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4 1 L'origine économique des sciences de la nature 173

Le recours à l'épistémologie kantienne était destiné à démontrer l'illégitimité de cette méthode. En revanche, on ne peut manquer d'être frappé, dans cette argumentation quelque peu surprenante du troisième chapitre de son travail, par l'affirmation de l'origine économique de la rationalité scientifique. Autant dire qu'on a déjà là le germe de l'essentiel de la théorie ultérieure de Sohn-Rethel, du moins de la thèse à laquelle il s'efforcera de donner l'allure d'une théorie convaincante. Ici, on a l'idée de base, inscrite dans une argumentation ingénieuse mais néanmoins téméraire. D'ailleurs, il ne semble pas qu'il l'ait jamais reprise sous cette forme. Car la démonstration, on s'en souvient, se fonde sur le rôle de la rationalité dans l'agir économique, dans la métamorphose de l'expérience de la nature en objet théorique. En voici la formulation précise, qui ne manque pas d'audace :

Il convient de considérer la science de la nature théorique elle- même comme procédant du comportement du sujet de l'économique, dans la mesure où celui-ci aura détaché son expérience de la nature de ses objectifs pratiques personnels, la constituant de la sorte comme objet purement théorique.428

428 Warenform und Denkform, op. cit. p. 205-206 : "Wir haben die theoretische

Naturwissenschaft selbst so anzusehen, daß sie aus dem Verhalten des wirtschaftenden Subjekts hervorgegangen ist, indem dieses seine Naturerfahrung aus den praktischen persönlichen Zweckbezügen herausgelöst und als rein theoretisches Objekt konstituiert hat."

Le sujet de l'économie a donc créé la science de la nature par un processus intellectuel, car c'est un événement dans l'ordre de la pensée que décrit cette phrase ("ein gedanklicher Vorgang"). En réalité, on peut se demander si ce qu'il évoque ici ne correspondrait pas plutôt à la rationalité technique. Quoi qu'il en soit, cette formulation appelle du moins deux remarques complémentaires. La séduction qu'elle peut opérer tient à l'emploi de l'expression "expérience de la nature", emblématique d'un problème récurrent chez notre auteur. En l'occurence, on aura du mal à trancher. Devra-t-on parler de manque de rigueur conceptuelle, ou plutôt d'emploi métaphorique d'une notion, voire de jeu de mots peut-être ? A moins qu'on n'y voie un paralogisme, au sens où l'entend Pierre Macherey :

un glissement de sens conférant illégitimement au même concept deux valeurs qui sont en fait irréductibles l'une à l'autre429

En effet, l'expérience de la nature du sujet de l'économie n'a certes pas grand chose à voir avec l'expérience de la nature qui deviendra objet de la théorie, la confusion tient à la polysémie du terme, à moins de penser que cette ambiguïté s'annule dans le processus même qui est censé opérer cette étrange alchimie, difficile à concevoir au demeurant. (A suivre cette hypothèse, les géomètres égyptiens auraient-ils pu, voire dû, donner naissance aux mathématiques pures ?) Si c'est ce processus même qui contient la clé du mystère, cela signifie, et c'est là le sens de notre deuxième remarque, qu'il s'agit d'un processus d'abstraction. On a détaché, extrait cette expérience de l'engluement dans le matériel, dans l'objectal, et c'est ainsi qu'on en a fait quelque chose de pur et de théorique. De fait, il semblerait que les sciences de la nature se soient plutôt constituées en parfaite disjonction de la réalité empirique, mais Sohn-Rethel ne s'appesantit pas trop là-dessus, et s'il ne se réfère pas davantage à la réalité, peut-être n'est-ce pas dû exclusivement au rejet de l'histoire comme preuve et vérification. En tout cas, si la théorie doit se suffire à elle-même, celle-ci reste singulièrement vague. On a déjà exposé la manière, fort subtile, là encore, dont elle sert à démontrer l'inadéquation de la méthode des sciences de la nature à la réalité économique. Ce qui nous paraît plus important, c'est qu'elle trahit déjà la présence de cette hypothèse, peut-être faudrait-il

dire conviction : la pensée scientifique est née de l'économique par la voie de

l'abstraction.

