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Les échelles du chez-soi périurbain

I. La chambre : cocon au cœur de l’espace domestique

2. Un espace à soi et pour soi

sociologie urbaine (Raymond, Haumont, Dezès, 2001) avait fait apparaître l’importance tenue par le « coin » pour les différents membres de la famille. Avec l’individualisation de l’espace domestique opérée depuis, la chambre de l’adolescent est devenue un coin à part entière. Toutefois, la mention par ce jeune de l’expression « petit chez moi », rend compte d’une évolution, constatée par Monique Eleb (1995, 2011), vers l’aménagement des chambres des adolescents comme des petits appartements ou, à défaut, de les situer à proximité de la porte d’entrée (Eleb et Simon, 2013) pour permettre des déambulations juvéniles. Cette prise d’autonomie exige des négociations pour gérer ce territoire personnel57 (Maunaye, 2001). La chambre acquiert, à l’adolescence, une sorte d’extraterritorialité par rapport au reste de la maison (Serfaty-Garzon, 2003a).

L’utilisation multiple du terme univers pour désigner la chambre (« Je suis dans mon univers », « j’y retrouve mon univers », « je suis dans mon monde ») rend compte de l’organisation par l’adolescent de l’espace en fonction de ses goûts, en fonction de lui-même (Ramos et De Singly, 2000 ; Ramos, 2001). « L’ordre de la chambre reproduit l’ordre du monde dont elle est la particule élémentaire » (Perrot, 2009, p. 430). Univers, Monde désignent l’ensemble des choses (abstraites ou concrètes) constituant l’environnement d’un jeune, le milieu dans lequel il vit mais organisé par lui-même pour lui-même, en tant qu’individu : « Parce que ça forme un cocon et on s'y sent bien c'est notre endroit, rien ne peut nous arriver dedans. » (Louise, 16 ans, Villeneuve-la-Guyard, Yonne). L’évocation d’un endroit sécurisé donne à cet espace l’apparence d’une coquille dans laquelle il est possible de se lover pour rester à l’écart du monde « entre un intérieur lisse et accueillant et un dehors dur, souvent hérissé de défenses qui en écarte les indésirables. » (Pezeu-Massabuau, 2000, p. 38). Les arguments mobilisés par les jeunes périurbains ne sont en rien spécifiques et se rapprochent de ceux employés par les jeunes ruraux ou urbains ayant mis en avant leur préférence pour leur chambre, cet espace claustral et protecteur.

57 pouvoir s’y enfermer, gérer cet espace à sa guise, le ranger ou pas, exiger des parents qu’ils frappent avant d’entrer.

Au-delà de l’attribution d’un espace, passant par l’usage répété de possessif, la chambre est aussi un lieu approprié par le jeune qui y laisse sa marque.

2.2 Un espace à son image et de réalisation de soi

Les mentions d’une appropriation par le biais de la décoration sont nombreuses : Figure 35 - Photographie de la chambre d'Alexia (Courlon-sur-Yonne)

Source : photographie d’Alexia, 17 ans, Courlon-sur-Yonne, Yonne.

« Car c'est ma chambre, et que j'ai tout fait moi même, à mon image. (…) Lorsque mes parents ont acheté cette maison, j'avais 11 ans, c'était la première fois que je pouvais avoir une chambre à moi seule, avant je devais la partager avec mes frères et sœurs et je devais subir leurs montagnes de jouets et leurs posters de dessins animés qui ne me plaisaient pas du tout ! (…)

J'avais donc 11 ans lorsque ma Maman me laissa décorer seule ma chambre après que mes parents aient fini la grosse main d'oeuvre (placo, laine de verre, parquet etc...). J'ai donc effectivement réalisé l’aménagement seule, j'ai choisi ma peinture et l'ai faite seule, avec des conseils de grands bien sûr ! Pour l’aménagement, j'ai beaucoup utilisé des meubles de recup' que j'ai repeints et réagencés à mon goût et

encore toute seule ! Mon sens créatif, et ma passion pour la déco et le beau doit expliquer cela !

Aujourd'hui cela fait 7 ans que j'occupe cette chambre et elle n'a pas bougé, c'est toujours les même peintures et les même meubles que parfois je réorganise ou remets au goût du jour. Mais je ne tiens pas à changer ma chambre, ou à changer quelque chose, je l'aime comme elle est, et je me sens bien dedans, si je devais changer quelque chose je pense que je ne m'y sentirais plus très bien. »

Alexia, 17 ans, Courlon-sur-Yonne, Yonne.

« Car elle est très grande et faite à mon goût, avec mes décorations, mes couleurs. Le reste est du goût de mes parents qui sont différents du mien. De plus, dans ma chambre j'ai toutes les choses que j'aime, mon coin. » Caroline, 19 ans, Champigny, Yonne.

Les jeunes soulignent qu’ils ont réalisé eux-mêmes (ou avec l’aide du père) cette pièce.

Ils y ont laissé leur marque et celle-ci participe de leur intimité. La chambre devient un espace d’expression alors que jusque-là (enfance), elle était un espace de jeu. Un journal de préadolescentes, comme Julie, consacre d’ailleurs son numéro du mois de mars 2014 à la décoration de cette pièce avec un dossier spécial : « Relooke ta chambre, 20 bricos faciles ». S’il semble que cette décoration soit mise en œuvre à un âge plus précoce que les jeunes qui sont au cœur de notre étude, elle tient une place centrale dans son appropriation. C’est une étape qui a précédé comme le confirment les jeunes contactés suite au remplissage du questionnaire.

