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I. 5 2 Une hypothèse abandonnée : la réflexion 53

II.2. Mannheim 83

C'est la confrontation avec Karl Mannheim qui fut décisive pour Sohn-Rethel, quoiqu'il ne le nomme pas dans ses textes théoriques, pas même dans la rapide énumération des noms dont il se réclame dans l'avant- propos à Geistige und körperliche Arbeit. Robert A. Dickler dans une étude qui replace Sohn-Rethel dans le contexte intellectuel de la période weimarienne, affirme, raisonnement et citations à l'appui, que "Sohn-Rethel traite plus ou moins explicitement les thèmes abordés par Mannheim"177 et que le dialogue sous-jacent avec Mannheim n'est pas simplement ponctuel. Et Sohn-Rethel en personne affirme lors du colloque de Brême que c'est à ses discussions avec Mannheim qu'il doit d'avoir véritablement clarifié ses propres positions, discussions qu'il situe même précisément, en 1920/21, 1923/24 et 1927/28178.

Mannheim, de 6 ans l'aîné de Sohn-Rethel, Hongrois, et de mère allemande, émigra en Allemagne en 1919, étudia à Fribourg, puis à Heidelberg d'où date la rencontre avec Sohn-Rethel. Il fut Privatdozent à Heidelberg en 1925 avant d'être nommé professeur de sociologie et d'économie politique à Francfort en 1929. La période entre 1921 et 1929, celle des discussions si animées avec notre auteur, correspond à une phase de préparation à son livre, Ideologie und Utopie. Dans sa biographie intellectuelle, on retrouve des noms qui ont également beaucoup compté pour Sohn-Rethel : du côté du néokantisme Emil Lask, Heinrich Rickert, pour la sociologie Max et Alfred Weber, Georg Simmel, sans oublier l'influence non négligeable de Karl Marx mais aussi de Lukács.179 Parmi

177 Symposium, op. cit. p. 82 : "daß Sohn-Rethel mehr oder weniger explizit die Ansätze von

Karl Mannheim behandelt"; explicitement mais sans préciser leur origine. Je cite ici R. A. Dickler, l'auteur de la communication intitulée Die Gesellschaftstheorie Alfred Sohn-Rethels

in historischer Perspektive.

178 Ibid. p. 16. A propos de ces discussions, Sohn-Rethel dit : "Nous nous disputions jusqu'à

en perdre haleine." ("Wir haben uns gestritten, bis wir blau im Gesicht waren.")

179 Lukács, son compatriote, que Mannheim avait déjà fréquenté à Budapest, puisqu'il

faisait partie du cercle qui se réunissait le dimanche chez Béla Balács entre 1915 et 1918. cf, Georg Lukács, Karl Mannheim und der Sonntagskreis, Eva Karadi , Erzsébet Vezér (éd.) Sendler Verlag, Frankfurt, 1985.

ceux que Sohn-Rethel ignore, il faut tout de même évoquer Scheler et Dilthey.

Mannheim, tout comme Sohn-Rethel, récuse toute forme de "doctrine de l'intemporalité de la raison"180. Il critique du point de vue historiciste l'idée de catégories de la raison immuables et la dichotomie, pour lui corrélative, de la forme et du contenu. Se situant par rapport à la phénoménologie de Max Scheler, il conclut :

Nous ne croyons donc pas davantage à une parfaite immanence de la pensée. Les contenus, aussi bien que les formes structurales de la pensée, de même que le concept de vérité ont leur histoire. En posant la pensée comme relative à l'"être" (comme une "partie" de la totalité dynamique-spirituelle) on aboutit évidemment à l'exigence d'une nouvelle théorie de la connaissance."181

Cette "nouvelle théorie de la connaissance" sera, dit-il dans un article sur l'historicisme de 1924, remplacée, dans sa fonction de science fondamentale par la philosophie de l'histoire comme métaphysique dynamique. Sohn- Rethel lui, veut l'intégrer comme simple partie dans une compréhension matérialiste de l'histoire.182

