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CHAPITRE 3 : PRÉSENTATION

3.2 La période d’avant-conflit

3.2.1 Le climat des relations de travail au Journal dans les mois qui

précèdent la négociation de 2006-2007

Jusqu’en 2006, les parties patronales et syndicales entretiennent des rapports positifs et une préoccupation mutuelle à l’égard de la bonne marche du quotidien. En février 2006, les deux parties sont en négociation concernant le renouvellement de la convention collective pour une période d’un an. L’objectif de ce renouvellement est de permettre au

Journal d’affronter son concurrent, Le Soleil, qui passe lui aussi au format tabloïd9. En

mars 2006, les quatre sections locales acceptent l’entente négociée d’un renouvellement de 12 mois de la convention collective de 2003-2005 et d’une augmentation salariale de 2,5 % pour les membres pour la durée de la prolongation10. Selon le répondant patronal,

ceci démontre bien le bon climat de relation de travail au sein de l’organisation puisqu’il a été possible de régler quatre conventions collectives en quelques heures11. Pour sa part,

8 Entrevue avec un répondant syndical, Québec, 29 septembre 2011. 9 Entrevue avec un répondant syndical, Québec, 29 septembre 2011. 10 Entrevue avec un répondant patronal, Québec, 8 juin 2012. 11 Entrevue avec un répondant patronal, Québec, 8 juin 2012.

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il s’agit d’une preuve que « la maturité en relation de travail était telle que renouveler une convention collective n’était plus un obstacle à la vie corporative »12.

Au cours de cette même période, une réunion des vice-présidents de Quebécor est convoquée afin de réfléchir sur la marche à suivre concernant les futures négociations avec les différentes entités de Québecor Média. De cette rencontre ressort, entre autres, les deux enjeux majeurs de la prochaine négociation au Journal. Les hauts dirigeants, même s’ils ne souhaitent pas nécessairement que cela se fasse immédiatement, cherchent à implanter des changements technologiques dans l’organisation de la production. Ces modifications consistent, en majeure partie, à renouveler l’équipement informatique considéré désuet au Journal. Dans la même veine, l’employeur a comme deuxième objectif d’intégrer le quotidien aux autres plates-formes de l’entreprise autant les médias télévisuels (comme TVA ou LCN) qu’électroniques (comme Canoë). Pour le répondant patronal, il se dégage de ces enjeux de nombreux bienfaits pour le Journal, mais il a en même temps l’impression que « l’encre était pas encore sèche sur notre convention d’un an, qu’on savait déjà qu’il fallait diminuer nos effectifs pis modifier notre façon de travailler »13.

Un événement important de la période d’« avant-conflit » est l’embauche de quatorze nouveaux cadres au Journal à la fin septembre 200614. La date de ces embauches est

importante puisque la convention collective qui est en vigueur à l’époque indique qu’à partir du 1er octobre 2006 les parties ont droit de lancer les négociations15. Puisque

l’embauche a été effectuée avant cette date limite, les quatorze cadres ne peuvent donc pas être considérés comme des briseurs de grève au sens de l’article 109.1 du Code du

travail advenant un conflit de travail. Ce nombre n’est pas le fruit du hasard. Une analyse

demandée par l’employeur a conclu que quatorze personnes sont le nombre d’employés supplémentaires (en plus des cadres déjà présents) nécessaires pour continuer la production du Journal en cas de conflit16. Toutefois, le répondant patronal insiste sur le

12 Entrevue avec un répondant patronal, Québec, 8 juin 2012. 13 Entrevue avec un répondant patronal, Québec, 8 juin 2012. 14 Entrevue avec un répondant syndical, Québec, 29 septembre 2011. 15 Entrevue avec un répondant syndical, Québec, 29 septembre 2011. 16 Entrevue avec un répondant patronal, Québec, 8 juin 2012.

75 fait qu’à ce moment la direction locale n’a toujours pas en main de mandat de conflit, l’entreprise ayant seulement décidé de jouer la carte de la prudence17.

