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III. La critique de Schumpeter 118

III. 2. Le contenu 126

Dans sa première édition, le doctorat de Sohn-Rethel se présente sous la forme d'une brochure de 56 pages, très denses, qui témoignent avant tout des difficultés matérielles de l'heure. Nous avons là, déjà, affaire à un effort d'élaboration d'une pensée, bien plus qu'à un travail d'érudition, qui use en particulier de très peu de références et de notes. Généralement, celles-ci renvoient aux passages de Schumpeter dont il est question, dans Das Wesen

und der Hauptinhalt der theoretischen Nationalökonomie303 ou dans Theorie

der wirtschaftlichen Entwicklung304. L'autre penseur sur lequel il s'appuie

expressément est Kant. Une préface retrace les grandes lignes de l'ensemble, deux chapitres sont consacrés à la critique à proprement parler de Schumpeter, un chapitre court mais central fait appel à Kant et sert de fondement théorique à l'aboutissement provisoire de la recherche, lequel propose une esquisse de la méthode adéquate de l'économie théorique. C'est donc d'une certaine façon d'un traité de la méthode en économie qu'il s'agit.

L'analyse de Sohn-Rethel ne porte pas sur toutes les questions précises que peut soulever le marginalisme, elle n'est pas une analyse de détail avec l'ambition de prouver que tel ou tel point particulier est défendable ou non. Elle ne prétend pas davantage se frotter à tous les courants apparentés. Si elle pense pouvoir se limiter à Schumpeter, c'est parce qu'elle porte sur la légitimité des principes mêmes. Elle doute en effet que ces principes soient adéquats s'il s'agit vraiment de parvenir à une connaissance de la réalité économique. Aussi oppose-t-elle à la méthode marginaliste une approche fondamentalement différente qui récuse la possibilité d'appréhender le fonctionnement économique à partir de la rationalité du sujet, partant au contraire d'une théorie des échanges (Verkehrstheorie) :

303 paru en 1908.

C'est [...] dans les rapports d'échanges des différentes formes d'organisation de l'économie politique, et non pas dans la nature de l'activité économique des hommes que nous cherchons les raisons des problèmes économiques.305

Les marginalistes, dit Sohn-Rethel, présupposent, ainsi que toutes les théories subjectivistes, l'existence d'une rationalité économique en parfaite harmonie avec l'activité économique des hommes, ce qui revient à évacuer de leur champ toute notion même de problème. Ainsi défendent-ils l'idée d'une économie "pure", repoussant vers l'histoire ou la sociologie par exemple tout ce qui viendrait troubler cette hypothèse. Sohn-Rethel au contraire affirme la non-coïncidence essentielle de l'ensemble de la réalité économique avec la rationalité de ses acteurs. L'erreur méthodologique essentielle du marginalisme consiste à simplement transposer des principes rationnels trouvés chez le sujet à l'ensemble du fonctionnement économique, sans conscience de l'illégitimité de la manœuvre. C'est pourquoi Sohn- Rethel emploie l'expression aux consonances volontairement péjoratives de "méthode de transposition".306 En effet, en caractérisant ainsi la méthode même, il isole cette opération qui chez Lederer par exemple, soucieux de ne pas prendre parti, apparaît comme un moment quasi naturel de la démarche. Ainsi, après avoir présenté la robinsonnadede Böhm-Bawerk, il introduit l'exposé de l'étape suivante par ces mots :

Il s'agit maintenant de transposer le point de vue de l'utilité marginale de l'économie de l'homme isolé, de Robinson, à une économie de l'échange.307

Sohn-Rethel, lui, récuse le bien-fondé de ce procédé et veut partir de la réalité, c'est-à-dire des relations d'échanges, toute analyse de l'activité économique devant se fonder, non pas sur ce que les hommes, ce faisant, pensent, ni sur ce qui d'une manière ou d'une autre peut les motiver, mais sur leurs actes. Il oppose ainsi la nature "idéelle" de la rationalité censée

305 Warenform und Denkform, op. cit. p. 149 : "Wir suchen im Gegensatz zu dieser die

Gründe der ökonomischen Probleme, auf welche die theoretische Ökonomie es absieht, in den jeweiligen Verkehrsverhältnissen der verschiedenen Organisationsformen der Volkswirtschaft und nicht in der Natur des menschlichen Wirtschaftens."