A une théorie de la connaissance qui postule l'intemporalité des catégories de la raison, Mannheim oppose une philosophie historiciste qui distingue radicalement les "sciences de la culture" et les sciences de la nature ou encore philosophie d'une part, sciences exactes et technique d'autre part. La première est dynamique et dialectique, les secondes sont statiques et progressistes. Les sciences mathématiques se développent à l'intérieur d'un système caractérisé par la stabilité de sa structure; elles élargissent leur champ en complétant leur savoir par un effet d'accumulation linéaire. La philosophie en revanche, l'éthique, la métaphysique et la théorie de la connaissance en particulier, évolue de façon dynamique. Elle est constituée de configurations qui se relaient dans la

180 Mannheim, Karl, Wissenssoziologie, Auswahl aus dem Werk, Darmstadt, Luchterhand,

1970; Historismus, 1924, p.254 : "Lehre von der Überzeitlichkeit der Vernunft".

181 Ibid. Das Problem einer Soziologie des Wissens, p. 364 : "Dementsprechend glauben wir

auch nicht an eine völlige Denkimmanenz. Sowohl die Inhalte wie die Strukturformen des Denkens und auch der Wahrheitsbegriff haben ihre Geschichte. Indem wir das Denken «seins»relativ (als eine «Teil» der dynamisch-geistigen Totalität) setzen, ist selbstverständlich die Forderung einer neuen Erkenntnistheorie gestellt."

mesure où le centre d'où part la systématisation se déplace. Sa rationalité n'est pas de même nature que celle des sciences exactes. Ces dernières ont ceci de particulier qu'elles ne connaissent pas les "changements de sens"183. Le théorème de Pythagore signifiait la même chose pour les Grecs que pour nous et une invention technique comme la hache par exemple remplit les mêmes fonctions à travers les âges. Le problème de la vérité se pose donc différemment pour les sciences exactes et pour la philosophie. Pour cette dernière, elle concernera le processus philosophique dans son ensemble, mais de façon dynamique, en tenant compte du mouvement de recentrage, d'élargissement et d'approfondissement des différents systèmes.

Dans la lignée de ceux qui mettent en cause l'hégémonie des sciences exactes, Mannheim émet l'hypothèse que les catégories d'une raison intemporelle permettant l'élaboration de lois universelles pourrait bien n'être qu'une construction calquée sur les besoins des sciences de la nature. La théorie de la connaissance élaborée par Kant part des conditions de possibilité des sciences exactes ; sa démarche même révèle l'influence de ces domaines auxquels il se réfère. Son sujet connaissant est une abstraction, une construction qui se justifie uniquement dans cette sphère des sciences exactes dont les propositions sont valables hors du temps de l'histoire puisque rien, dans un théorème mathématique, ne trahit les circonstances concrètes, culturelles, dans lesquelles il a été trouvé. C'est ainsi qu'il conclut une brève critique du néokantisme par ces mots :

De même que l'"art" n'a pas toujours été "art", au sens qu'avait ce terme à l'époque de "l'art pour l'art" et qu'on prend le plus souvent pour référence, de même un contenu de pensée, suivant la fonction existentielle au sein de laquelle il apparaît, n'est pas toujours "pensée" et "connaissance" au sens où on l'entend quand il s'agit de connaissance mathématique scientifique, et c'est cette forme de validité à laquelle on pense spontanément dans cette théorie et qui sert inconsciemment de référence pour toute pensée.184

183 Mannheim, Wissenssoziologie, Historismus, op. cit. p. 286 : "Bedeutungswandel".

184 Ibid, Wissenssoziologie, Das Problem einer Soziologie des Wissens, p. 333 : "Genau so wie

«Kunst» nicht immer im selben Sinne «Kunst» war, wie in einer Epoche des «l'art pour l'art», an dessen «Kunst»begriff man sich hierbei meistens orientiert, so ist auch ein Denkgehalt, je nachdem in welcher existentiellen Funktion er auftritt, nicht immer im gleichen Sinne «Denken» und «Erkennen», wie das mathematisch-naturwissenschaftliche Erkennen, dessen Geltungsform man in dieser Theorie unwillkürlich im Auge hat und an der man unbewußt hierbei ein jedes Denken orientiert."

