion scientifique puisque, variant en fonction des individus et des contextes, elle peut apparaître comme quelque chose de sentimental et subjectif (Guermont, 2007). La construction de l’identité territoriale est favorisée par les représentations que les personnes ont d’un territoire, les mobilités venant perturber l’idée que construction identitaire et lieu de naissance seraient liés.

L’identité spatiale (Lussault, 2003), n’existant pas en soi, est construite collectivement ou individuellement. « C’est aussi par la pratique des lieux que se créent les identités spatiales, et non seulement par les représentations. » (Stock, 2006, p. 142). Ce n’est pas la distance euclidienne séparant un lieu d’un autre qui lui donne un sens mais sa pratique, ne se réduisant pas à sa fréquentation mais nécessitant que s’y déroule quelque chose.

Aussi, il peut y avoir plusieurs lieux susceptibles de construire un ancrage identitaire.

Une vision réticulaire du territoire, combinant échelle locale et globale (Augé, 1992), est indispensable pour le comprendre (Lazzarotti, 2014). Pour approcher l’identité d’un espace, il est nécessaire de prendre en compte le lieu de l’étude proprement dit mais aussi une échelle plus large, des espaces où s’exercent des influences et des contraintes qui ont des impacts à l’échelle locale.

La question de l’identité territoriale a toute sa place dans l’étude de « L’Habiter » des jeunes qui vivent dans les espaces périurbains. La difficulté de qualifier ces espaces d’entre-deux ne les empêche pas de développer un attachement autour/à partir du domicile et de l’emblématique maison individuelle. Cet attachement ne suffit pourtant pas à consolider l’ancrage à ce territoire.

1.2 À l’origine d’une construction territoriale périurbaine

L’identité spatiale n’est pas un construit une fois pour toute, mais une invention (Augé, 1994), en perpétuelle évolution (Berque, 2009). Elle s’élabore sur un territoire, un

« terreau » (Manale, 2007, p. 12), où se jouent des « processus situationnels produisant de l’attachement (et du détachement), qui qualifient leurs rapports au territoire et au monde social dans lequel ils s’inscrivent. » (Boissonade, 2007, p. 101).

La « construction territoriale de l’être-là qui est au monde (ou pour faire plus simple mais moins explicitement phénoménologique de l’habitant) » (Hoyaux, 2003) peut sembler bien difficile à construire pour qui vit dans un espace en mutation et qui, de surcroît, dispose de peu de moyens pour se déplacer. Les trois logiques constitutives de la périurbanité (accessibilité, logique de l’écart, logique du monde ségrégé, Cailly, 2004) peuvent être considérées comme des obstacles majeurs pour des jeunes non autonomes dans leurs mobilités, en raison du poids que tient la domination écrasante des métriques automobiles.

Figure 29 - La construction territoriale

Le parcours de Marianne est révélateur du processus de construction territoriale. Le Temps 1 correspond aux seize années qu’elle a passées jusque là à Villeneuve-sur-Yonne et dans des communes périurbaines alentours, dans le cadre de la garde alternée instaurée suite au divorce parental. Ces changements réguliers de domicile ne lui ont, sans doute, pas permis de développer un ancrage à ce territoire. En revanche, sa poursuite d’études en classes préparatoires au lycée Fénelon l’a modifié puisqu’elle a

développé un attachement à son ancien espace de résidence, rentrant tous les week-ends chez sa mère. En quittant son quotidien, elle s’est rendue compte de son lien avec cet espace (Temps 2) : « Je me sens chez moi ici. C’est pas le cas au lycée et au foyer. J’ai l’impression que c’est juste un état transitoire. » C’est pourquoi il semble important de mener des enquêtes longitudinales pour constater des évolutions. Cela permettrait de voir ou pas des changements dans l’appréciation du territoire périurbain. Avec les années, la domiciliation résidentielle mal vécue par le passé peut être reconsidérée avec la conquête de l’autonomie (qui passe souvent pas l’acquisition du permis de conduire).

Trois années après l’obtention de son baccalauréat, son ancrage est renforcé avec l’exploitation des ressources locales, lui ayant procuré des opportunités de jobs d’été (chapitre 6) en relation avec les études d’histoire et d’histoire de l’art qu’elle mène désormais à la Sorbonne. Elle apprécie ses séjours à Paris mais aime revenir régulièrement dans l’Yonne, en exploitant les ressources de la proximité et celles de la mobilité, combinant ces espaces à plusieurs échelles : celle de la proximité et de l’aire urbaine. Il n’y a pas d’opposition entre ces différentes spatialités mais complémentarité (Fourny, Cailly et Dodier, 2012) sur lesquelles se base la construction territoriale.