306 Ibid. p. 146 : "Übertragungsmethode".

307 Lederer, op. cit. p.121 : "Nun handelt es sich darum, den Gesichtspunkt des

Grenznutzens von der Wirtschaft des einzelnen Menschen, des Robinson, auf eine Tauschwirtschaft zu übertragen."

présider à la vie économique pour les marginalistes à la "réalité" des relations de commerce (au sens large) telles qu'il les prend en compte.308

Les échanges qui sont à la base de l'activité économique humaine s'intègrent cependant à différentes formes d'organisation; on en distinguera quatre, suivant l'intention spécifique qui y préside. (Il parle de

Tauschabsicht, par exemple309). On passe ainsi d'échanges dans un but exclusif de consommation à des échanges commerciaux, auxquels succèdent des échanges soumis à une intention productive, suivis enfin de la phase capitaliste. Ces quatre étapes se succèdent en procédant l'une de l'autre. Le passage s'opère sous la forme d'une réflexion globale du stade antérieur qui se trouve aboli, dépassé et absorbé (aufgehoben bien évidemment !) à la faveur d'un bouleversement total de l'ordre économique précédent. Aux deux termes extrêmes de ce mouvement, on trouve, au départ une autonomie des unités de production, et à l'arrivée une société entièrement fonctionnalisée où l'homme est pris de force dans le réseau des liens que constitue l'économie dans la société moderne, réseau qui lui impose aussi les limites de ses actes. La rationalité économique finit par imprégner complètement et inéluctablement le tissu social et ceci dès la deuxième étape, de l'avis de Sohn-Rethel, en opposition tant à la rationalité des individus qu'à leur logique axiologique subjective. D'où une thèse qui peut se formuler ainsi :

Là où la connexion entre les hommes, tissée par leurs échanges, possède le caractère d'une légalité économique, cette légalité économique a un caractère économique constitutivement problématique.310

Certes, les marginalistes s'interrogent sur l'échange et surtout sur ses présupposés, (c'est là le mérite essentiel et "inestimable"311 que Sohn-Rethel met à leur actif). Mais en glissant de ceux-ci à celui-là, ils déplacent le problème. D'une relation entre deux termes, ils passent à la focalisation sur

308 Warenform und Denkform, op. cit. p. 147. 309 Ibid. p. 149.

310 Ibid. p. 152 : "Wo der Verkehrszusammenhang der Menschen den Charakter einer

ökonomischen Gesetzmäßigkeit besitzt, da hat diese ökonomische Gesetzmäßigkeit konstitutiv ökonomischen Problemcharakter."

un seul des termes, renouant avec la tradition des robinsonnades312 et s'enfermant ainsi dans le solipsisme. Ils quittent le terrain de l'empirique pour se concentrer sur la logique d'un individu coupé de la réalité. Ils en arrivent à développer pour l'économie, des conditions de possibilité purement logiques en perdant de vue les problèmes réels, se cantonnant, avec leurs principes universels mais peu opératoires dans la réalité effective, dans "l'espace de pensée d'un sujet singulier"313. L'emploi, par Schumpeter, du concept de "sujet de l'économie" (das Wirtschaftssubjekt) en est symptomatique. C'est pourquoi Sohn-Rethel distingue rigoureusement l'économie théorique dont il voudrait jeter les bases méthodologiques, de "l'analyse de l'activité économique"314 que pratiquent d'après lui Schumpeter et consorts, mettant surtout en garde contre la projection abusive de l'axiomatique abstraite des marginalistes sur les phénomènes réels de l'économique. Or, il ne nie pas que l'échange, conçu comme principe constitutif de base de l'économie puisse également être compris comme une abstraction. Il n'est, il est vrai, lui aussi, qu'objet créé par la pensée, si l'on commet l'erreur toutefois de s'en tenir à la notion purement idéelle de "relation d'échange" (Tauschrelation). Ce qu'il faut prendre en considération, c'est sa réalité d'acte à caractère interindividuel. On ne peut escamoter l'un des partenaires sous peine de franchir la limite en-deçà de laquelle on quitte le champ de la théorie économique pour entrer dans celui de ses conditions de possibilité. L'échange apparaît ici comme la scène originelle et minimale de l'économie, autour d'un objet et de deux échangistes. Aussi réductrice que soit cette représentation, et l'auteur reconnaît qu'elle l'est, elle reste un élément potentiel de la réalité et, liée à cette réalité, elle garantit le caractère empirique de l'analyse.