3.2.2 L’amorce de la négociation

Une première rencontre de négociation entre l’employeur et les quatre sections locales se déroule le 1er décembre 2006. Le répondant syndical décrit le déroulement de cette

séance de la façon suivante : « un représentant de l’employeur est venu nous voir à Québec et il nous dresse un portrait hyper sombre de la situation des médias écrits dans le monde, aux États-Unis, au Canada, à Montréal. Mais il ne nous parle pas de Québec »18.

Pendant cette rencontre, l’employeur dépose aussi ses demandes aux quatre sections locales19. Pour la rédaction, ces demandes concernent, entre autres, l’ajout de tâches aux

journalistes (comme la prise de photos et d’extraits sonores ainsi que le tournage d’images) et le droit pour la direction de reprendre le contenu du Journal dans tous les médias de Québecor Média et vice versa. Du côté des employés de bureau, l’employeur souhaite éliminer plusieurs postes en facilitant la sous-traitance et en transférant le service des petites annonces à Kanata, en Ontario. En ce qui concerne l’imprimerie, l’objectif est d’éliminer des postes en transférant des tâches vers la rédaction. En somme, la majorité des demandes de l’employeur sont communes, mais comportent des spécificités pour chacun des secteurs.

À la suite de cette présentation, les quatre syndicats décident d’organiser à leur tour une rencontre avec la direction afin d’exposer leur vision de la situation. Contrairement aux rencontres de négociation passées, ce ne sont pas seulement des membres de la direction locale qui sont présents. En effet, deux personnes n’ayant pas été dans le comité patronal lors de la dernière négociation collective s’ajoutent aux cadres du Journal et au cadre supérieur qui a été le représentant de l’employeur lors de la première rencontre. Ces deux intervenants sont un avocat d’une importante firme juridique privée et le chef de l’exploitation chez Québecor. Lors de cette rencontre, l’objectif syndical est

17 Entrevue avec un répondant patronal, Québec, 8 juin 2012. 18 Entrevue avec un répondant syndical, Québec, 29 septembre 2011. 19 Entrevue avec un répondant syndical, Québec, 29 septembre 2011.

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principalement de rappeler à la partie patronale les risques d’un conflit de travail dans le monde des médias : « Le Journal de Montréal a été lancé sur la grève à La Presse (en 1964) […] Le Journal de Québec a connu son rebond historique au moment de la grève au Soleil, alors on sort et on leur a fait une présentation dans ce genre-là »20. La partie

syndicale vise aussi à rappeler que la culture de conflit n’a jamais été dans la façon d’agir des syndicats du SCFP : « C’est important de comprendre cela parce que c’est le “minding” dans lequel se trouvent les syndicats au Journal de Québec en 2006, quand il y a l’annonce des quatorze nouveaux cadres »21.

À la suite de cette réunion, les 11 et 12 décembre 2006, l’employeur organise des rencontres individuelles avec les quatre syndicats afin de préciser les demandes. Lors de ces réunions, peu d’informations sont transmises entre la partie patronale et la partie syndicale : « On connaît l’entreprise. On sait que la stratégie employée par Québecor, on appelle ça dans notre jargon du “hard bargaining”. Tu bouges pas. Tu fais des pas microscopiques […] On sait que c’est le pattern qui a été utilisé chez Vidéotron pis on s’attend à ça »22. Concernant le déroulement des négociations, le répondant patronal

observe le même phénomène, soit une grande résistance des travailleurs et des sections locales durant les négociations. Il interprète aujourd’hui cette attitude comme provenant du déroulement du conflit de Vidéotron en 2003-2004 et de la crainte que l’employeur agisse de la même façon à nouveau23. Voici un court résumé de ce conflit afin de faciliter

la compréhension.