En se posant ainsi le problème de la rationalité spécifique, des contenus et aussi des méthodes respectives des sciences humaines et des sciences "dites exactes"185, Mannheim s'inscrit tout à fait dans les problématiques de l'époque. Néanmoins, la séparation radicale entre les sciences exactes et les sciences humaines lui paraît elle-même historiquement déterminée, une schématisation qu'il ne faudrait peut-être pas considérer comme irréductible. Il faut au contraire trouver le point commun à partir duquel ce dualisme pourra être dépassé. Nous nous trouvons, dit Mannheim, à un stade de l'histoire de la pensée où nous restons prisonniers de "systèmes partiels", où nous pensons toujours à partir de domaines cloisonnés. Il faut repérer l'opposition entre pensée statique et pensée dynamique et l'utiliser contre la pensée conditionnée par les sciences de la nature là où l'élément dynamique nous apparaît le plus clairement, à savoir dans les sciences de l'histoire. Ce n'est que lorsqu'une totalité dynamique sera le point de départ de la théorisation qu'on sera en mesure d'élucider le sens des systèmes partiels statiques à l'intérieur de cette totalité.186 Du moins est-ce une ambition programmatique qui s'exprime ici.

Cette intention est intéressante parce qu'elle indique un souci de dépasser un dualisme rigoureux, par ailleurs destiné à protéger les "sciences de l'esprit" (Geisteswissenschaften) contre les empiètements des sciences de la nature. Aussi cette note est-elle surtout inspirée par la méfiance de Mannheim à l'égard du point de vue propre du théoricien et de la nécessité de prendre en compte sa perspective spécifique afin de n'en pas être la victime aveuglée (le concept de perspective est une notion centrale dans son travail). Aussi, dit-il, si ce dualisme nous semble si évident, ce n'est pas pour autant qu'il faut le considérer comme le fin mot du problème. Lorsque Sohn- Rethel déplore que le matérialisme historique traite différemment sciences de la nature et sciences de l'homme, ses motivations sont bien sûr d'un autre ordre. En outre, il ne s'agit jamais que d'une note de bas de page et surtout, elle concerne la question au niveau des méthodes et ne dit rien des concepts. Néanmoins, la réflexion de Mannheim sur les sciences de la nature, quoiqu'elle ne soit pas centrale dans son œuvre187, semble à première vue

185 Ibid. p. 286 : "die sog. exakten Wissenschaften".

186 Ibid, p. 303. C'est Mannheim qui met "Teilsysteme" entre guillemets.

187 Cf Kratz, Steffen, Sohn-Rethel zur Einführung, Hannover, SOAK Verlag, 1980, p. 23;

bien plus élaborée que chez Sohn-Rethel, qui se concentre essentiellement sur la forme et la genèse des concepts fondamentaux de la pensée abstraite. En cela, il prête le flanc à une critique qu'adresse précisément Mannheim au néokantisme. Car Sohn-Rethel prétend en effet proposer une déduction formelle des catégories et exclusivement formelle. En cela, il pratique justement ce que Mannheim reproche à ce qu'il appelle la "philosophie de la validité formelle"188, à savoir une hypostase de la forme. Ainsi se constitue pour Mannheim une "déchirure"189 entre forme et contenu qui ignore que les transformations de l'une ne peuvent laisser intacte l'autre. Il est certain que Sohn-Rethel ne peut échapper à ce reproche et d'avoir négligé ce problème se retourne contre lui notamment dans sa tentative méthodologique de l'exposé de Lucerne où cette négligence devient un problème majeur.

Cependant, si Mannheim fait de la tentative de dépasser le dualisme entre deux types de sciences, un projet, ne fût-ce que pour les méthodes, Sohn-Rethel, lui, ne fait plus cette distinction, ou du moins pratique-t-il ce dépassement de fait, sans toujours le conceptualiser rigoureusement. En effet, sa théorie concerne les catégories de la pensée abstraite et contourne cette dichotomie. S'il ne la traite plus sous la même forme, c'est qu'il n'y a plus lieu de poser les problèmes de la même façon. Les schémas originels que l'apparition et l'usage de la monnaie frappée suscitent donnent naissance à ce qui sera l'instrument de la philosophie autant que des sciences de la nature. Il est clair que dès lors, il ne peut y avoir de différence fondamentale entre science humaine et science naturelle, qu'il y a en tout cas une homogénéité structurale originaire.