« Quand je dis qu'elle est à mon image, elle est décorée selon mes envies, mes passions. La plupart des décorations ont été mises par moi-même. Il n'y a que pour la peinture où j'ai été aidé, mais j'ai choisi les couleurs. J'occupe cette chambre depuis ma naissance, elle est donc passée par tous les états : chambre de bébé, d'enfant... Elle a été ensuite agrandie, et c'est à ce moment que j'ai commencé à la styliser (vers 14 ans) : peinture bleu nuit, plein de photos, des cartes du monde et des maillots de football. » Florian, 22 ans, Villeneuve-Les-Bordes, Seine-et-Marne.

La « culture de la chambre » est « un trait de l’autonomisation des enfants (…) particulièrement significative de l’émergence d’un temps dans l’enfance, d’un nouvel âge, la préadolescence. » (Glevarec, 2010, p. 47).

La chambre est le lieu de l’intimité, elle maintient l’ultime droit au secret. Elle est le lieu de l’expression de soi alors qu’à la préadolescence, elle n’a pas encore été totalement appropriée, individualisée. La culture de l’affichage (De Singly, 2006) marque à la fois la volonté de s’exprimer en choisissant des posters (d’actrices, d’animaux et de sportifs, pour les garçons essentiellement) sans que ceux-ci soient véritablement l’expression

d’une individualité mais davantage le reflet d’une mode. Pour les adolescents, elle répond au besoin d’isolement à l’intérieur de la famille, un soi, à l’intérieur du chez-soi. La chambre est bel et bien un espace privé où les parents entrent peu ou n’osent pas rentrer comme en témoigne le film La Chambre du fils (Moretti, 2001). Mais, c’est aussi le lieu dans lequel Andreas choisit de se mettre en scène, par le biais de photographies, pour se dévoiler à sa petite amie, comme le font aujourd’hui les jeunes de la série Boyz and Girlz de Mathieu Grac (2010) ou ceux photographiés par Matar Rania (2013) ou Caroline Hayeur (2014).

Les jeunes des espaces périurbains ne se singularisent pas des jeunes des autres espaces. La chambre tient une place centrale dans la géographie domestique des adolescents comme lieu d’appropriation et de prise d’indépendance.

2.3 Entre intériorité et extériorité

La chambre est à la fois un lieu d’introspection mais aussi d’exposition. Par les équipements qui y sont présents, le jeune peut communiquer avec l’extérieur tout en restant dans son univers. Paradoxalement, cet espace de l’intimité peut être aussi un espace de réception.

« C'est mon espace de vie. Je peux jouer, travailler mes cours tranquillement et me détendre lorsque je le souhaite et aussi recevoir des copains » Ken, 16 ans, Lixy, Yonne

Si une autonomie de plus en plus importante est reconnue aux enfants depuis les années 1960, la chambre participe à cet accès à l’autonomie. Espace vu comme un espace privé, réservé à l’enfant, il a en même temps celui d’un espace public pour le groupe d’enfants, qui peuvent être invités à la maison, alors que la chambre des parents est strictement privée (Ozon, 2013). Il y a une opposition entre l’idée de coin à soi (hors socialisation) et le fait de faire venir du monde (copains, petit ami) en raison de l’équipement présent. La chambre de l’adolescent est le théâtre de sociabilités, même si celles-ci ne sont pas limitées à ces espaces. Contrairement aux adultes qui reçoivent dans la pièce de réception (salon, salle à manger), les adolescents reçoivent dans leur espace à eux. La chambre est à la fois l’espace de l’intime et de la sociabilité. Elle est le lieu où pénètrent essentiellement des amis du même sexe, même si le « petit ami » est admis à s’y rendre et parfois à y dormir.

L’équipement de la chambre joue beaucoup dans l’attrait que le jeune peut avoir à y séjourner. Il participe de l’autonomie culturelle et relationnelle acquise par les adolescents au cours de leur enfance. « Ils trouvent dans l’usage de ces outils un moyen de s’émanciper du contrôle parental pour poursuivre une socialisation avec des pairs et nourrir leurs premières fréquentations amoureuses. » (Pharabod, 2004, p. 108).

Au delà des amis qui pénètrent dans la chambre, il y a le cas particulier du petit ami autorisé à partager cet espace avec son occupant. Les distances périurbaines expliquent notamment, afin d’éviter à chacun de rentrer chez lui à défaut de transports autonomes, le fait que la famille tolère que le/la petit(e) ami(e) passe la nuit sur place.

« Depuis l’âge de 16 ans, je peux aller dormir chez mon copain qui habite à la Grande Paroisse. Je prends le bus du lycée le vendredi soir et on va chez lui. 16 ans, c’est le seuil en même temps que l’entrée au lycée. Je peux aller à des fêtes, dormir chez mon copain, sortir plus tard en été, après 21 heures et aller à la pizzeria pendant les grandes vacances. » Héloïse, 17 ans, Marolles-sur-Seine, Seine-et-Marne.

La maison parentale n’est pas ouverte en permanence au cercle d’amis des jeunes. Si la chambre est bien un espace approprié, elle est un lieu s’insérant dans un espace domestique familial (Gaviria, 2005). Les jeunes cherchent à respecter l’intimité de leurs parents face à l’intrusion que peut constituer la venue de leurs amis. Tout le paradoxe est d’être « libres ensemble » (De Singly, 2000) : un individu au sein d’une communauté, la famille. Si les objets multimédias et la recherche de convivialité peuvent les amener à préférer une autre pièce que la chambre, les jeunes qu’ils soient des villes ou des périurbains et, dans une moindre mesure, des champs, plébiscitent l’espace individuel, constitutif de leur autonomie.