Les figures d’ancrage développées par les jeunes interrogés montrent que les formes d’appartenance et les identités socio-spatiales qui leur sont associées sont multiples (Escaffre, Gambino, Rougé, 2007). Les caractéristiques du lieu de résidence constituent une offre plus ou moins riche de proximité et conditionnent l’expérience corporelle de la proximité (Rémy, Voyé, 1981). « En effet, la proximité est une construction, dans laquelle l’imaginaire prend sa part. Il permet à l’individu de « fabriquer » de la distance. Moyennant quoi, il semble que la notion de proximité ne puisse être envisagée isolément, mais doive toujours être replacée dans un couple d’opposition : proximité/distance « extérieure » vs proximité/distance « intérieure ». » (Lefeuvre, 2005, p. 90). La sensation de proximité peut exister y compris avec des lieux plus lointains et rend compte du pouvoir créatif de l’individu : il peut se sentir proche de ce qui est physiquement lointain ou ne pas prendre en compte ce qui est physiquement proche. Les individus ne perçoivent pas tous leur espace résidentiel comme une ressource. La proximité peut être aussi vécue comme une contrainte et entraîne une distanciation.

1.3 Même si la greffe périurbaine ne prend pas toujours

Prendre de la distance avec le lieu où l’on habite se traduit chez quelques jeunes par le refus d’être apparenté à l’espace habité, passant pour Jessica (16 ans, Champigny, Yonne, 2 ans de résidence) par le refus de faire changer l’adresse sur sa carte d’identité :

« Je voulais garder mon ancienne adresse parce que c’est ce qui me rattache à l’Ile-de-France et à son fonctionnement que j’apprécie tant. » Contactée trois ans plus tard pour faire le point sur cet aspect, elle raconte qu’elle a perdu sa carte d’identité pendant l’été 2013. Elle est d’autant plus ennuyée par cette perte qu’elle a été confrontée à la nécessité d’en disposer pour s’inscrire sur les listes électorales à Champigny. Elle

espérait se contenter de l’attestation de perte, en attendant d’avoir un logement étudiant à Paris. Toutefois, à défaut d’en avoir trouvé un correspondant à ses moyens financiers, elle a été obligée de refaire une carte avec l’adresse de Champigny, à son grand regret.

Jessica affirme sa singularité culturelle en refusant d’être apparentée à la commune où se trouve son domicile. Elle se revendique comme « parisienne ». Pour elle, « être soi » (Gauchet, 2008) consiste à se fondre dans un idéal collectif, celui porté par la ville de Paris. Le lieu qu’elle habite ou l’adresse qui figure sur sa carte d’identité est porteur de sens et elle craint d’être assimilée aux habitants des espaces périurbains situés hors Ile-de-France sur ses papiers d’identité. Ces jeunes reproduisent un modèle mis en évidence par André Siegfried (1957) et les Pinçon-Charlot (1989) à propos de l’importance de l’adresse comme marqueur social de la grande bourgeoisie et de l’aristocratie.

L’adresse où l’on habite est un élément constitutif de son identité, figurant en bonne place sur la carte du même nom. Pour certains jeunes, elle renseigne sur son placement dans un champ social et géographique. Déclarer habiter à tel endroit revient à être assimilé à cet endroit et c’est ce qui les gêne dans la localisation résidentielle que leurs parents ont choisie. Ils estiment qu’habiter en dehors de l’Ile-de-France met de la distance avec le pôle qui les attire. Il n’est pas question de distance euclidienne, mais par le changement de région, ils n’ont pas l’impression d’appartenir au même monde que ceux qui habitent de l’autre côté de la frontière administrative. Cela va au-delà du gradient espace urbain /espace rural que les jeunes identifient. Leur appréhension de l’espace rend compte des limites (Goffman, 1973) qui sont surtout mentales et immatérielles dans leur capital spatial. Ces limites sont puissantes alors qu’aucune barrière physique n’existe mais elles organisent sa spatialité, leur identité spatiale.

Michel Lussault considère sous ce terme « les valeurs fixées sur un espace (que ce soit un lieu, une aire, un réseau) qui constitue une référence utilisée par un et/ou des acteurs qui le pratiquent pour se définir en se distinguant des autres acteurs. » (2007, p. 93). En refusant de s’identifier à leur commune périurbaine, le jeune essaie de se distinguer de cet espace mais reconnaît à ces espaces périurbains des traits propres, constitutifs à la ambivalent avec ces espaces où leurs parents ont choisi de vivre.