En posant le problème de cette façon, Sohn-Rethel ne s'est pas contenté de déduire les concepts de la pensée abstraite de l'être social, et c'est cela même que la confrontation avec Mannheim permet de mettre en évidence. Car celui-ci se limite précisément à une déduction génétique de la connaissance à partir de l'être social. La détermination de la connaissance par l'être social est pour lui une évidence, car :

les sciences humaines par rapport à Scheler surtout, et insiste sur la différence pour se tourner vers les secondes. Aussi les premières restent-elles en tant que telles hors du champ de ses véritables investigations.

188 Ibid. p. 331 : "die formale Geltungsphilosophie". 189 Ibid. p. 331: "Riß".

Ce n'est plus, aujourd'hui, un privilège des penseurs socialistes que d'observer le conditionnement social des idées, cette approche est devenue au contraire partie intégrante de toute notre conscience, un nouveau mode d'interprétation historique qui vient s'ajouter aux modes d'interprétation antérieurs.190

Sohn-Rethel se battrait-il donc contre des moulins à vent lorsqu'il ne cesse de mettre en avant la phrase correspondante de Marx ? Ce qui oppose véritablement les deux auteurs et qui motivait la violence de leurs débats se situe en tout cas à un autre niveau. Sohn-Rethel dit en effet :

Pour Mannheim, la conscience, les idéologies et les modes de pensée sont conditionnés socialement, mais sur le plan de la sociologie de la connaissance, c'est-à-dire à un niveau historico- empirique. Impossible de faire entrer dans sa tête qu'il fallait poser le problème au niveau transcendantal.191

Mannheim en effet s'intéresse à une sociologie de la connaissance qui veut reconstituer les rapports entre chaque position et les déterminations sociales qui en sont la toile de fond, sa recherche étant orientée vers l'étude du devenir des différentes positions. Cela implique forcément une remise en question du concept de vérité à travers la confrontation des diverses positions et à travers la reconnaissance de la valeur propre de chaque "style de pensée" (Denkstil) ou "vouloir penser" (Denkwollen). Cette historisation de sa pensée doit bien sûr beaucoup à Hegel dont le grand mérite à ses yeux était d'avoir "plongé l'«absolu», l'«essence» dans le processus historique"192 et révèle également l'affinité plus immédiate avec Alois Riegl.193 Une de ses grandes préoccupations est dès lors d'éviter le piège du relativisme, auquel il n'échappe pas d'après Sohn-Rethel qui traite sa philosophie de "théorie idéale de la grande coalition, ou comme on dirait aujourd'hui, du pluralisme

190 Ibid. p. 322 : "Es ist heute nicht mehr Privileg der sozialistischen Denker, soziales

Bedingtsein von Ideen zu beobachten, sodern dies ist zum Bestandteil unseres ganzen Bewußtsein geworden, eine neue Art der historischen Interpretation, die zu den früheren Interpretationsarten hinzukommt."

191 Symposium; op. cit. p. 16 : "Für Mannheim stellte sich die gesellschaftliche Bedingtheit

des Bewußtseins, der Ideologien und Denkweisen, wissenssoziologisch dar, also auf der historisch-empirischen Ebene. Daß die Frage auf der transzendentalen Ebene zu stellen war, war ihm nicht in den Kopf zu bringen."

192 Mannheim, Wissenssoziologie, op. cit. p. 355 : "das «Wesen», das «Absolute» in den

Gechichtsprozeß versenkte".

193 une affinité que traduit le recours aux deux notions mentionnées mais aussi des

politique"194. Il reconnaît qu'il n'est pas de pensée qui ne soit déterminée par le lieu où se situe son sujet (on pense à l'effort de Sohn-Rethel dans son travail sur Schumpeter pour définir un point d'ancrage du sujet connaissant) mais pose l'hypothèse d'une "conception dynamique de la vérité"195. Il voit le processus historique comme une élaboration progressive de systèmes.