Cette thèse quant à l'origine économique des sciences de la nature peut aussi se lire comme une tentative d'apporter une solution au problème de la position théorique du sujet de la connaissance. Sohn-Rethel essaie d'appliquer le retournement inspiré de la révolution copernicienne, en ce qu'il joue sur la place du sujet et de l'objet. Mais sa démarche porte également la marque de Marx qui fait du renversement un intrument à la fois gnoséologique et polémique, justifié notamment par l'idée "du monde à l'envers" (verkehrte Welt) et dont l'Introduction à la Critique de la

Philosophie du Droit de Hegel430 donne un exemple : il y est fait un usage abondant de ce procédé (sur le mode du : "C'est l'homme qui fait la religion, ce n'est pas la religion qui fait l'homme"431. Dans ce troisième chapitre consacré au "dépassement" (Überwindung) de la méthode scientifique en économie, on entreprend un retournement des positions qui donne lieu ensuite à un décalage aussi bien du sujet que de l'objet de la connaissance :

Dans l'économie théorique, l'autonomie est du côté de l'objet, parce que dans la nature, elle est du côté de la connaissance. [...] Parce

que l'objet, dans les sciences de la nature s'adapte à notre connaissance, il faut, dans l'économie théorique, que la

connaissance s'adapte à son objet.432

Ces déplacements impliquent qu'on mette en œuvre une méthode "précisément inverse" (gerade umgekehrt, p. 207) de celle des sciences de la nature, une inversion qui est un outil de choix pour qui prétend renouveler voire révolutionner une pensée ou remettre les choses sur leurs pieds. Ce faisant, il permet à l'occasion de mettre le doigt sur des fétichismes au sens où "le déplacement de l'observateur" – cas particulier de la pratique évoquée – "conduit à une interprétation critique du monde qui est le sien."433. Ce déplacement peut en effet être simple permutation, mais aussi sortie de

430 Marx, Karl, Zur Kritik der Hegelschen Rechtsphilosophie, Einleitung, MEW I, pp.378. 431 Ibid. p.378 : "Der Mensch macht die Religion, die Religion macht nicht den Menschen."

(C'est Marx qui souligne).

432 Warenform und Denkform, op. cit. p. 206 : « Die Autonomie liegt in der theoretischen

Ökonomie beim Gegenstand, weil sie der Natur gegenüber bei der Erkenntnis liegt. […] Weil

sich in der Naturwissenschaft der Gegenstand nach unserer Erkenntnis richtet, muß sich

in der theoretischen Ökonomie die Erkenntnis nach ihrem Gegenstand richten. » C’est Sohn-

Rethel qui souligne.

l'univers de l'observateur ; le regard s'affranchissant alors des évidences communes, peut ainsi les dévoiler. Il est donc bien lié à la recherche d'un

Standpunkt adéquat pour le sujet de la connaissance.

Sohn-Rethel emploie à la fois l'inversion qui permet pour le moins un changement de perspective et la métaphore topographique du lieu surélevé d'où l'on domine le champ d'investigation : le toit, le degré (Stufe), les épaules434, et qui inclut la notion de progression et s'inscrit le cas échéant dans un mouvement dialectique allant de réflexion en réflexion. Ce réseau métaphorique est complété par l'idée que la théorie a besoin d'un "ancrage" (Verankerung) pour ne pas rester suspendue dans le vide (im Leeren stehen) (p. 207). En l'occurence, elle doit s'assurer de l'identité de ses présupposés et des conditions de possibilité de son objet. A défaut de quoi, elle tombe dans une spéculation autoanalysante et demeure dans l'illusion quant à son véritable objet. (Elle sera gegenstandsblind) A cet égard, l'interprétation de l'origine des sciences de la nature dans l'économie a pour fonction de remettre en cause la position théorique du sujet de l'économie pure et de l'inscrire dans un cercle qui révèle son enfermement dans une vaine stérilité. Ce cercle de l'autoanalyse aveugle est bien sûr tout à fait aux antipodes d'un dévoilement dialectique.