Lors de ce conflit dans l’entreprise de câblodistribution, le principal objectif de Québecor est de réduire ses coûts de main-d’œuvre en transférant certaines de ses activités à un sous-traitant. Au final, le travail de 660 techniciens est « vendu » à la firme Alentron, filiale d’Entourage Solutions technologiques (Rouillard, 2004 : 275). Cette situation amène les membres des deux sections locales du SCFP représentant les salariés de

Vidéotron à refuser les demandes patronales et à faire un débrayage suivi d’un lock-out

de l’employeur (Rouillard, 2004). Suivant le déclenchement de ce lock-out, des briseurs

20 Entrevue avec un répondant syndical, Québec, 29 septembre 2011. 21 Entrevue avec un répondant syndical, Québec, 29 septembre 2011. 22 Entrevue avec un répondant syndical, Québec, 29 septembre 2011. 23 Entrevue avec un répondant patronal, Québec, 8 juin 2012.

77 de grève sont embauchés et ceci donne lieu à du vandalisme et du sabotage (ex : câbles sectionnés) de la part des travailleurs de l’entreprise (2004 : 276). Des poursuites pour un montant total de 16 millions seront déposées contre les syndicats pour les dommages causés et ceux-ci ont eu à rembourser plus de quatre millions24.

Compte tenu de ces événements, les sections locales du Journal décident de faire une contre-proposition sur des principes très larges afin de ne pas dévoiler, elles non plus, trop d’informations sur les demandes de ses membres : « Dans une négociation comme ça, tu peux pas descendre tes cartes en partant. Parce que tu vas aller plus bas que ce que tu pensais que tu devrais aller »25. Les discussions se poursuivent au cours des semaines

suivantes, mais, selon le représentant syndical, il est palpable que les possibilités de parvenir à un règlement sont minimes voire nulles : « D’une fois à l’autre, ça s’améliorait pas. Si y’avait une petite ouverture à une place, ils rajoutaient un truc ailleurs. Nous on voyait que ça marchait pas »26. Il en va de même du côté patronal qui perçoit lui aussi une

attitude défensive et agressive de la partie syndicale : « presque une haine envers Pierre Karl [Péladeau] »27, ceci n’aidant en rien à bâtir la négociation sur des bases solides.

Selon lui, ce sont les déclarations des deux parties et la perception chez les quatre sections locales, c’est-à-dire que le seul objectif de Québecor est d’avoir un conflit, qui mine la progression de la négociation. Il indique aussi que « dans les faits, c’est juste à la fin février que la décision d’aller en conflit de travail a été prise »28. Cette information est

toutefois mise en doute par le répondant syndical qui indique que le 15 décembre 2006, l’agence Sécurité Kolossal publie une annonce afin de recruter 200 agents de sécurité en prévision d’un conflit de travail et c’est cette même agence qui est présente devant l’édifice du Journal lors du déclenchement du lock-out29.

Le 31 décembre 2006, les conventions collectives de tous les syndiqués du Journal sont échues et selon le calcul de la partie syndicale, l’employeur peut déclencher un lock-out à partir du 15 janvier 2007. Face à cette possibilité, les représentants des quatre sections

24 Entrevue avec un répondant patronal, Québec, 8 juin 2012. 25 Entrevue avec un répondant syndical, Québec, 29 septembre 2011. 26 Entrevue avec un répondant syndical, Québec, 29 septembre 2011. 27 Entrevue avec un répondant patronal, Québec, 8 juin 2012. 28 Entrevue avec un répondant patronal, Québec, 8 juin 2012. 29 Entrevue avec un répondant syndical, Québec, 29 septembre 2011.

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locales décident de ne pas demander un vote de grève, puisqu’ils perçoivent que l’issue finale est assurément un conflit de travail et qu’il n’y a donc pas d’avantage concret à l’obtention d’un mandat de grève de la part de leurs membres. L’importance de l’opinion publique est déjà présente dans la tête des travailleurs puisqu’ils ne « donneront pas la satisfaction d’offrir la possibilité que PKP30 dise que les travailleurs se sont mis en conflit

eux-mêmes »31. Cette vision est corroborée par le répondant patronal qui indique qu’à

partir du mois de mars 2007, les sections locales mettent pratiquement aux défis l’employeur de décréter un lock-out puisqu’eux ne demanderont pas de vote de grève32.