Or, Sohn-Rethel n'a que faire d'une telle dilution du concept de vérité et la mise en avant du lien entre l'être social et la connaissance ne lui suffit pas. C'est autour de ces deux points qu'apparaît l'énorme distance qui sépare les deux auteurs. Premièrement, il ne s'agit pas simplement pour ce dernier de démontrer une genèse à partir de l'être social de l'abstraction et de la connaissance, mais bien plus de pratiquer une déduction génétique des formes de la connaissance, au niveau transcendantal, c'est-à-dire en analysant les conditions de possibilité constitutives de ces formes. Autrement dit: se borner à détecter l'influence des conditions sociales, ou même plus précisément économiques, sur les idées, ne peut donner pour Sohn-Rethel qu'un concept, à la limite trivial, d'idéologie. Car, deuxièmement, son objectif n'est pas de mettre en doute la vérité des concepts, mais de trouver l'origine sociale de cette vérité. Il le formulait d'ailleurs parfaitement dans l'exposé de Paris :

C'est une erreur du matérialisme vulgaire de penser que l'explication génétique d'un mode de pensée à partir de l'être social retire à ce mode de pensée sa valeur de validité, rejetant ainsi le concept de vérité parmi les autres fétiches de la domination de classe. La critique matérialiste s'en prend, non pas au caractère de validité de la pensée, ni au concept de vérité de la rationalité, mais uniquement à la fétichisation de l'un et de l'autre, à la transformation en dogme de la validité absolue et de la vérité absolue, et cela parce que c'est cette transformation en dogme elle-même qui blesse la rationalité et qui est pensée fausse.196

194 Symposium, op. cit. p.16 : "die ideale Theorie der großen Koalition, [...] heute würde

man sagen, des politischen Pluralismus."

195 Ibid. p. 289 : "Dieser dynamischen Konzeption der Wahrheit [...]". C'est l'auteur qui

souligne.

196 Sohn-Rethel, Warenform und Denkform, op. cit. p. 73-74 : "Es ist ein

vulgärmaterialistischer Irrtum, daß die genetische Erklärung einer Denkweise aus dem gesellschaftlichen Sein dieser Denkweise den Geltungswert abspreche und den Wahrheitsbegriff zu den übrigen Fetischen der Klassenherrschaft verweise. Nicht gegen den Geltungscharakter des Denkens und den Wahrheitsbegriff der ratio, sondern allein

Ce n'est donc pas une erreur du seul matérialisme dogmatique, puisque Mannheim ne saurait être classé dans cette catégorie, de même qu'il est difficile d'en faire un représentant de l'idéalisme aprioriste qu'il accuse de parvenir par d'autres voies au même résultat.

Dans la conception conciliatrice de Mannheim, tout champ de connaissance a sa vérité et le rôle de l'intellectuel, dans la mesure où il peut se soustraire par la pensée à l'enchaînement à l'être (se détacher de sa

Seinsgebundenheit), est de débusquer la fausse conscience qui résulte de

l'appartenance à une classe. D'où son concept d'une intelligence libre de toute attache, freischwebende Intelligenz, d'ailleurs repris, dit-il, à Alfred Weber197, que Sohn-Rethel assimile au sujet transcendental, faisant ainsi de la sociologie de Mannheim un "idéalisme honteux"198 pour reprendre l'expression de Kratz. Un jugement que l'on peut considérer comme caricatural surtout au vu de l'art de la nuance que s'efforce de pratiquer Mannheim, et tout particulièrement lorsqu'il se penche sur ce problème de l'intellectuel. Cependant, le fond du problème en la matière est moins dans l'idéalisme de Mannheim que dans la certitude rethélienne de l'existence nécessaire de la fausse conscience. Là encore, ce qui le sépare de Mannheim, c'est une sorte de simplification arrangeante de la part de ce dernier. Il ne suffit pas de la bonne volonté ou d'une honnêteté intellectuelle pour se mettre au-dessus des conflits sociaux, si ce n'est sur la base de ce qui est pour notre auteur le véritable marxisme, c'est-à-dire si l'on n'est pas parvenu à pénétrer au cœur des concepts eux-mêmes. On comprend que pour Mannheim, le point de vue de Sohn-Rethel ait pu passer pour pure métaphysique.